Alors que les seize années de l’ère Merkel avaient été marquées par une période de stabilité et de prospérité inédite depuis la réunification, reposant sur le double principe du compromis politique et de l’ordolibéralisme, – tant loué par les chantres du « modèle allemand » en France, – notre voisin d’outre-Rhin semble connaître une succession de crises politiques et sociales depuis la pandémie de Covid-19. Pour une économie essentiellement basée sur l’exportation et l’industrie lourde, la baisse de la consommation en Chine ainsi que l’arrêt des livraisons de gaz et de pétrole provenant de Russie provoquent une inflation galopante des prix, touchant durement les classes populaires et moyennes. Ainsi, à la tête depuis décembre 2021 d’un gouvernement de coalition dite « feu tricolore » entre les sociaux-démocrates, les écologistes et les libéraux du FDP, le chancelier social-démocrate Olaf Scholz, doit faire face à une conjoncture économique et sociale compliquée, accentuée par la montée fulgurante du parti d’extrême-droite, Alternative für Deutschland (AfD). Toutefois, une partie de la population allemande se mobilise pour lutter contre le retour des idées fascistes et l’austérité annoncée.
La cure d’austérité de la coalition « feu tricolore »
Déjà mal en point en raison d’une récession économique inédite depuis les années 2000, le gouvernement allemand actuel est plongé dans une crise politique qui affecte durablement l’action publique. En novembre dernier, la coalition avait annoncé vouloir financer un plan spécial pour la transformation de l’économie et le climat de 60 milliards d’euro en puisant dans les restes d’un fonds partiellement utilisé pour amortir la pandémie de Covid-19. Toutefois, les chrétiens-démocrates de la CDU et de leurs alliés bavarois de la CSU saisirent la cour constitutionnelle allemande, siégeant à Karlsruhe, pour vérifier de la compatibilité de ce plan de financement avec la Loi fondamentale, laquelle faisant office de constitution fédérale. Le 15 novembre, les juges de Karlsruhe déclarèrent le plan du gouvernement nul et non avenu car ils le trouvèrent contraire au principe du frein à l’endettement (Schuldenbremse) inscrit dans la Loi fondamentale. En effet, l’État fédéral allemand ne peut pas s’endetter à plus de 0,35% de son PIB potentiel, sauf cas exceptionnel. La seule entorse tolérée à l’équilibre budgétaire, qui a d’ailleurs amené à une révision constitutionnelle, fut le déblocage de 100 milliards d’euros pour réquiper la Bundeswehr (l’armée de terre allemande) après l’invasion de l’Ukraine, conséquence du « changement d’époque » (Zeitenwende) proclamé par Olaf Scholz.
La décision de la Cour constitutionnelle provoqua une crise politique sans précédent dans le gouvernement, entre le parti écologiste et les sociaux-démocrates d’un côté, et les libéraux du FPD de l’autre, ces derniers ayant la main sur le ministère des finances en la personne du médiatique Christian Lindner qui se rêve en Macron allemand. Toutefois, le parti libéral n’a pas eu les moyens politiques d’imposer ses vues austéritaires face à ses alliés du moment, ne pouvant se risquer à chantage à l’éclatement de la coalition qui aurait été également risqué pour eux. Christian Lindner a donc été obligé de suspendre le frein à l’endettement pour le financement du plan écologique. Ainsi, la décision de la cour constitutionnelle et le revirement du ministre des finances contribua à discréditer encore davantage le gouvernement, taxé d’incompétence en matière économique et constitutionnelle par l’opposition de droite.
En décembre, les trois partis se mirent toutefois d’accord, également sous la pression des chrétiens-démocrates, pour couper dans les dépenses publiques dans le budget 2024, cela afin de ne pas être à nouveau censuré par les juges de Karlsruhe. De ce fait, les budgets sociaux ont été réduits de 1,5 milliards d’euros, tout comme les aides à l’énergie solaire et aux voitures électriques. Les Grünen (les Verts allemands) ont toutefois expliqué que leur plan climatique ne serait que faiblement impacté, notamment grâce aux économies faites par l’arrêt de l’aide au carburant polluant, à l’instar du diesel agricole, et la mise en place d’un impôt sur le plastique. Cette politique environnementale ne prend ainsi pas en compte la dimension sociale de la transition énergétique, ce qui ne tarda pas à provoquer un mouvement d’opposition parmi les premier·es concerné·es par l’arrêt des subventions au diesel agricole.
La montée de la colère sociale
Dès début janvier, les agriculteur·trices allemand·es se mirent en branle pour exprimer leur mécontentement devant la hausse du prix du carburant. Un rassemblement d’une centaine de personnes réussit à bloquer le ferry du ministre de l’économie, Robert Habeck, appartenant au courant « réaliste » des Grünen, qui revenait de ses vacances sur une île de la mer du Nord. Le but de la manœuvre était de l’obliger à dialoguer avec les agriculteur·trices protestataires, mais Habeck ne sortit pas du bateau. Cet épisode fut unanimement condamné par les médias et le gouvernement allemand, qui trouva inacceptable la « violence » des manifestants, sans toutefois prendre en considération les revendications de ce mouvement. De même, lors d’une manifestation des agriculteur·trices le 15 janvier à Berlin, Christian Lindner chercha à récupérer le mécontentement paysan, utilisant les vieilles recettes démagogiques en fustigeant les « chômeurs qui ne font rien » et les activistes climatiques « d’extrême gauche ». Il se fit toutefois copieusement huer et insulter par les personnes présentes ce jour-là, les agriculteur·trices n’étant pas dupe des responsabilités du ministre des finances dans les mesures d’austérité.
Néanmoins, l’instar de la France, le mouvement des agriculteur·trices n’est pas sans ambiguïté car la principale organisation syndicale agricole est proche de la CDU, et son dirigeant, Joachim Ruckwied, est un éminent lobbyiste de l’agro-capitalisme et siège dans huit conseils d’administration de plusieurs groupes agro-industriels allemand. En outre, lors des manifestations paysannes, des symboles des « citoyens du Reich » (Reichsbürger), mouvance complotiste réfutant la légitimité de la République fédérale, ont pu être observés. Surtout, des autocollants de l’AfD ont également été observés montrant la proximité d’une partie du monde agricole, en particulier dans les territoires de l’ex-Allemagne de l’Est, avec le parti d’extrême-droite.
Parallèlement à ce nouveau « soulèvement paysan », comme l’a appelé la presse allemande en référence aux révoltes paysannes du début du XVIe siècle, le syndicat des cheminots de la Deutsche Bahn, le GDL, annonça également une grève reconductible le 23 janvier, laquelle devait courir jusqu’à début mars. Il s’agissait de la troisième grève des cheminots en l’espace d’un an, témoignant des inquiétudes face au plan d’austérité – qui annonce la privatisation du transporteur DB Schenker, – mais aussi du retour d’une certaine combativité des syndicats allemands. La GDL cherchait à pousser la direction de la Deutsche Bahn à négocier une augmentation des salaires pour faire face à l’inflation et une réduction du temps de travail. Toutefois, après avoir obtenu un rendez-vous avec la direction de la Deutsche Bahn le 5 février, le syndicat décida de l’arrêt de la grève pour le lundi 29 janvier le temps des négociations. La pratique de négociations de branche – ainsi que l’interdiction des grèves politiques – rend toutefois difficile, mais pas impossible, l’intensification du mouvement et sa contagion à d’autres groupes professionnels.
Un extrême-droite de plus en plus décomplexée
La baisse de popularité du gouvernement profite pour l’instant essentiellement à la CDU et au parti d’extrême-droite AfD qui capitalise sur la grogne sociale et le sentiment de déclassement des classes moyennes. Ce dernier, qui dispose déjà de 78 députés au Bundestag, est crédité à plus de 30% d’intention de votes dans certains Länder de l’Est de l’Allemagne, devançant de très loin les partis au pouvoir. Le site d’investigation Correctiv a par ailleurs révélé à la mi-janvier l’existence d’une réunion secrète, le 25 novembre dernier à Potsdam, près de Berlin, entre des dirigeants et sympathisant·es de l’AfD, des militants néonazis et des chefs d’entreprises visant à planifier une « remigration » des populations et citoyen·nes « étrangères » hors des frontières nationales. Parmi les participants à cette réunion se trouvaient notamment des représentants d’un courant de l’aile droite de la CDU, nommé la Werteunion (Union des valeurs) qui cherchent à faire sauter les digues – de plus en plus fragiles – entre leur parti et le mouvement d’extrême-droite, pour le moment toujours officiellement infréquentable.
La révélation de cette réunion dans la presse allemande a suscité un grand émoi dans la population, conduisant à des rassemblements massifs le week-end du 19 au 21 janvier, comptant en tout plus de 1,4 millions de manifestants dans toute l’Allemagne, y compris dans certains bastions du parti d’extrême-droite à l’Est qui n’avaient plus vu de telles manifestations depuis la révolution pacifique ayant conduit à la chute du régime en RDA. De nouvelles journées de manifestation ont été organisées depuis, rassemblant à chaque fois des foules considérables. Le chancelier Olaf Scholz ainsi que les membres du gouvernement allemand ont également participé à ces manifestations, appelant à la défense de la « démocratie », sans toutefois remettre en cause les politiques d’austérité nourrissant le vote d’extrême-droite. Une procédure visant à interdire complètement l’AfD est en ce moment étudiée par le Tribunal constitutionnel allemand, même si pour l’instant il est assez peu probable qu’elle aboutisse. Le parti néonazi NPD – qui avait fait l’objet par deux fois d’une procédure de dissolution, sans succès – vient toutefois de voir ses financements publics gelés pendant six ans.
L’année 2024 sera une année électorale chargée en Allemagne, du fait des élections européennes et d’élections régionales en septembre 2024 dans trois Länder (État fédéré) de l’Est (Brandebourg, Saxe et Thuringe) où l’AfD est au plus haut dans les intentions de vote. En Thuringe notamment, l’AfD est créditée à plus de 35%, phénomène d’autant plus inquiétant que le parti est dirigé localement par Björn Hocke, ancien représentant de son courant le plus radical nommé Der Flügel (l’aile). Lors des élections au parlement régional de 2020, la branche régionale de la CDU s’était montrée prête à faire alliance avec l’AfD pour empêcher la reconduction du gouvernement mené Bodo Ramelow, du parti de la gauche radicale Die Linke. La direction fédérale du parti d’Angela Merkel avait toutefois rappelé à l’ordre les dirigeants chrétiens-démocrates de Thuringe afin d’arrêter ce dangereux rapprochement, pour l’instant encore tabou. Ainsi, le parti d’extrême-droite n’a pas pu, jusqu’à présent, trouver des alliés électoraux au sein de la droite traditionnelle, mais il n’est pas certain qu’une partie des chrétiens-démocrates, notamment dans les Länder d’Allemagne de l’Est et en Bavière, continue à faire barrage à un parti dont ils se sentent de plus en plus proche idéologiquement.
Quelles perspectives à la gauche du gouvernement ?
Face à la menace de l’extrême-droite, les partis de la gauche gouvernementale, le SPD et les Grünen, font pâle figure après s’être complètement dévoyés dans des nouvelles politiques d’austérité, trahissant les maigres espoirs qui avaient pu être fondés en eux. Le parti écologiste, qui avait déjà apporté son soutien à l’intervention militaire au Kosovo en 1999, s’est particulièrement bien adapté au « changement d’époque » en contribuant pleinement à l’augmentation du budget militaire. Les écologistes du gouvernement ont également assumé la violente répression des manifestants qui s’opposaient à l’ouverture d’une ligne de linite à Lützerath, début 2023. De cette manière, la participation des Grünen à la coalition a paradoxalement poussé la frange la plus déterminée du mouvement écologiste, dont l’Allemagne était une des pionnières en Europe, à remettre en cause les chimères du capitalisme vert. Les militant·e·s les plus conscient·e·s de l’urgence climatique se tournent à présent vers des modes d’action extra-parlementaire, à l’instar des manifestations Fridays for future lancées par Greta Thunberg, ou bien optent pour l’action directe, comme le mouvement Letzte Generation qui s’est fait connaître par le blocage des axes routiers en se collant les mains au bitume et qui cristallise en ce moment la haine des conservateurs et des réactionnaires de tous genres.
En outre, le seul parti de gauche d’opposition au Bundestag, Die Linke, traverse une période difficile en raison du départ d’une figure historique du parti, Sahra Wagenknecht avec neuf autres députés, lors du dernier congrès du parti en octobre dernier. Avec seulement 39 députés élus lors des élections fédérales de 2021, la scission a fait perdre au parti son groupe parlementaire, ainsi que les financements qui y sont liés. Sahra Wagenknecht était déjà en porte-à-faux de son parti depuis plusieurs années. Issue de l’ex-RDA et ancienne animatrice de la plateforme communiste au sein de Die Linke, elle s’en éloigna pour mener une stratégie populiste avec son mouvement Aufstehen (Debout) crée en 2018, – partiellement inspiré par l’expérience de La France insoumise. Durant la pandémie de Covid-19, Sahra Wagenknecht était devenue une « bonne cliente » des médias allemands en s’opposant au port du masque et à la vaccination obligatoire. Elle s’est aussi fait connaître du grand public en critiquant la gauche du « mode de vie », désignant selon elle les élites urbaines progressistes et éduquées, opposées à une « gauche conservatrice » qu’elle incarnerait, tout en reprenant aussi des arguments aux accents xénophobes.
Ainsi, en prévision des futures élections européennes, l’ancienne dirigeante de Die Linke a lancé la création d’un nouveau mouvement nommé – en tout modestie – l’Alliance Sahra Wagenknecht (Bündnis Sahra Wagenknecht, ou BWS), dont le programme appelle à stopper « l’immigration sauvage » et promeut la « paix » en Ukraine dans une posture plus qu’ambivalente vis-à-vis de la Russie. Cherchant surtout à attirer un électorat vieillissant et une partie des classes moyennes déclassées, le but affiché de Sahra Wagenknecht est de concurrencer l’AfD sur ses propres terres, en particulier dans l’ex-RDA. Même si rien ne laisse supposer que cette récupération de certains thèmes de la droite puisse permettre de contrer l’extrême-droite, d’aucuns aimeraient y voir malgré tout un débouché plus enviable pour un vote populaire de contestation. Toutefois, bien qu’on puisse légitiment critiquer la stratégie menée par Die Linke qui s’est peu à peu éloignée sociologiquement et politiquement des classes populaires, cette scission contribue à affaiblir le seul parti d’opposition actuellement à la gauche du gouvernement.
Pour finir sur une note optimiste, on pourrait avancer que le regain des mouvements sociaux, dont la grogne des agriculteur·trices et la grève de la Deutsche Bahn en sont les exemples les plus importants, laisse espérer un retour de la question sociale dans le débat public. En outre, la détermination des activistes climatiques, conduisant à la répression de sa frange la plus radicale, alimente une critique de plus en plus nette du capitalisme vert qui pourrait déboucher sur la prise de conscience d’une nécessaire rupture révolutionnaire avec le système existant. De plus, la départ de Sahra Wagenknecht et de ses partisans a clarifié les positions de Die Linke quant au soutien à l’Ukraine et aux migrants, attirant ainsi des nouveaux militant·es. Les désignations de Carola Rackete, activiste humanitaire qui s’était faite arrêter alors qu’elle venait en aide aux migrants en Méditerranée, et Gerhard Trabert, médecin engagé sur le terrain social, comme têtes de liste de Die Linke aux élections européennes pourrait amorcer une nouvelle dynamique positive pour la gauche radicale. Les manifestations massives de janvier contre l’AfD témoignent aussi du fait qu’une très large partie de la société allemande n’a dit pas son dernier mot face à la montée de l’extrême-droite, combat avec lequel nous nous devons d’être solidaires.
Franck Schmidt