En quelques jours, une avalanche d’annonces (fermetures d’usines, suppression de 15 000 emplois chez Renault) nous place dans un « monde d’après » dramatique. Alors que la crise sanitaire n’est pas terminée, la crise sociale fait des ravages. Brutalement, une crise s’ajoute à la précédente. Mais l’épidémie ne l’a pas amplifiée : les annonces avaient été différées.
L’automobile mondiale, longtemps au cœur de l’expansion capitaliste d’après-guerre, traverse une crise sans issue. Tout, absolument tout, doit changer dans cette industrie dont toute la chaine productive est incompatible avec une société se fixant pour but la neutralité carbone rapidement. Ce qui bien sûr est loin d’être le cas. Mais plus les choix stratégiques seront retardés, plus le cataclysme social et humain sera douloureux. L’aéronautique traverse aussi une impasse du même type (lire dans : syndicollectif.fr: https://wp.me/p6Uf5o-3oK).
Un débat public est donc absolument primordial. A leur manière, les travailleurs-euses de Renault Maubeuge l’ont posé avec force samedi 30 mai en manifestant à 8000 dans la rue. Et là le gouvernement pas n’a pas osé envoyer la police, car l’explosion sociale pourrait prendre une dimension politique nationale. Il faut donc revenir sur les multiples dimensions de la « question automobile ».
L’impasse automobile
A part le marché chinois qui grimpe en flèche, et celui des voitures haut de gamme pour les clients frimeurs (les fameux SUV, ou Sport Utility Vehicle), la bagnole est dans une impasse. Beaucoup de constructeurs ont triché cyniquement avec le diesel qui tue, en camouflant les rejets de particules fines. Cela a déjà coûté à Volkswagen 30 milliards d’euros de dédommagement suite aux révélations (11 millions de véhicules truqués). La pression écologique mondiale pousse à durcir en Europe les réglementations sur les moteurs, mais elles ne sont pas vraiment appliquées. Les nouveaux diesels ne sont guère mieux que les anciens en particules fines émises (selon Transport et Environnement, qui regroupe en Europe 50 ONG dans ce domaine).
Bien entendu, de nouvelles mantra émergent : il faut faire de l’électrique très vite et massivement, nous claironne-t-on. 30% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) viennent des transports, et 9% des seules automobiles. Ainsi l’électrique est présenté comme la solution magique, sans que son bilan écologique global ne soit décortiqué (en particulier la consommation d’électricité nucléaire, ou l’extraction des métaux rares pour les batteries). Le projet électrique a donc été annoncé par E. Macron en grande pompe dans son « plan » du 26 mai : un million de véhicules « propres » en cinq ans. C’est beaucoup certes, puisqu’aujourd’hui, sur 2,3 millions de véhicules annuels, quelques dizaines de milliers seulement sont électriques. En attendant, le plan Macron consiste à octroyer des primes à l’achat pour relancer le marché : un milliard d’euros prévus en « bonus » aux consommateurs. Jusqu’à 7000 euros pour une électrique achetée (elles ne sont pas pour toutes les bourses !), et 3000 euros de primes à la conversion (vieux véhicules) en fonction des revenus.
500 000 véhicules stationnent en effet sur les parkings avec la crise COVID. Il faut les écouler « à tout prix ». Mais comme le dit Martine Orange (Médiapart), on a déjà connu cela. Après les « juppettes » (1996), les « balladurettes », voici donc les « macronettes ». Mais l’effet dopage ne dure qu’un temps. Le pari fait sur la technologie électrique ou hybride ne change pas le modèle vieux d’un siècle : celui de la voiture individuelle qui a fait la civilisation de la bagnole, avec son imaginaire de « liberté » et « d’évasion », mais aussi pour beaucoup et tous les jours une obligation d’utilisation quasi absolue en l’absence d’alternative au déplacement. C’est ce que les Gilets jaunes des régions nous avaient dit : impossible de faire autrement.
« Une crise de l’usage »
Autrement dit, Macron ne change pas de modèle de société. Il y a une « crise de l’usage » de la voiture (Jean-Claude Vessillier, ancien syndicaliste Renault, Inprecor N° 670-71), mais on fait semblant de ne pas la voir. Certains sont obligés de l’utiliser sous peine de mort sociale : dans les zones rurales ou dans les banlieues (8 salariés sur 10). Des riches paradent avec des modèles scintillants qui devraient être interdits (4X4 en ville). Une fraction encore minoritaire de la société, mais de plus en plus déterminée, tente d’échapper à la voiture par le vélo, à condition que des pistes sécurisées existent, que les distances domicile-travail ne soient pas trop grandes (ce qui est à l’exact opposé des tendances observées dans les métropoles depuis des décennies). Enfin il y a les transports publics, mais ils sont soit bondés et invivables (ligne 13 à Paris ou RER A), soit quasi inexistants (de banlieues à banlieues, campagnes), ou encore modelés sur les niches de valeurs immobilières ou de start up (pour une partie du réseau Grand Paris Express).
André Gorz l’avait déjà dit en 1973 : « La vérité, c’est que personne n’a le choix : on n’est pas libre d’avoir une bagnole ou non parce que l’univers suburbain est agencé en fonction d’elle…C’est pourquoi la solution révolutionnaire idéale, qui consiste à supprimer la bagnole au profit de la bicyclette, du tramway, du bus…n’est même plus applicable dans les cités autoroutières…modelées par et pour l’automobile » (dans La Gueule ouverte, cité par JC Vessillier).
On voit bien l’immensité du problème : la société est structurée en forte partie par l’industrie automobile. Il y a 900 000 salarié-es concernés directement en France, mais indirectement, beaucoup plus : industries chimiques (batteries), métallurgiques, matériaux divers, plastiques, électronique (voiture « autonome »), etc. S’ajoute à cela une dimension historique et symbolique : des usines, des qualifications ouvrières, des métiers, des traditions. Plus d’un siècle de civilisation industrielle. Or le diagnostic est sans appel. Il ne s’agit plus seulement de changer de modèle de voiture (plus « propre ») mais de modèle de transport. Et pour cela, une planification globale est nécessaire.
Pour un plan global transport
L’ampleur du débat nécessite une grande pluralité d’approches. Il faut discuter de la vision des villes, de l’urbanité, des surfaces attribuées aux circulations, de l’empreinte carbone, du partage des temps sociaux, du code du travail, de la sécurité sociale professionnelle, pour que les emplois soient autre chose que seulement des « employés » des multinationales. Il faut respecter la dignité et la créativité du travail. Sinon, il y aura des conflits dramatiques, pas seulement pour lutter contre les licenciements (il faut les interdire), mais pour engager une transition des savoir-faire dans la sécurité. Et pour éviter des tensions entre les travailleurs eux-mêmes et elles-mêmes (entre les pro-vélo et les pro-auto, les pro-électriques et les pro-mécaniques, etc).
Ne sont énumérées ici que des pistes de réflexion.
* Faut-il sauver Renault ? Sur les 8 milliards que le gouvernement promet pour l’automobile, 5 milliards sont des garantie de prêts pour Renault. Il devrait ajouter : à condition qu’il n’y ait aucune suppression d’emplois ni fermetures d’usines. L’Etat possède 15% des actions. Il peut avoir des exigences. Mais il se garde bien de les annoncer : il laisse le management manager. Renault promet qu’il n’y aura pas de mesures brutales. Promesse passagère. La multinationale capitaliste est totalement incapable de faire face à la situation dans laquelle elle s’est elle-même enlisée : la folie des grandeurs mondiales, la course au numéro1, vendre partout et enrichir ses actionnaires, accroitre toujours ses capacités de production, puis…la crise. Un grand classique capitaliste. Oui, il faut sauver un outil industriel (Renault) qui est le résultat du travail de centaines de milliers de personnes. Mais pas les yeux fermés. Il faut imposer aux pouvoirs publics un projet alternatif à la logique du marché roi.
* Contrôle public et démocratique : Sauver Renault, oui, mais pas sa gestion capitaliste ! Il faut donc indiquer clairement où on veut aller : un contrôle public et démocratique, pas un renflouement pour repartir comme avant. Nationalisation ? C’est un souvenir prestigieux pour certains, un Etat patron pour d’autres. Le mot est usé. A ce stade, la formule juridique précise importe moins que le projet : les salarié-es du groupe et la population doivent s’approprier le débat sur l’avenir de tous les transports par route, donc de Renault et PSA. Pourquoi pas une holding publique de l’automobile ? Le train, les métros et les transports publics font totalement partie de la discussion. L’appropriation collective est la ligne de mire.
* Tout électrique ? Fausse bonne idée (en dépit de la rupture salutaire avec le pétrole). Il ne manque pas d’études pour en critiquer le bilan carbone mondial avec les batteries assemblées. L’électrique séduit peu à peu le capitalisme, car il nécessite un tiers de main d’œuvre en moins. Mais il faut que les prix baissent pour en faire un marché de masse. D’où les bonus à l’achat, mais on reste dans le modèle capitaliste du tout individuel.
* Retour de « la 2 CV » ? C’est une hypothèse étudiée par The Shift Project (cabinet formé de bénévoles) et commentée le 26 mai dans L’Humanité. Il s’agirait de promouvoir des véhicules les plus légers possibles, « sans fioriture », avec des moteurs « bridés » et très peu consommateurs. Donc peu chers. Sur le site du cabinet, on lit une étude sur les limites du tout électrique et une liste de règles pour le futur : diminuer les besoins de déplacement contraints, diminuer les distances (notamment pour se rendre au travail), faciliter les choix pour les replis modaux, diminuer les émissions carbonées des véhicules. On voit tout de suite que cela implique une planification globale et démocratique de la vie en société.
* Economie circulaire- L’usine Renault de Choisy-le-Roi (94) ne produit pas de voitures, mais recycle des matériaux automobiles. C’est dire qu’il faut la maintenir et même développer une filière entière.
* Zéro licenciement-sécurité sociale professionnelle : il faudra sans aucun doute reconvertir des usines entières et toute la filière. Cette nécessité est impossible à imaginer socialement sans une sécurité totale des salaires et un développement des qualifications professionnelles. Pour la branche entière ! Aucun-e salarié-e ne doit craindre le chômage. Aucun licenciement ne doit avoir lieu. Le salaire doit être maintenu à 100% en cas de changement de poste de travail. Un droit au débat doit être garanti sur le temps de travail pour discuter des reconversions, du planning, de l’avenir des métiers. La réduction du temps de travail (32 heures) avec des discussions ateliers par ateliers, permettra de préserver la santé, la liberté, et créer des postes de travail nouveaux.
* Un plan national de transport : avec les syndicats, les associations d’usagers, d’écologistes, de consommateurs, avec le groupe des « 18 » PlusJamaisCela qui vient de publier 34 mesures d’urgences pour la sortie du confinement, on peut mettre en place un Conseil national de contrôle citoyen (CNCC) pour que toute la société s’empare de la discussion pour un plan national de transport. Incluant l’automobile, le train, l’avion, le métro, le tramway, la bicyclette, la marche à pied. Il faut supprimer des lignes aériennes intérieures que le train peut desservir. Le fret SNC a été démantelé par la SNCF elle-même par la création de filiales concurrentielles dans le transport routier (comme Geodis), ce qui est un scandale total. Le fret SNCF doit être reconstruit. Ce n’est pas le marché capitaliste qui doit imposer ses choix, mais les besoins humains définis en commun. Les organisations politiques de gauche et écologistes ont la responsabilité de travailler ensemble pour apporter leurs idées et les confronter à celles des travailleurs-euses.
Renault : « Une seule alternative, le rapport de force » (l’intersyndicale Maubeuge)
Au moment où le gouvernement met 8 milliards dans l’industrie automobile, Renault annonce cyniquement 15 000 suppressions d’emplois (8% des effectifs), dont 4600 en France. Au moins une usine fermée (260 salariés) à Choisy-le-Roi (94), une autre (MCA Maubeuge dans le Nord, 1600 salariés) dont la production serait transférée tout ou partie à l’usine de Douai à 75 km (3200 personnes). Même l’usine emblématique de Flins, apparemment préservée, est en réalité menacée (arrêt des assemblages en 2023), et en tout cas frappée par des suppressions de postes. Le très grand Technicentre de recherche et développement (R&D) de Guyancourt (Yvelines) qui compte 11 000 salarié-es, subirait une perte de 1500 emplois. Ce qui montre que Renault frappe aussi sa propre capacité de recherche ! Nissan ferme son usine de Barcelone et Renault des activités au Maroc, en Russie, en Turquie.
Mondialement, la grande « Alliance » Renault-Nissan-Mitsubishi opère une sorte de « Yalta » (Martine Orange dans Médiapart) en se partageant les usines, les innovations, les marques, les grands marchés (exemple : la Chine, seul marché mondial très actif, reviendra à Nissan). Comme le dit le PDG Jean-Dominique Senard : « C’est un plan mondial » (Le Monde 30 mai 2020).
Le but est bien de redevenir compétitif : économiser 2 milliards en trois ans. L’Alliance avec Nissan et Mitsubishi est dans le rouge. Mais il semble bien que suite aux déboires de Carlos Ghosn au Japon, c’est Nissan qui impose son rythme. Il faut dire que l’aventure mondiale Carlos Ghosn s’effondre. Il voulait devenir N° 1 mondial, produire 12 millions de véhicules. Cela a marché un temps, après la crise de 2008. Il a donc développé des capacités de production devenues très excédentaires. En France, l’usine de Douai, conçue pour produire 400 000 voitures, n’en fabrique que 80 000. A Maubeuge, 100 000 sortent de l’usine au lieu de 300 000 possible. En bonne logique capitaliste, Maubeuge et Douai doivent se compléter, même si le PDG explique qu’en aucun cas l’usine de Maubeuge ne disparaitrait. Il est vrai qu’après la grève totale de vendredi 29 mais et la manifestation de 8000 personnes du samedi 30, le PDG doit surveiller son langage.
« Une seule alternative, le rapport de force », avait dit l’intersyndicale CGT, CFDT, CFTC, CGC, SUD. La manifestation de samedi est un coup de semonce politique, avec la présence des responsables politiques locaux, aussi bien Martine Aubry que Xavier Bertrand. Pas un flic à l’horizon ! Ce n’est pas comme à Paris avec la manifestation pour les sans-papiers !
Jean Claude Mamet