A la rentrée de septembre 2023, je me demandais ce qu’allait trouver cette année le gouvernement et les médias pour ne pas parler des vrais problèmes de l’école : ce fut cette année une polémique raciste sur les Abayas.
Mais la petite musique s’est déréglée avec un manque flagrant de professeur·es (pudiquement appelé « crise du recrutement »), des inégalités sociales et scolaires qui se creusent et qui se voient bien trop pour être cachées.
Un rapport publié fin 2023 (https://nosservicespublics.fr/rapport-etat-services-publics-2023) précise même que la massification scolaire ne s’est « pas traduite par une démocratisation à la hauteur des enjeux de réduction des inégalités », la promesse de 80% d’une classe d’âge bachelière ne s’est pas traduite par un recul des inégalités mais par un déplacement de celles-ci vis-à-vis des diplômes. « La possibilité de poursuivre des études est toujours inégalement répartie dans la population : alors qu’ils représentent de part et d’autre 30 % des étudiants en licence, les enfants de cadres représentent 40 % des étudiants au niveau du doctorat, quand les enfants d’ouvriers et d’employés n’en représentent plus que 15 % ». Si le collège unique a conduit à « retarder la répartition des élèves entre filières générale et professionnelle, accroissant l’hétérogénéité des classes en termes d’origine sociale ou de rythmes de progression », l’orientation en fin de troisième est très marquée socialement, « l’existence de trois baccalauréats différents conduit à une segmentation sociale horizontale au sein du système scolaire français : en 2022, les enfants de cadres représentaient 35 % des titulaires d’un baccalauréat général et 8 % des titulaires d’un baccalauréat professionnel, quand les enfants d’ouvriers représentaient 34 % des titulaires de baccalauréat professionnel et 16 % des titulaires d’un baccalauréat général ».
Ajoutons à cela la situation des élèves en situation de handicap en milieu scolaire, dont le nombre a été multiplié par 3 depuis la loi de 2008 (notons que le nombre d’enfants issus de milieu défavorisé y est surreprésenté). L’Education nationale est incapable de répondre sérieusement, que ce soit en termes de moyens humains, qu’en termes pédagogiques, à la fois à la problématique des élèves en situation de handicap et aux « Elèves aux Besoins Educatifs Particuliers ».
Enfin, le rapport souligne que le modèle pédagogique dans l’école publique pose problème : « Marquée par le modèle du cours magistral, la pédagogie conduit à penser la classe et non les élèves. La différenciation pédagogique concernant l’apprentissage de la lecture en primaire est ainsi deux fois moins répandue en France que dans la moyenne des pays de l’Union européenne ». Et les professeur·es qui se lancent dans des « pédagogies émancipatrices » se retrouvent sanctionné·es (nous pensons en particulier aux militant·es Freinet). Ajoutons à cela la volonté au moins depuis Jean-Michel Blanquer de formater la pédagogie voire de supprimer les formations ou imposer des manuels scolaires validés par le ministère (Gabriel Attal).
Alors que faire pour l’école publique aille mieux ?
Réponse : tournons-nous vers l’école privée !
Nous avons là une piste : les écoles publiques sont pourries et donc les écoles privées doivent sauver la France. OK, je force le trait, alors, pour être totalement complet, citons le livre de Lisa Kamen-Hirsig, autrice du tweet cité ci-dessus (La grande garderie, chez Albin Michel) : « Quand on enseigne l’histoire et géographie en France, on parle d’inégalité en permanence. Les enfants sont considérés comme des victimes d’un système. On leur dit que s’ils sont dans telle école ou tel quartier, c’est parce qu’il y a des gens qui dominent et d’autres qui sont dominées, etc. » « Nos enfants sont sacrifiés par une institution toute-puissante, gangrenée par le gauchisme et l’égalitarisme » : « le monstre Éducation nationale ».
Cette militante proche de David Lisnard, enseignante-militante de l’enseignement privé sous contrat précise : « Je n’ai rien contre la République […] mais il me semble qu’avant d’enseigner que la République c’est l’alpha et l’oméga de la vie, on leur enseigne le français, la grammaire, leur propre langue »
C’est certes un peu brutal contre le monstre Education nationale (mais en même temps il l’a bien cherché, non?) et contre la République (sans doute un truc un peu inutile), mais nous tenons là une piste sérieuse et c’est bien l’essentiel.
Tournons-nous vers l’inévitable Olivier Babeau, qui ne peut s’empêcher d’être là dès qu’il s’agit de détruire les Services publics :
La démonstration est implacable : l’école publique est pourrie et coûte cher. L’école privé c’est super chouette et c’est source d’économie pour l’État.
Pas encore convaincu ? Comment est-ce possible ? Mais enfin, Eve Vaguerlant se demande « combien de jeunes parents, après s’être montrés favorables à l’accueil inconditionnel de tous les illégaux qui arrivent dans le pays, prennent ensuite grand soin de retirer leur enfant de l’école publique de leur quartier afin que celui-ci ne soit surtout pas mêlé à ces populations d’origine immigrée qu’ils voyaient d’un si bon œil ? Si quelque chose ne vous convient pas à titre individuel, pourquoi le souhaiter à la collectivité ? Un beau jour, plus personne, à part peut-être une infime minorité d’ultras privilégiés, ne pourra y échapper. » (Un prof ne devrait pas dire ça, L’Artilleur)
Notons que cet ouvrage est édité par Les Editions de l’Artilleur, qui publient des « ouvrages souverainistes » (bref identitaires) et « climato-réalistes » (bref climato-sceptiques).
Voilà, j’espère que vous vous sentez mieux maintenant. Et comme l’enseignement privé est capable de tout, elle est même capable de participer à une polémique raciste pour bien montrer qu’elle est désormais l’alpha et l’oméga de l’école (et de la laïcité) :
C’est à se demander pourquoi, dès les élections présidentielles de 2017, nous n’avions pas écouté l’enseignement catholique qui avait plein d’idées pour sauver l’école (https://enseignement-catholique.fr/ecole-l-enseignement-catholique-s-engage/) :
– favoriser l’autonomie des établissements, ou plutôt des chef·fes d’établissement
– déroger aux textes actuels de la Fonction publique
– limiter le rôle de l’État à un simple payeur et lui enlever le pilotage du système éducatif.
Et parce qu’il faut clairement désigner les coupables, était associé à ce document une vidéo décrivant l’enseignement public avec objectivité : profs grévistes, tire-au-flanc, rétifs à toutes réformes…,
Qu’on se le dise : l’enseignement privé (catholique ?) est la seule solution pour une « réelle éducation de qualité ».
S’ajoute à cela, le développement d’un enseignement privé hors-contrat, surfant sur une mode des « pédagogies alternatives » qu’il serait trop long de développer. Je vous invite simplement à lire ceci concernant la « pédagogie Montessori » : https://silogora.org/maria-montessori-entre-business-pedagogique-et-mysticisme-anthropologique/
Amélie Oudéa-Castéra, à peine nommée ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques (tout ça !), s’est expliquée sur le choix d’inscrire ses 3 enfants au collège-lycée Stanislas, établissement privé à l’univers ouvertement sexiste, homophobe et autoritaire : « Notre aîné, Vincent, a commencé comme sa maman à l’école publique, celle de Littré. Et puis la frustration de ses parents, mon mari et moi, qui avons vu un paquet d’heures qui n’étaient pas sérieusement remplacées ». Avant d’ajouter : « À un moment on en a eu marre comme des parents de milliers de familles qui ont fait un choix d’aller chercher une solution différente. » Et sans doute le plus beau : « On habitait rue Stanislas, scolariser nos enfants à Stanislas était un choix de proximité. Et depuis de manière continue nous nous assurons que nos enfants sont non seulement bien formés avec de l’exigence dans la maîtrise des savoirs fondamentaux qu’ils sont heureux, épanouis, des amis qui sont bien, qui sont en sécurité et en confiance. »
Amélie Oudéa-Castéra s’inscrit totalement dans la démonstration précédente : pour sauver les enfants (dont les parents ont les moyens), il faut les scolariser dans l’enseignement privé. Ce n’est pas la première qui a des liens avec l’enseignement privé (Jean-Michel Blanquer a scolarisé l’un de ses enfants alternativement dans le privé et le public, Pap Ndiaye, lui, avait préféré l’Ecole alsacienne, école fréquentée par Gabriel Attal), mais c’est la première qui s’en explique avec un tel condensé de mépris de classe teinté de communication (mal maitrisée). Tout y est, « je vais vous dire » au « je ne vais pas esquiver votre question » en passant par le « on va aller sur le champ du personnel, allons-y ». En terminant par un chef d’œuvre de vide politique : « Il est important de rappeler que l’Ecole est celle de la République, que la République travaille avec tout le monde dès lors qu’on est au rendez-vous de cette exigence et de ces valeurs. »
La guerre scolaire n’était donc pas terminée, et l’enseignement privé est en train de la gagner. Rappelons d’ailleurs que le budget 2024 continue à favoriser le privé puisqu’en termes de crédits de paiement 2024, la hausse est de 4.6% dans le premier degré public, 5.4% dans le second degré public et… 6.7% pour le privé. Le budget de l’enseignement privé croit plus vite que l’inflation, ce qui n’est pas le cas du public.
En 2020, le privé c’est 925 141 élèves dans le 1er degré (dont 51 015 hors-contrat) et 1 281 109 dans le 2nd degré, y compris post-bac (dont 66 196 hors-contrat). (Source : DEPP).
Le rapport sur les Services publics, cité plus haut, note le manque de mixité sociale avec un enseignement privé ayant une grande responsabilité : « Les pratiques d’évitement des familles dotées d’un fort capital culturel se sont intensifiées, à la fois par le recours au secteur privé sous contrat et du fait du développement important des cours particuliers, renforçant la mécanique de reproduction des inégalités sociales par l’école. Les pratiques de contournement concernent des publics assez identifiés socialement. Alors que la mixité au sein des établissements scolaires publics connaît une légère amélioration, les enfants de familles à fort capital culturel et/ou économique se concentrent de plus en plus au sein de l’école privée sous contrat : entre 2003 et 2021, au sein des collèges privés sous contrat, le taux d’élèves issus de milieux très favorisés passait de 29 % à 40 %, quand celui d’élèves issus de milieux défavorisés passait de 27 % à 19 % ». « Si les inégalités de réussite scolaire, selon le milieu d’origine, perdurent au sein même de l’enseignement public, la différenciation sociale croissante entre les élèves fréquentant l’école publique et ceux scolarisés au sein de l’école privée dans les vingt dernières années bouscule la notion même d’éducation nationale ». In fine, il est noté une « polarisation des publics de l’école ».
« La part des élèves scolarisés dans le privé est relativement stable sur les trente dernières années. On observe ainsi une légère augmentation de la proportion et du nombre d’élèves scolarisés dans le pré‑élémentaire privé depuis 25 ans (12- 13 % – soit environ 300 000 élèves), dans l’élémentaire privé (14‑15 % soit 600 000 élèves) et dans l’enseignement spécialisé privé (7-8 %). La hausse est un peu plus marquée dans le second degré (20-22 %). La part du budget de l’éducation nationale consacrée au financement de l’école privée sous contrat est directement liée au nombre d’élèves qui y sont scolarisés. En 2020, elle représentait près de 8,5 Md€ soit 10 % des financements publics. »
Mettre fin à l’enseignement privé sous-contrat est donc un objectif politique prioritaire pour qui veut réellement développer l’école publique gratuite et laïque pour toutes et tous. Certaines premières initiatives ont été tentées ces derniers temps comme cette proposition de loi au Sénat :
https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl22-493.html
Mais, sur le fond, ce qu’il faut réaffirmer, c’est la nationalisation de l’enseignement privé sous contrat, sans contrepartie, et la fonctionnarisation des personnels de ces établissements. Le passage du privé au public a déjà été gagné ponctuellement dans un établissement à Nantes et un autres à Bordeaux, mais cela reste ponctuel uniquement dans l’enseignement non-catholique. Voilà donc un combat à mener ensemble, politiquement et syndicalement. Ce sera la meilleure façon de répondre aux élucubrations de classe d’Amélie Oudéa-Castéra.
Matthieu Brabant