À moins de 4 mois d’un scrutin pour renouveler le Parlement européen, les extrêmes droites abordent l’élection en position de force : elles gouvernent déjà dans 6 pays de l’Union – seules ou en coalition – et les sondages les annoncent comme première ou deuxième force dans 9 autres1. Au cœur de leurs discours, et par-delà des divergences entre les diverses formations, l’idéologie anti-immigration les rassemble.
Si on dépasse le cadre des partis d’extrêmes droites pour comptabiliser les formations prônant une idéologie anti-immigration, le constat est encore bien plus alarmant. Comme l’a sinistrement démontré la loi Darmanin en France, en matière d’immigration, la divergence entre droite conservatrice, partis centristes et extrême droite ne semble plus qu’être une différence de degré, et toutes les outrances semblent possibles. On retrouve même des positions frontalement anti-immigration assumées jusque dans des formations social-démocrates comme au Danemark, voire de gauche radicale comme en Allemagne, avec la scission de Die Linke orchestrée par Sarah Wagenknecht.
Ainsi, les discours les plus paranoïaques et répressifs vis-à-vis des étranger.es résonnent aux quatre coins de l’Union européenne, tranchant avec les proclamations de l’institution sur les « valeurs au cœur du projet européen 2». Un paradoxe doublé d’un autre : l’Europe est déjà un espace particulièrement restrictif en matière migratoire, ses frontières extérieures étant devenu en 40 années les plus meurtrières au monde, et de loin3.
Pour tenter de résoudre ce double paradoxe, revenons rapidement sur les étapes de la politique migratoire européenne.
Une Europe libérale aux frontières fermées
Démarrons cette chronologie en 1985 4lorsque les États membres de la CEE ratifient les accords de Schengen5, qui doublent l’objectif de libre-circulation entre pays membres de l’exigence de visa pour y entrer (art.7). Pour le reste, la question migratoire n’apparaît que sous le prisme de la « lutte contre l’entrée et le séjour irrégulier » (art.9) associé à une problématique de « sécurité » (art.17). Le reste des dispositifs liés au droit des étrangers est évoqué sans détail à l’article 20 comme devant être harmonisé.
C’est donc un parti-pris de fermeture des frontières extérieures qui est entériné : aux trafics, à la fraude et à l’immigration sans visa donc « illégale » des « ressortissants d’États non-membres des Communautés européennes ». Tous ? Non : les ressortissants des pays développés attachés au bloc occidental circuleront sans visa. Les accords de Schengen posent d’emblée une vision de l’immigration très restrictive : celle issue des pays développés, celle issue des autres pays hors CEE avec visa, et les « illégaux ». On n’y mentionne directement ni les travailleurs immigrés, ni les réfugiés pour qui ce seront les législations nationales qui seront appliquées – sous l’égide de la convention de 1951.
Pour poser le contexte idéologique, rappelons que dix ans plus tôt, à partir de 1973, les chocs pétroliers et la crise du modèle économique d’après-guerre avaient alimenté, en parallèle de la montée de la doctrine économique néo-libérale, une volonté de restreindre la migration de travail. Jusque-là, c’était une certaine liberté de circulation qui prévalait pour les travailleurs étrangers, rapidement régularisés, et un accueil assez évident des étrangers en demande d’asile.
Cette trajectoire idéologique parallèle n’a rien d’une coïncidence. En France, par exemple, l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 marque à la fois l’introduction de la doctrine néo-libérale et les premières mesures visant à restreindre drastiquement l’immigration. On y trouve la dénonciation du regroupement familial, la mise en place des incitations (plus ou moins) volontaires au retour, le durcissement des conditions d’entrée sur le sol français.
Ainsi, contrairement à l’histoire racontée par l’extrême droite, l’emprise croissante de la doctrine néo-libérale allait s’accompagner de la montée d’une volonté elle-aussi croissante de fermer les frontières, posée dès l’accord de Schengen.
On notera d’ailleurs que c’est en 1978 que le Front National entérine une nouvelle orientation moins ouvertement raciste, mettant en parallèle le taux de chômage et l’immigration : « 1 million de chômeurs, c’est 1 million d’immigrés en trop / La France et les Français d’abord ». Une époque où Jean-Marie Le Pen se décrit comme « le Reagan français ».
De la CEE à l’UE : le dogmatisme migratoire confronté à la réalité
Années 90, la chute du rideau de fer lève soudainement les restrictions à la sortie du territoire des peuples de l’ex-bloc de l’Est, qui viennent chercher la prospérité et la liberté tant vantée dans le camp des « vainqueurs » de la Guerre Froide : les États de l’Europe des 12 enregistrent jusqu’à 500 000 demandes d’asiles par an, faute déjà de possibilités de « simple » migration de travail.
Cette première « crise » migratoire révèle déjà en germe la dérive à venir : comment pratiquer la distinction très théorique entre réfugiés et « migrants économiques » lorsqu’ils sont issus d’États aux contextes nationaux troubles ? Peut-on considérer comme réfugiés des ressortissants de pays avec lesquels on souhaite cultiver des bonnes relations, notamment économiques ? Pourtant, ces questions qui se posent alors qu’entrent en application des accords de Schengen en 1992 n’aboutissent pas à une remise en cause du parti-pris de fermeture des frontières extérieures.
Guerres des Balkans, guerre du Golfe, conflits sur le continent africain et chambardements géopolitiques en cascade à la suite de l’implosion de l’URSS, des flux d’exilés se font et se défont, rendant de plus en plus palpables les contradictions européennes. Elles se révèlent au grand public à travers des luttes, celle de l’église St-Bernard et son évacuation brutale notamment, ou des états de fait, comme celui qui aboutit au centre d’hébergement de Sangatte, puis à sa fermeture qui fera naître la « jungle de Calais ».
Rétrospectivement, on a donc à ce moment-là une mécanique à l’œuvre : une problématique -l’immigration et le transit de travailleurs sur le territoire européen – rendue impossible à résoudre par une contradiction profonde entre des valeurs humanistes proclamées à la face du monde, et la réalité d’un espace économique ouvert entouré de murs juridiques de plus en plus élevés visant à restreindre l’accès aux titres de séjour : l’Europe forteresse.
Europe Forteresse et choc des civilisation : une bascule idéologique
Un évènement géopolitique majeur va percuter idéologiquement cette mécanique, déjà injuste et inefficace vis-à-vis de ses objectifs, et précipiter la fuite en avant : le 11 septembre, et la réponse que va lui donner l’administration Bush, la guerre contre le terrorisme.
Soutenue par la théorie du choc des civilisations, la guerre contre le terrorisme va promouvoir à une échelle internationale un discours essentialisant et xénophobe à l’encontre de l’Islam en général et donc des Musulmans, qui deviennent l’incarnation de l’étranger inassimilable culturellement, voire dangereux. Ce discours islamophobe va s’amalgamer peu à peu avec la logique de l’Europe forteresse pour dépasser idéologiquement l’enjeu économique prôné comme une réaction à « la crise économique », et lui adjoindre un volet sécuritaire qui va prendre de plus en plus de place : les frontières extérieures de l’Europe vont être de plus en plus assimilée à un rempart contre une immigration associée à la menace terroriste, dite « civilisationnelle ».
En 2004, un palier est franchi avec la création de Frontex, agence européenne pour gérer la coopération opérationnelle aux frontières extérieures. En 2006, son budget est de 19 millions d’euros. L’année d’après, son mandat est élargi pour mobiliser des troupes d’intervention rapides, son budget multiplié par 2. En 2011, il est de nouveau multiplié par 3, pour atteindre 118 millions d’euros.
2008 : la bascule économique
Entre temps, la crise économique de 2008 a profondément ébranlé l’économie mondiale, l’austérité budgétaire vantée par les doctrines néo-libérales s’approfondit drastiquement, et « faire des économies sur le train de vie de l’État », notamment les services publics, devient un dogme. La mise en concurrence des travailleurs, des systèmes sociaux et fiscaux va devenir débridée sous l’influence des multinationales.
La mécanique répressive se voit doublée d’une lecture paranoïaque des rapports entre cultures relayée par les partis de gouvernement, et alimentée par une angoisse structurelle devant le déclassement économique et la perte en efficience des services publics.
À ce stade sont donc réunis les ingrédients d’une spirale idéologique, ceux-là même qui matricent historiquement l’idéologie d’extrême-droite, mais boostée au dogmatisme ultra-libéral. La suite, c’est l’opportunisme politique qui va l’écrire, en soufflant sur les braises xénophobes pour mieux dissimuler la violence sociale des choix économiques impopulaires, en suscitant l’accoutumance à la répression face aux contestations sociales, et l’insensibilité face au sort tragique faits à cette masse indistincte de « migrants ».
Nul ne semble prendre garde qu’en singeant les éléments de langage de l’extrême droite, on ne lui prend pas indéfiniment des électeurs : on finit par normaliser sa vision du monde.
2015 : l’emballement répressif
Quand 2015 arrive – et ce qui va devenir dans le vocable médiatique et politique « la crise migratoire » – la fuite en avant est plus débridée que jamais, sans parvenir à l’absurde résultat escompté : l’original d’extrême-droite va pouvoir concurrencer, puis dépasser les copies.
Quand en quelques mois de 2011, sous une pression économique accrue les Printemps Arabes viennent bousculer l’ordre régional établi, des États s’effondrent, d’autres portent aux pouvoirs des tenants de l’Islam politique, rapidement démis de leur fonction. La Syrie s’enfonce dans une effroyable guerre civile, et jette des milliers de personnes sur les routes.
Paniquée, toute à sa logique de forteresse, l’Europe n’accueille pas à bras ouverts : elle s’accroche à sa distinction entre « réfugié » et « migrant économique », ce qui a d’autant moins de sens que dans les pays de transit, dont la Libye en guerre civile, les candidats à l’exil sont la proie d’un trafic inhumain qui justifierait à lui seul l’accueil, voire la protection. Des frontières se referment à l’intérieur de l’espace Schengen. Malgré tout, les exilés passent, les drames se multiplient.
Sont créés des hotspots, des camps de tri rapidement saturés. L’Union européenne signe des « accords de réadmission » avec les pays de transit pour qu’ils « bloquent » le flux : ils deviennent des lieux d’accueil. L’Europe dépense des milliards d’euros, sa politique migratoire dogmatique la place en position de faiblesse. Les exilés retenus hors d’Europe deviennent un levier de pression diplomatique.
Plus dures, plus dangereuses, plus soumises à la logistique des passeurs et donc plus chères, les voies d’accès à l’Europe sont impossibles à fermer, aucune frontière ne l’est. À la fermeté prônée, aux mesures prises de plus en plus éloignées du droit international ne répondent que peu de résultat : les mêmes drames effroyables. Et bien que le pic des entrées dans l’espace Schengen de 2015 passe rapidement, les mesures répressives continuent de se renforcer, et les entrées sur le territoire européen continuent.
En 2016, Frontex devient « l’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes ». Son budget annuel passe à 233 millions d’euros, puis à 330 millions en 2019.
Elle peut désormais recruter jusqu’à 10 000 hommes pour garder les frontières maritimes et terrestres de l’Union européenne d’ici 2027, avec une enveloppe de 5,6 milliards d’euros pour y parvenir. Elle devient l’agence la plus importante de l’UE. En 13 ans, son budget a été multiplié par 49.
En avril 2022, son directeur Fabrice Leggeri démissionne suite au rapport de l’Office européen de lutte anti-fraude, qui accuse l’agence de violation des droits humains. En 2024, il rejoint la liste Rassemblement National pour les élections européennes. Le haut-fonctionnaire européen en charge de la répression aux frontières poursuit sa carrière en « prise de guerre » politique du Rassemblement National, comme une boucle qui finirait par se boucler.
Depuis, le Royaume-Uni, dorénavant aux portes de l’Union Européenne, cherche à envoyer ses immigrés au Rwanda, la France revient sur le droit du sol à Mayotte jette des mineurs étrangers à la rue, pendant que l’Italie de Giorgia Meloni établit des centres de rétention en Albanie. Un Pacte sur la Migration et l’Asile signé fin 2023 promet de nouveau financements aux murs de l’Europe forteresse.
Sans une remise en cause des présupposés de la politique migratoire européenne, la fuite en avant pourrait ne pas s’arrêter là. Car les extrêmes droites pourraient voir leur nombre de députés européens augmenter de près de 50 % et constituer, si elles s’unissaient, la première force du Parlement européen.
Éléments pour la lutte à mener
On peut donc percevoir dans cette brève relation des politiques migratoires européennes les dynamiques favorables aux extrêmes droites. Tâchons d’en tirer de quoi alimenter la lutte pour faire refluer cette prise d’ascendant.
1- Une partition biaisée du champ politique
Tout d’abord, on peut constater que contrairement au récit de l’extrême droite qui partitionne l’espace politique entre « mondialistes » pro-immigration et « nationalistes », la césure est toute autre : la volonté de restreindre drastiquement l’immigration n’est pas contradictoire avec l’apologie de la mondialisation néo-libérale, bien au contraire. Avec des présupposés certes différents – un économisme démagogique d’un côté, un racisme de moins en moins dissimulé de l’autre – l’association chômage-immigration est bien présente dans les deux discours. Dans l’entre-deux, la droite se voulant « populaire » hésite, puis bascule peu à peu comme cela a parfaitement été illustré en France par sa trajectoire « décomplexée » depuis Nicolas Sarkozy.
Prenons soin de signaler qu’il ne s’agit pas d’en déduire une égalité entre partis d’obédiences libérales ou de droite conservatrice, et extrême-droite : l’histoire et les liens de cette dernière avec des organisations ou groupuscules prônant la violence politique et des références royalistes, fascistes ou nazies en font un tout autre danger pour l’État de droit et les contre-pouvoirs issus de la société civile.
Pour autant, en matière d’immigration, force est de constater que la constance dans l’extrémisme du discours d’extrême droite a fini par trouver un écho. Mais pas par rupture avec l’appareil idéologique libéral dominant, mais plutôt par le fait que ce dernier, mis au défi de l’inefficacité de son prérequis dogmatique en matière d’immigration se soit pris dans une fuite en avant qui a fini par légitimer les postures ultra-répressives des partis d’extrême droite. Ces derniers ont alors beau jeu de leur attribuer un laxisme qui justifieraient leur échec.
Mais comme là encore l’a si bien illustré la conclusion du feuilleton de la loi Darmanin, avec la censure partielle par le Conseil Constitutionnel : la prochaine – et dernière ? – digue sera celle des textes fondamentaux posant le cadre républicain et l’État de droit.
Toujours est-il qu’en matière migratoire, le récit de la partition du champ politique doit être clarifiée pour pouvoir contrer le discours véhiculé par les extrêmes droites. En affirmant qu’elles ne sont pas le contraire des droites néo-libérales, mais plutôt leur évolution par temps de crise ?
2- De l’hypocrisie économique au dogmatisme idéologique
Outre son parti-pris idéologique de départ, comment comprendre que l’Union européenne se soit fourvoyée de la sorte dans une politique aussi répressive, à l’encontre des valeurs qu’elle s’attribue ? Il faut alors poser que cette politique répressive a su trouver de puissants soutiens parmi les lobbies économiques.
Le premier, le plus évident, c’est le lobby des industries de la surveillance, qui profite a plein de la manne d’argent public destiné à surveiller les frontières. Les barbelés sensés bloquer l’immigration se sont hérissé de dispositifs de détection, puis d’identification des candidats à l’immigration en Europe. On y ajoutera les banques de données comme Eurosur6 (224 millions €), Entry-Exit (1 milliard €), 1,4 milliard de budget pour la recherche dans les dispositifs de sécurité dont le contrôle aux frontières, sans oublier ni les lignes de crédit pour les radars spécialisés, les drones, les systèmes de contrôles biométriques, ni les fonds débloqués par les États-membres en murs barbelés et tours d’observation. Un pactole, doublé d’un espace d’expérimentation grandeur nature, tout cela dans une logique sécuritaire qui trouve un écho dans l’opinion… du moins tant qu’elle ne concerne « que » des étrangers.
Le second, c’est celui de secteurs entiers des économies nationales qui ont réussi à tirer parti de la logique répressive. Comme on l’a vu, les conditions de séjour sur le territoire des États membres sont fixées nationalement, et la régression progressive des droits nationaux a peu à peu fait émerger toute une cohorte de « sans-papiers », déboutés du droit d’asile, travailleurs en exil, étudiants non-renouvelés et familles en attentes de recours… toute une main d’œuvre privée de droits, notamment du droit de travailler légalement, qui pourtant doit bien survivre, sans pouvoir prétendre aux protections dues aux travailleurs légaux.
Mis sur le devant de la scène pendant le Covid parmi les « premiers de corvées », on les retrouve sans surprise dans les métiers du lien, dans la restauration, l’agriculture, le bâtiment, etc. Autant de filières « non-délocalisables » où la régression sociale et la concurrence entre travailleurs n’a pu s’exercer sous la menace d’une fermeture d’usine. D’aucuns les considèrent comme des travailleurs « délocalisés » à l’intérieur-même de nos frontières, devenant une main d’œuvre à bas coût, hors de toute législation du travail.
C’est donc à une véritable hypocrisie économique que l’on a pu assister : alors qu’on a argué que priver les étrangers de droit lutterait contre le chômage, c’est en fait en les privant de droit qu’on a fait d’elles et eux des agents de dumping social sur des filières entières, accentuant la précarisation des travailleurs de ces secteurs pourtant essentiels. Une hypocrisie aux intérêts bien compris qui craque aujourd’hui de toute part, entre la réalité d’un pays vieillissant en quête de main d’œuvre pour créer de la richesse, des filières en défaut de main d’œuvres tant les conditions d’emplois sont dégradées et la surenchère d’une extrême droite portée à l’exaltation d’une immigration zéro, aussi irréaliste pratiquement qu’irresponsable économiquement (sans même parler des considérants xénophobes qui la sous-tendent).
La conclusion s’impose d’elle-même : sur le plan des droits et libertés comme sur celui des salaires et des droits sociaux, la répression des travailleuses et travailleurs exilés n’est aucunement dans l’intérêt des travailleuses et travailleurs français, bien au contraire.
Autant d’éléments trop rarement confrontés aux déclarations des anti-immigration : combien coûtent la surveillance, la traque, les expulsions, sans oublier les accords bilatéraux pour « bloquer les flux » dans les pays de transits ? Pour quel résultat ?
Et a contrario quels seraient les bénéfices pour la population française d’une immigration légalisée, reconnue, qui pourrait sortir de la clandestinité subie et travailler légalement ?
Autant d’angles permettant d’asseoir une idée-force : à travers les droits reconnus aux immigrés, c’est des droits de toutes et tous qu’il est question.
3- Et la gauche dans tout ça ?
Après avoir exposé une partie du processus idéologique qui a permis la prise d’ascendant des extrêmes droites sur le continent européen et les forces qui l’ont accompagnée, attardons-nous sur les moyens de la riposte mis en œuvre face à cette offensive idéologique.
Car comme on a pu le constater, ce ne sont pas la solidité des arguments ni les résultats obtenus qui ont étayé la submersion politique des idéologies anti-immigration : « Appel d’air », « Grand Remplacement » et autres amalgames entre délinquance et immigration sont toutes des théories fumeuses démenties par les sciences sociales. La réalité est plutôt inverse : la fuite en avant politique s’est nourrie de la confrontation d’un parti-pris dogmatique avec une réalité qui le met en échec – tout parallèle avec le dogme économique néo- puis ultra-libéral n’étant pas fortuit.
De là, on pourrait déduire que c’est la faiblesse globale des forces de gauche radicale qui a rendu inopérante toute stratégie d’endiguement de ces spirales idéologiques, tant en terme économique qu’en matière d’immigration. Mais essayons de pousser plus loin.
On pourrait distinguer au moins deux éléments. Le premier coule presque de source : quand une certaine gauche a pris le virage social-libéral, elle a aussi adopté les partis-pris de la doctrine sur les questions migratoires. Elle a donc été toute autant prise dans la fuite en avant répressive, et on pourrait rapidement illustrer le processus en France jusqu’au mandat de François Hollande et – comme une épure – son premier ministre Manuel Valls, ou la trajectoire du Printemps Républicain.
Le second élément concerne les gauches radicales, et est d’ordre stratégique. S’il a fallu un processus assez long pour que soit identifié de manière claire le danger que constitue l’islamophobie, elles ont globalement privilégié une stratégie visant à inscrire à l’agenda politique des thèmes différents à ceux de l’extrême droite, plutôt que de s’atteler à mener une bataille offensive directement contre l’idéologie de celle-ci et la spirale sécuritaire qui saisissait des franges de plus en plus larges du paysage politique.
Ainsi, il n’y a pas eu de bataille idéologique de fond sur les thématiques de prédilection des extrêmes droites comme il y en a eu sur les thématiques directement économiques, sociales, écologiques et démocratiques.
Cette bataille pour l’agenda politique, si elle a connu des succès indéniables – on pourrait citer les campagnes présidentielles 2017 et 2022 menées par la France Insoumise – présente des failles : lorsqu’aucune brèche ne se présente dans l’agenda politique et que les thématiques liées aux questions migratoires ou à la sécurité sont mises en avant, nous sommes en difficulté, peu rompus à l’exercice de porter une alternative qui ne soit pas basée sur des arguments d’ordre moral. Les extrêmes droites, elles, ont pris soin pendant de nombreuses années de maquiller leur idéologie xénophobe derrière de fallacieux arguments d’ordres matériels, économiques et sociaux (avant de surfer sur la « panique civilisationnelle » au gré des évènements.
D’une certaine manière, la quête du « fâché pas facho » a oblitéré la nécessaire offensive contre le socle idéologique des « fachos bien fachos ». Et c’est à partir de ce socle, conforté et élargi au fil des évènements comme nous avons pu le voir, que les extrêmes droites ont pu diversifier leur offre politique en appliquant leur vision du monde à de vastes champs de la vie sociale, porté par leur opportunisme sans scrupule.
Qu’en conclure ?
Déjà que sur les questions migratoires, la concentration des forces portant un projet radicalement alternatif à la fuite en avant répressive et sécuritaire reste à construire. Car s’il existe bien des foyers de résistances, ils sont épars, agissent au plus pressé, sans percevoir de débouchés politiques à mettre en pratique. C’est plus sur des bases morales qu’en cherchant un rapport de force idéologique et politique qu’ils et elles portent secours et assistances aux exilé.es.
Qu’ensuite les enjeux politiques soulevés par les questions migratoires dépassent – sans évidemment les effacer – les enjeux de l’accès aux droits des personnes en situation d’exil. Derrière les droits des travailleurs exilés, c’est la question des travailleurs sur le territoire national qui est posée. Derrière la question de la surveillance des frontières, c’est la question des libertés fondamentales qui est en jeu. Enfin, derrière la question des droits individuels des étrangers, c’est de la défense de l’État de droit et des contre-pouvoirs de la société civile qu’il s’agit.
Qu’enfin, notre paradoxe n’est pas moindre que celui de l’Union Européenne posé en introduction : alors que les sciences sociales battent en brèche les considérant des politiques anti-immigrations, nous sommes (pour l’heure) battus. C’est donc qu’une approche alternative, armée des sciences sociales et basée sur le commun intérêt des populations à renforcer les droits de chacun pour renforcer les droits de toutes et tous reste à construire, et à infuser dans la société. Une approche qui ne saurait être réduite à son pendant moral : il devra s’agir de rendre sensible comment les politiques anti-immigration empêchent de changer matériellement la vie de tout un chacun.
Et de donner force à cette assertion : non, les extrêmes droites ne sont jamais du côté de celles et ceux qui travaillent.
Camille Boulègue
1https://www.lesechos.fr/monde/europe/a-six-mois-des-europeennes-lue-face-a-une-poussee-de-lextreme-droite-2031138
2https://european-union.europa.eu/principles-countries-history/principles-and-values/aims-and-values_fr
3https://missingmigrants.iom.int/fr
4Chronologie tirée de À qui profite l’exil, T. Tervonen, J. Pourquié, La Revue dessinée, Delcourt, 2023
5 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A42000A0922%2801%29&qid=1710153426538
6Chiffres tirés de À qui profite l’exil, T. Tervonen, J. Pourquié, La Revue dessinée, Delcourt, 2023