Des Juifs tués parce que juifs. Ce fut le cas de douze personnes depuis le début du siècle. Pour le procès en cours, les témoignages montrent l’ampleur de la haine de l’assassin. Témoignages rares, la plupart des ex-otages ayant décliné leur présence par peur. Ces abstentions en disent long sur ce que ressentent aujourd’hui nombre de Juifs dans ce pays. D’ailleurs, beaucoup des protagonistes du drame de janvier 2015 sont partis vivre en Israël.
Ce n’est pas exceptionnel. Il y a eu en quelques années beaucoup plus de départs pour ce pays : de 900 en 2000, on est passés à 7835 en 2015, année des meurtres de l’Hyper Cacher. Ce n’est certes pas dû à l’attrait pour la politique des gouvernants israéliens, mais à la crainte des actes antisémites. Déjà en 2013, dans une enquête d’opinion, 46% des Juifs de France disaient avoir eu l’idée de quitter le pays à cause de l’antisémitisme. De plus, les actes antijuifs ont connu une progression considérable.
Certains parlent d’un « nouvel antisémitisme ». Pourtant, les réflexions à propos des Juifs sont les mêmes qu’autrefois : leur pouvoir, l’argent, leur influence dans les médias, etc. Ce n’est donc pas un nouvel antisémitisme, mais il sévit dans des milieux nouveaux. Non que l’extrême droite en soit désormais indemne : les enquêtes d’opinion indiquent que ses sympathisants véhiculent toujours les vieux clichés, même si le RN préfère cibler les musulmans. Mais, désormais, d’autres milieux les reprennent à leur compte et sont à l’origine de nombre d’actes antisémites, notamment les plus sanglants. Il s’agit d’une partie, minoritaire, de la jeunesse issue de l’immigration, notamment arabo-musulmane. Mais aussi d’autres milieux populaires, les manifestations des Gilets Jaunes l’ont montré, même si on ne saurait accoler l’antisémitisme à l’ensemble du mouvement.
L’explication souvent avancée est celle de la reproduction de ce qui se passe entre Israël et les Palestiniens. L’identification à ceux-ci de certains jeunes de banlieue représente une partie de la réponse. À cet égard, si la solidarité avec le peuple palestinien ne se discute pas, il conviendrait d’éviter des simplifications comme la comparaison Israël-nazisme. Surtout, il ne faut pas mêler la question du Moyen-Orient et celle de l’antisémitisme, comme le fait une partie de la gauche radicale. Le CRIF (Conseil représentatif des Institutions juives de France), de son côté, considère comme antisémites les critiques de la politique israélienne. Il a, de ce fait, exclu Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise de la marche après l’assassinat de Mireille Knoll, les mettant sur le même plan que Le Pen [1]. C’est évidemment inadmissible.
Mais, l’essentiel me semble ailleurs, mon expérience d’enseignant en Seine-Saint-Denis me l’a fait comprendre. Dans les banlieues existe aujourd’hui le sentiment que les Juifs sont privilégiés, alors que règnent les discriminations à l’emploi, au logement pour les jeunes issus de l’immigration. Alors que la pression policière ne cesse pas. On retrouve là l’antisémitisme populaire.
Il ne faut pas oublier, dans les facteurs explicatifs de cet antisémitisme du XXIème siècle, le rôle de Dieudonné, dont les sketches ont un public plus large que les banlieues. Il joue sur la concurrence des mémoires, celle de la Shoah avec celles de l’esclavage et de la colonisation, trop peu valorisées. Il est relayé par son compère Soral, dont les vidéos, très regardées, ne dissimulent nullement son antisémitisme.
La gauche radicale désorientée
Elle fut longtemps sceptique sur l’ampleur du phénomène et la nécessité de réagir. Même si on note une évolution depuis l’Hyper Cacher, les propositions d’actions contre l’antisémitisme posent souvent problème dans les rangs de notre gauche. Elle qui se veut solidaire de toutes les luttes contre les oppressions, qui est toujours prête à agir, s’est tue, a renoncé à manifester lorsqu’Ilan Halimi fut assassiné, a été peu présente quand Merah massacra des enfants à Toulouse. Plus généralement, la gauche radicale tend à relativiser l’ampleur de cet antisémitisme, voire parfois à nier sa réalité. C’est d’ailleurs paradoxal, un peu comme si on disait : les pauvres, il n’y en a pas tant que cela ! À propos des actes antijuifs, c’est à peu près ce qu’a développé la gauche radicale.
Un certain nombre d’intellectuels qui lui sont proches ont écrit à ce sujet, la palme revenant à Edgar Morin en 2012 [2] :
« La crainte compréhensible de l’antisémitisme devient obsessionnelle et conduit à inventer un antisémitisme imaginaire. »
Cette même année, Merah agrippait Myriam, 8 ans, par les cheveux et lui tirait une balle dans la tête parce qu’elle était juive… Alors, peut-être que le côté « obsessionnel » s’explique. Alain Badiou et Éric Hazan, le premier étant révéré comme un maître à penser par certains, malgré ses erreurs, de la Révolution culturelle au Cambodge, écrivent en 2011 [3] :
« La réalité de manifestations d’hostilité contre les Juifs à cette époque ne fait aucun doute, et nous ne prenons aucune manifestation de ce genre à la légère. Il ne se passait cependant rien qui puisse paraître d’une gravité exceptionnelle, rien d’irréparable. »
À cette époque, pour Ilan Halimi, c’était déjà « irréparable ». Et ces deux auteurs n’ont pas éprouvé le besoin d’écrire un autre livre après Merah et l’Hyper Cacher. On pourrait faire d’autres citations d’intellectuels radicaux, dont certains d’origine juive, on pourrait citer des journaux militants, mais arrêtons-nous là. La gauche radicale est passée à côté d’un des phénomènes les plus importants de ces dernières années. Pourquoi ?
La raison invoquée par nos adversaires est que la gauche radicale produirait de l’antisémitisme, avant tout par antisionisme. Cette explication, qui les arrange, est simpliste, fausse et injurieuse. On ne peut trouver nulle trace d’antisémitisme dans les prises de position des organisations de la gauche radicale. Même si la sympathie de certain.es militant.es à l’égard du Parti des Indigènes de la République et de sa porte-parole est condamnable. Même si la remarque de Jean-Luc Mélenchon en juillet dernier – « Je ne sais pas si Jésus était sur la Croix, je sais qui l’y a mis, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes » – rappelle le sinistre et meurtrier mythe diffusé par l’Église pendant des siècles. Mais non, la gauche radicale n’est pas antisémite, elle est myope sur cette question.
Il me semble qu’il y a une double explication à cela : le mélange de la question de l’antisémitisme avec celle d’Israël. Cela n’a fait que renforcer le refus, déjà ancien, de manifester avec le CRIF, soutien inconditionnel des gouvernements israéliens. Mais la gauche radicale se tient, de ce fait, éloignée d’actions contre l’antisémitisme. Par ailleurs, elle n’a rien proposé d’alternatif aux marches du CRIF, sauf, en 2019, une manifestation contre… l’instrumentalisation de l’antisémitisme… sous une forêt de drapeaux palestiniens.
D’autre part, la gauche hésite à se manifester contre l’antisémitisme par crainte de « stigmatiser » ceux de la jeunesse des banlieues touchés par le fléau. Pourtant, on sait depuis longtemps que des opprimés peuvent se rendre coupable d’actes oppressifs à l’égard d’autres. Le mouvement des femmes a montré que des hommes eux-mêmes discriminés peuvent se montrer des oppresseurs. Refuser de voir la réalité ne sert à rien. Il faut s’attaquer au problème.
Comprendre l’angoisse juive
Voilà ce qui manque à la gauche radicale d’aujourd’hui. Dans les débats sur le retour de l’antisémitisme, elle ne s’est jamais préoccupée de réfléchir à la manière dont les principaux intéressés ressentaient la situation. Les intellectuels qui lui sont proches non plus, sauf à reprocher aux Juifs leur « obsession ». Imaginerait-on traiter du racisme aux États-Unis sans se soucier de ce qu’en pensent les Noirs ? Certainement pas.
Il convient de changer le regard de la gauche radicale sur l’antisémitisme, certain.es ont commencé à le faire. Il faut en premier lieu comprendre d’où vient l’angoisse juive, issue des siècles de haine, de la volonté de destruction presque concrétisée par le nazisme. Ces dernières années, d’aucuns ont théorisé le fait que les Juifs ne sont plus discriminés, ce qui est réel, qu’ils auraient été « blanchis » et ne seraient donc plus des opprimés. C’est compter sans la mémoire juive, blessée depuis au moins les Croisades, c’est long. C’est ne pas comprendre la force de l’angoisse de la destruction qui hante chaque Juif, particulièrement depuis la Shoah. Une angoisse qui explique l’obsession de l’antisémitisme.
La question du renouveau antisémite en France est d’importance. C’est un signe du retour en Europe d’un antisémitisme qu’on a cru un temps disparu, alors que la jeunesse révoltée scandait « Nous sommes tous des Juifs allemands ». Il faudrait retrouver cet élan. Dans l’histoire de ces deux derniers siècles, la gauche a montré sa solidarité avec les Juifs, aux temps de la Révolution française, de l’Affaire Dreyfus et de la Résistance. À chacun de ces moments, elle commença par hésiter, refusant dans un premier temps de soutenir un capitaine « bourgeois » par exemple. Aujourd’hui, le temps des hésitations doit cesser pour se dresser résolument contre l’antisémitisme, comme face à toutes les autres formes de racisme.
Robert Hirsch, militant, historien, auteur de Sont-ils toujours des Juifs allemands. La gauche radicale et les Juifs depuis 68. (Éditions de l’Arbre bleu). Tribune publiée sur le site de Regards.