A droite, les danseurs habituels, ministres, éditorialistes, animateurs de télé. Ce sont les danseurs de ce bal des hypocrites. Depuis toujours, ils virevoltent sur la même musique. Celle des bien-pensants, de ceux qui savent, du bon sens et des évidences frelatées. Aujourd’hui, au bal, ils ont une invitée de marque qu’ils feront valser à nous en faire perdre la tête : la « valeur travail ». Celle de « la France qui se lève tôt », des courageux, des besogneux qui ont à cœur tout à la fois de nourrir leur famille et de soutenir la patrie. Pour un peu on se croirait ramenés quatre-vingts ans en arrière… Et la gauche, alors, ce sera celle des jouisseurs, des bobos, des parasites et des assistés, une élite déconnectée des réalités et uniquement préoccupée des ses intérêts bassement matérialistes…
La dernière version de cette rengaine nous a été serinée par Gérald Darmanin, dans une interview au Parisien le 28 janvier. On ne résistera pas à citer les quelques passages les plus croustillants de la pensée de notre ministre de l’Intérieur : « Il y a aujourd’hui, et tout le monde le constate, chez la Nupes et singulièrement à La France Insoumise (LFI), des gens qui n’aiment pas le travail, qui n’aiment pas la valeur travail. Ils « veulent une société sans effort, sans travail, et ils mentent finalement aux Français parce qu’ils disent que l’on pourrait très bien vivre sans travailler ». Les élus de LFI nient « les conditions des classes populaires, des ouvriers, des employés, qui savent que c’est par le travail qu’on s’en sort (…) c’est par le travail qu’on réussit sa vie. Le travail c’est ce qui, je crois, confie la dignité à une personne. »
Mais avant de hausser les épaules devant tant de vulgarité et de pauvreté intellectuelle et de passer à autre chose, il serait peut-être bon de se pencher sur le sens des mots. Le travail n’est pas une « valeur », c’est un ensemble d’activités qui permet aux humains de produire leurs moyens d’existence, dans le cadre des rapports sociaux définis par un mode de production. Dans le mode de production capitaliste, il s’agit, pour aller vite, de rapports d’exploitation et d’aliénation. Il convient ici de rappeler la distinction que Marx fait entre « travail mort » et « travail vivant ». Le premier représente le capital et les équipements, machines, outils de production, qui ne s’anime, ne produit, justement, de « valeur » que par l’entremise du « travail vivant », c’est-à-dire de la force de travail humaine qui le fait fonctionner. Pour valoriser au mieux le capital, le travail mort, la bourgeoisie doit justement diminuer au maximum le coût du travail vivant.
Les politiques néo-libérales en sont un exemple quasiment parfait. Qu’il s’agisse de combattre les équilibres et les compromis sociaux issus de la Deuxième Guerre mondiale, de diminuer le « coût du travail » au moyen des baisses successives des cotisations, de remettre en cause tous les éléments de salaire différé que sont les prestations sociales, les allocations chômage et les droits à la retraite, tous les moyens sont bons et tous les arguments les plus fallacieux seront employés. Les mensonges successifs autour des buts de la réforme des retraites, ou même sur chacune de ses principales mesures, comme cela a été montré ici sont des illustrations éclairantes. En résumé, on aime tant la « valeur travail » qu’il ne saurait être réellement question de payer dignement ceux qui ne travaillent pas : chômeurs, retraités, etc. En réduisant les recettes par les exemptions de cotisations patronales sur les salaires, on prive de ressources les régimes de retraites ou d’allocations chômage et l’on a alors beau jeu de démontrer que les « réformes » qui diminuent drastiquement les prestations versées sont nécessaires pour « éviter la faillite » des systèmes concernés. Le résultat est éclairant quand on voit que la part de la rémunération du travail ne cesse de baisser alors que celle du capital ne cesse d’augmenter, tant les financiers sont à la recherche de taux exorbitants de retour sur investissements.
Sur un autre plan, l’utilisation par la bourgeoisie des innovations technologiques, numérisation, robotisation, « intelligence artificielle », et organisationnelles, « lean management », management par les chiffres, « Nouveau Management Public », permet de soumettre toujours plus le travail vivant aux exigences du travail mort et aux besoins accrus de rentabilité du capital et de contrôle de la performance boursière dans le contexte de financiarisation des entreprises. Les théorisations de ce mix entre innovations et management désincarné ont principalement été le fait des grands cabinets de conseil qui ont conçu de nouveaux modèles d’organisation du travail autour de normes, de procédures, de « reporting » permanent et de soumission aux exigences chiffrées, qu’il s’agisse de productions industrielles ou de services. Pour les travailleurs, confrontés aux réorganisations permanentes des équipes de production, au morcellement de toutes les tâches, au long de chaînes de sous-traitance toujours plus excentrées, afin qu’elles puissent être numérisables et analysables par les outils de reporting informatisés, les conséquences sont claires. Eloignement de la compréhension globale de leur activité, du sens des tâches accomplies, perte du sens du travail face aux objectifs chiffrés incohérents et aux injonctions contradictoires, disparition de toute capacité à développer un tant soit peu d’autonomie, de réflexion au sein des équipes professionnelles. Les maladies professionnelles, pudiquement regroupées sous le terme de « risques psycho-sociaux », les démissions nombreuses, comme celles, par exemple des personnels de santé, sont les symptômes les plus criants de cette perte de sens et de la dévalorisation organisée du travail vivant.
La bataille actuelle contre la réforme des retraites s’inscrit parfaitement dans cet ensemble. En refusant sans équivoque l’allongement de la durée du travail sur une vie et le passage de l’âge légal à 64 ans, bien plus qu’une énième réforme à vocation « paramétrique » de notre système de retraite, ce qui commence à être remis en cause – on le voit dans de très nombreux slogans de nos manifestations -, c’est l’ensemble de ce système, de l’organisation et de la finalité du travail. Et tout particulièrement dans un moment où s’entremêlent les crises politiques, sociales, climatiques. C’est pourquoi il s’agit d’un mouvement intergénérationnel qui, après tout, ne veut pas « sauver notre système de retraite » mais en faire un des éléments, parmi d’autres, de la remise en cause du rapport au travail.
Mais revenons à la « valeur travail ». Comment vous dire ? Dans notre pays des inégalités, ce sont celles et ceux qui possèdent le plus gros patrimoine qui mènent le bal. Il faut bien quelques chiffres pour que les choses soient claires : depuis 1995, le patrimoine des Français·es les plus pauvres a pratiquement stagné tandis que celui des 1 % les plus aisé·es a été multiplié par trois. L’ensemble des mesures fiscales mises en œuvre depuis quelques décennies, baisse des impôts de succession, défiscalisation de niches particulières, suppression de certains impôts de production, vont toutes dans le même sens : valoriser le capital. C’est bien là le seul refrain chanté au bal des hypocrites. Quant à nous, nous ne nous en étonnerons pas, nous qui connaissons la chanson : « Hideux dans leur apothéose, les rois de la mine et du rail ont-ils jamais fait autre chose que dévaliser le travail ? »
Mathieu Dargel