La porte de l’avenir s’est entre-ouverte, même si nul ne sait à quoi il va ressembler. Ni quelles seront les conséquences du mouvement des Gilets Jaunes. Mais l’effet de souffle vient remettre au centre de la réflexion théorique le marxisme et la lutte des classes. Revenir aux bases…
Depuis des décennies maintenant qui osait se réclamer du marxisme et de la lutte de classes se voyait couvrir de ridicule et finissait symboliquement cloué en Place de Grève. Cette place où se joue, comme le disait Althusser dans son style inimitable, « la lutte de classes dans le domaine de la théorie ». A gauche c’était la déferlante des « post » : post-marxisme, postmodernes et populisme à la mode de Laclau et Mouffe. Car il ne faut pas se tromper sur ces derniers. Comme pour tous les « post », à la racine de leur réflexion réside l’impossibilité du prolétariat de se manifester désormais en tant que classe et, partant, la définitive perte de centralité de ses luttes. Quiconque osait s’élever contre des affirmations aussi définitives se voyait taxé « d’essentialiste ». L’être social détermine la conscience disait Marx ? Que nenni : comme le dit l’Evangile de Jean, « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Si Jean-Luc Mélenchon s’est toujours, avec raison, tenu à l’écart de ces théorisations, nombre d’autres n’ont pas eu cette prudence.
Voilà bien pourtant que, dans la catégorie sociale parmi la plus éclatée du prolétariat et des couches prolétarisées (qui croit sérieusement qu’un auto-entrepreneur soit autre chose qu’un prolétaire ?), « l’existence » (les conditions matérielles et morales dans lesquelles on la force à survivre) produit une unification tout sauf probable. Car quel serait donc l’élément discursif cher à Laclau qui puisse produire une telle levée en masse ? Et ceci non seulement sans « chef », mais avec la volonté farouche de s’en passer ! Et des ressources d’auto-organisation qui s’enracinent, entre autres, dans l’augmentation considérable du niveau d’éducation quoi que claironnent imprudemment les trompettes déclinistes.
Voici aussi démentie la longue cohorte des postmodernes qui ne saisissait pas (ou plus) en quoi ce type là de levée en masse était seule à même de provoquer une crise politique d’ampleur. Du moins dans un pays comme le nôtre, en dehors des figures de la révolte nationale (anticoloniale et anti-impérialiste) ou/et de la lutte contre une dictature. Peut-être ne le savent-ils pas encore, mais l’effet de souffle que nous connaissons va contraindre à la remise en cause de ces approches dominantes dans la gauche radicale depuis des décennies. La même remise en cause que nous connaissons aux USA, suite au choc inverse et au drame de la victoire de Trump.
Back to basics donc. Retour aux sources. Mais attention à ne pas se tromper sur celles-ci. Celles et ceux qui prônent une « hiérarchie des luttes », sont tout autant à côté de la plaque. Dans une contribution éclairante Samuel Hayat[i] défend avec brio l’idée d’une forte proximité entre le mouvement des Gilets Jaunes et ce qu’il a étudié longuement, ces luttes prolétariennes fondées sur une certaine vision de « la moralité » et de ce que devrait être une « économie morale ». Effectivement ce ne sont pas les bases générales du mode de production capitaliste qui sont mises en cause à cet instant, mais bien plutôt les effets de destruction du minimum considéré comme « moral », destruction produite par le néo-libéralisme extrême (avec la dose d’arrogance propre à Macron). Remise en cause basée sur une sorte de « common decency » (décence ordinaire) comme la nommait Orwell. Sauf que, contrairement à ce que défend avec constance Michéa et ses soutiens, le contenu de cette dernière ne correspond pas à ce qu’ils croient qu’il est. Déjà, si ce sont bien des solidarités de proximité qui se révèlent et se construisent massivement, elles se projettent d’emblée sur la sphère nationale. Jusqu’à manifester dans les lieux centraux du pouvoir, jusqu’à poser des questions institutionnelles, en particulier avec l’exigence du RIC. Le contraire d’un repli. De plus (point souligné par l’altermondialiste Christophe Aguiton) par des processus qu’il reviendra aux recherches d’éclaircir (et, honnêtement, à rebours de ce que moi-même je pensais possible), l’espace Internet a pu en partie servir de véritable « lieu de délibération » (dont Habermas nous dit qu’elle est décisive pour tout espoir démocratique). Et, par ces voies spécifiques, on voit bien que les élaborations institutionnelles rejoignent par exemple les propositions largement débattues dans la gauche radicale : nouvelle République, contrôle des élus voire possibilité de révocation (combien révélatrice est l’exigence avancée de filmer les rencontres avec le gouvernement !), limitation des émoluments et des charges, etc…Comme si, par un retournement dialectique, l’hubris de Macron Président avait achevé de saper la légitimité de la 5ème République. Et ceci montre que c’est se tromper du tout au tout que de voir dans ce mouvement un rejet pur et simple de la représentation. Tout dépend de laquelle, comme toujours au cours de l’Histoire (la Commune de Paris était évidemment représentative, tant de monde l’oublie).
De plus posons-nous une question : comment se fait-il que, avec le nombre de Gilets Jaunes présents sur les plateaux ou interrogés pour des télés sur les rondpoints, surgissent si peu de paroles anti-écologiste, sexiste, homophobe ou ouvertement raciste ? Aucune qui s’attaque aux fonctionnaires ? Si peu qui s’en prennent « aux assistés » ? Pourtant nous savons bien (par les études déjà produites, par les reportages assis sur la durée, par les actes déplorables eux-mêmes dans certains cas) que de tels sentiments existent et qu’une simple raison statistique devrait faire qu’ils se traduisent en paroles lors de ces entretiens. Mais non ! Prudence, voire double jeu ? Pour certains à coup sûr. Mais justement. La « common decency » se traduit immédiatement par faire le partage de ce qu’on peut dire et de ce qu’on ne peut pas. Ce qui est légitime à dire au-delà du cercle proche et ce qui ne l’est pas. C’est donc ce que peut admettre le « sentiment moyen » du pays sauf à affaiblir la lutte. Et montre, dans des termes gramsciens, où on en est des combats pour l’hégémonie. N’est jamais (par exemple) présent le négationnisme de Trump sur le réchauffement climatique. Ainsi ce « sentiment moyen » se traduit non seulement dans le mélange avec les manifs écolos (qui l’eût dit à ce point ?), mais dans le respect au regard des manifestations contre les violences faites aux femmes. Evident dans les villes de province où les cortèges ne pouvaient pas ne pas se croiser. Ou dans l’évitement manifeste des questions ethniques quand la parole est médiatisée à grande échelle. Or d’où vient ce sentiment moyen ?, Des luttes acharnées menées sur ces terrains, dans leur refus de toute « hiérarchisation », et donc dans les rapports de force crées en conséquence. Balibar[ii] s’inquiète à juste titre que le « un » de l’unité des Gilets Jaunes ne se combine point avec la diversité y compris de ceux-ci. Mais cela dépend en grande partie non seulement de la manifestation interne de celle-ci (par exemple dans le nombre de femmes) mais de toutes les luttes sociales qui l’entourent.
Rien n’est joué
Cela étant rien n’est joué. Au point qu’effectivement la guerre est ouverte pour faire en sorte que l’issue soit cherchée dans une émancipation générale et pas dans un grand renfermement. On ne peut pas passer à côté de cette évidence : il y a bien, à la base, dans la masse (et peut-être chez beaucoup d’individus), cohabitation entre ce qui tend vers la gauche radicale et ce qui tend vers l’extrême droite. Une donnée de fait, peut-être inévitable, mais qu’on ne peut pas traiter comme le propose Eric Hazan en s’en réjouissant[iii]. Par exemple, qu’un éventuel tropisme anti-migrants soit maîtrisé en général dans la parole médiatisée n’empêche pas de le trouver en bonne place dans telle ou telle liste de revendications. Qui peut s’en satisfaire ? Comment ne pas s’en inquiéter ? Le « dégagisme » généralisé ne doit pas masquer cette confrontation purement politique indispensable, car c’est sur le plan politique que se règlera cette guerre en définitive.
D’où vient que ce combat reste incertain ? Déjà parce que c’est le cas de tout mouvement de masse d’ampleur. Et que, comme aimait à le rappeler Daniel Bensaïd, on ne peut prévoir que la lutte, jamais son résultat. Mais aussi parce que ce n’est qu’une partie (la plus inattendue) du prolétariat qui est en mouvement. Manquent d’évidence les secteurs les plus traditionnellement organisés par le mouvement syndical. L’attitude des confédérations (à la notable exception de Solidaires et de nombre de fédérations et UD de la CGT) est désastreuse de ce point de vue. Un pur réflexe bureaucratique à l’évidence, refusant que « ça se passe hors d’elles », à la fois lourd de conséquences dans la bataille générale contre l’extrême droite et pour l’avenir du syndicalisme lui-même. Il reste que, très probablement, la réserve (qui peut d’ailleurs aller avec de la sympathie) de ces secteurs n’est pas juste due à ces positionnements, mais révèle une question non résolue d’unification des forces du salariat. L’autre absence remarquable est celle des Quartiers Populaires. Elu des quartiers nord de Marseille j’ai pu constater au cours de mes activités militantes combien pourtant à la fois le rejet de Macron et la sympathie pour les Gilets Jaunes était massif au pied des Cités. Mais on peut mesurer cette absence dans le contenu des revendications : rien sur le logement. Et rien évidemment sur les discriminations. Sauf de manière notable dans le mouvement de la jeunesse lycéenne, remarquable, lequel avec ses coordonnées propres (contre les réformes libérale en cours) vient montrer ce qui est possible. Mais pas encore à la mesure de la nécessité. Car le mélange de tous ces secteurs (syndicalistes, lycées et facs, quartiers, gilets jaunes) à Marseille, samedi après samedi après l’effondrement des immeubles de la Rue d’Aubagne, montre que ce n’est définitivement pas impossible sur le principe. Mais ce n’est pas fait. Et alors sont affaiblies la possibilité d’atteindre encore plus Macron (même si la vulgate néo-libérale est touchée au cœur), comme d’empêcher le RN de prétendre représenter ce mouvement. L’affaire est en cours et nous fixe la tâche, basique parmi les basiques : unir ce qui est divisé et qui ne devrait pas l’être.
Samuel Johsua
[i] https://samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/
[ii] https://blogs.mediapart.fr/ebalibar/blog/131218/gilets-jaunes-le-sens-du-face-face
[iii] « Parce que les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même ». https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/071218/eric-hazan-paris-n-est-pas-un-acteur-mais-un-champ-de-bataille?onglet=full