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Avril 1969 : il y a cinquante ans, la naissance de la Ligue Communiste

C’est près d’un an après Mai 68, lors du week-end prolongé de Pâques 1969, que se tient le congrès de fondation de la Ligue Communiste. Détail qui, aujourd’hui, peut surprendre  : le congrès se déroule à Mannheim, une ville moyenne de ce qui était alors la République fédérale allemande (Allemagne de l’Ouest). Il s’agit ainsi de déjouer d’éventuelles mesures de répression de la part du gouvernement et de la police. En effet, les deux principales organisations parties prenantes de cette initiative politique, la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) et le Parti Communiste Internationaliste (PCI), ont été dissoutes par le pouvoir gaulliste en juin 1968, de même qu’une dizaine d’autres organisations d’extrême gauche. En conséquence, les organisateurs ont voulu anticiper les éventuelles menaces de poursuites judiciaires pour « reconstitution de ligue dissoute » (sic), voire la possibilité d’une intervention policière pour empêcher la tenue du congrès …

Un débat fondateur

Le congrès lui-même n’est que la conclusion d’un processus de débats pluralistes et de confrontation politique qui a commencé dès l’été 68 avec la parution chez l’éditeur François Maspero (1) de « Mai 68, une répétition générale ». Ses auteurs, Daniel Bensaïd et Henri Weber (2) se livrent à une défense argumentée de l’orientation et des activités de la JCR en Mai 68, ainsi qu’à une critique en règle du comportement des directions syndicales (principalement CGT) et du PCF. Mais ils entendent surtout tirer les leçons politiques du soulèvement de la jeunesse et la plus grande grève ouvrière de l’histoire de France afin que, la prochaine fois qu’ils espèrent proche, la mobilisation aille jusqu’au bout et pose effectivement le problème d’un changement de société. Une conviction vertèbre toute l’argumentation : la nécessité de construire une organisation révolutionnaire d’avant-garde, capable le moment venu de disputer la direction du mouvement populaire aux partis réformistes, à commencer par le PCF.

A la rentrée 68, c’est autour d’un nouveau journal que se structure le courant qui va devenir la Ligue Communiste : le premier numéro de Rouge, alors sous-titré « journal d’action communiste », paraît le 18 septembre 1968 (3). La discussion préparatoire au futur congrès de fondation de la Ligue Communiste se déroule à deux niveaux : au niveau public dans les colonnes de Rouge et au sein de l’organisation en gestation dans le Bulletin des diffuseurs de Rouge.

A l’appel du grand Lénine

Assez rapidement, le débat se traduit par la confrontation de deux sensibilités principales – ultérieurement désignée comme « tendance majoritaire » et « tendance minoritaire » – qui s’opposent principalement sur deux questions : d’abord, le type exact d’organisation révolutionnaire (que tous jugent indispensable) et les rapports qu’elle devra entretenir avec le mouvement social ; ensuite, l’appartenance ou non de la future organisation à la Quatrième Internationale (4).

Stimulée par une lecture enthousiaste de « Que Faire ? » (5), la tendance majoritaire défend la conception d’un parti d’avant-garde qui regroupe des militants et des militantes sur un « programme », c’est-à-dire un ensemble de références théoriques et politiques censées représenter les leçons d’un siècle et demi d’expériences révolutionnaires. Outre la prise d’initiatives politiques audacieuses, un tel parti se donne pour but essentiel l’élévation de la conscience révolutionnaire des travailleurs. Cette sensibilité n’hésite pas à assumer une certaine séparation entre le parti et les « masses » et à revendiquer un rôle particulier pour les intellectuels révolutionnaires chargés, en quelque sorte, d’apporter « de l’extérieur » la conscience révolutionnaire aux couches populaires. Cette vision très avant-gardiste est, par ailleurs, quelque peu pondérée par un certain réalisme quant aux rapports de force avec les organisations réformistes. Même si cette question n’est pas au cœur du débat et que le choix demeure un peu abstrait, la tendance majoritaire se prononce sans ambiguïté pour une intervention prioritaire au sein du mouvement syndical. Enfin, la tendance majoritaire défend la nécessité pour la nouvelle organisation – la Ligue communiste – de revendiquer son héritage « trotskiste » et d’être, en conséquence, la nouvelle section française de la Quatrième Internationale.

Tout en partageant l’option en faveur d’un parti révolutionnaire, la tendance minoritaire refuse de théoriser la séparation stricte entre parti et mouvement. Elle défend plutôt la conception d’un « parti processus » se définissant progressivement à travers son intervention « dans les masses », ainsi que la nécessité de porter une attention soutenue aux divers collectifs qui se sont maintenus dans la foulée des comités d’action qui avaient fleuri lors du printemps 68. Tout en reconnaissant le rôle politique – notamment la résistance au stalinisme – qu’a joué dans le passé la Quatrième Internationale, la minorité n’est pas favorable à ce que la future Ligue Communiste y adhère. Elle préconise plutôt la construction et le renforcement de liens avec les « nouvelles avant-gardes », c’est-à-dire les organisations d’extrême gauche qui ont émergé dans quelques pays européens à la faveur de la radicalisation de la jeunesse – un peu comme la JCR en France – sans privilégier a priori les références « idéologiques » (en l’occurrence, la référence trotskiste).

A l’issue de la discussion qui s’est déroulée sous forme écrite (6) et orale grâce à la tenue d’assemblées de débat puis de congrès locaux où chaque tendance a pu présenter ses positions avec égalité de moyens, le congrès national donne la majorité aux partisans de la conception la plus « avant-gardiste » du parti et approuve l’affiliation à la Quatrième Internationale. C’est la création de la Ligue Communiste… laquelle ne va pas disposer de beaucoup temps pour passer de la théorie à la pratique : le 27 avril, le « non » aux réformes constitutionnelles – dont la modification du rôle du Sénat – l’emporte. Charles de Gaulle démissionne et, dans la foulée, une élection présidentielle est organisée. Désireux de ne pas manquer une occasion d’imposer la Ligue dans le paysage politique, sa direction nouvellement élue prend en quelques jours une décision audacieuse, surtout pour une organisation qui ne manifeste pas un très grand engouement pour les élections : présenter son principal porte-parole, Alain Krivine, à la présidence de la République. Mais c’est là une autre histoire …

Quarante ans de débats

On pourrait penser que le congrès de fondation de la Ligue a fixé d’une manière assez définitive des conceptions très précises en matière de type d’organisation et de modalités de construction d’un parti pour la révolution socialiste. En fait… pas vraiment ! Certes les arguments échangés à cette occasion et les décisions prises par le congrès de Mannheim ont structuré pendant de nombreuses années le positionnement et les débats de la Ligue Communiste puis, après la dissolution de cette dernière en juin 1973, ceux de la Ligue Communiste Révolutionnaire.

Mais très rapidement, le « léninisme pressé » (7) et le « substitutisme » qui avaient présidé à la fondation de l’organisation ont été remis en cause. Ensuite, ce processus de remise en cause s’est accéléré au fur et à mesure de l’implication de plus en plus poussée des militants et des militantes de la Ligue dans le mouvement social, à commencer par le mouvement syndical.

Au fond, le débat sur le type d’organisation nécessaire à la transformation révolutionnaire de la société (8) et la discussion sur les conditions du dépassement de la Ligue n’ont cessé de figurer à l’ordre du jour de quasiment tous les congrès, jusqu’à l’autodissolution de la LCR en février 2009 …

François Coustal

Notes :

  1. A la fois éditeur et libraire (La Joie de Lire), François Maspero joué un rôle majeur dans le débat intellectuel au cours des années 60 et 70. Il a, à travers les différentes collections de sa maison d’édition, publié de manière tout à fait pluraliste l’essentiel des économistes, des sociologies et des historiens attachés à la critique radicale du système. Après Mai 68, il a été quelques années militant de la Ligue Communiste.

  2. Daniel Bensaïd et Henri Weber figurent, avec Alain Krivine et Janette Habel, parmi les principaux dirigeants de la JCR. Ils seront également parmi les principaux fondateurs de la Ligue Communiste

  3. Rouge est alors bimensuel. Au printemps 1969, Rouge devient l’hebdomadaire de la Ligue Communiste. Rouge sera quotidien pendant près de 3 ans, de mars 1976 à février 1979. Il redevient ensuite hebdomadaire jusqu’à son dernier numéro – le n° 2286 – qui paraît le 12 février 2009.

  4.  Fondée par Léon Trotski en 1938, la Quatrième Internationale se réclame de son héritage politique. A la fin des années 60, elle constituait le principal regroupement international de noyaux révolutionnaires, notamment en Europe et en Amérique Latine

  5. Publié par Lénine en 1903 et sous-titré « Questions brûlantes de notre mouvement », Que Faire ? constitue un ouvrage de polémique politique contre plusieurs courants du mouvement révolutionnaire russe du début du XIX° siècle, notamment l’économisme et le spontanéisme. Il n’est pas sûr qu’il faille y voir une théorie de l’organisation…

  6.  A l’issue du congrès, sous le titre générique « Construire le parti, construire l’Internationale », les principaux extraits des contributions sont édités sous forme de brochures, totalisant quelques 400 pages …

  7. C’est à Daniel Bensaïd que l’on doit cette expression qui matérialise un retour critique sur l’argumentation développée par la tendance majoritaire lors de la fondation de la Ligue communiste.

  8. Lire Hélène Adam et François Coustal, C’était la Ligue, Editions Arcane 17 et Syllepse.