Immédiatement après l’accession à la Présidence de Salvador Allende, au début de l’année 1971, le gouvernement procède à un réajustement des salaires, sous l’impulsion de P. Vuskovic. Face à une forte inflation (35% pour l’année 1970), les réajustements sont compris entre 35% pour les salaires les plus élevés et 66% pour les plus bas. Le gouvernement tente également de contrôler l’inflation, notamment par le blocage des prix, c’est-à-dire le blocage des prix d’un certain nombre de produits de première nécessité. Ces mesures connaissent un succès relatif : pour les 6 premiers mois de 1971, l’inflation chute à 12% (contre 29% pour les 6 premiers mois de 1970)…
La bataille de l’approvisionnement
Entre augmentation des salaires et inflation persistance (mais à un niveau inférieur), on évalue autour de 20% la hausse moyenne du pouvoir d’achat ouvrier. C’est donc une politique fortement redistributive qui provoque une relance de la consommation et de l’activité économique. Cette relance est amplifiée par une politique de crédit bon marché pour l’industrie moyenne. Cela se traduit aussi au niveau de l’emploi, avec une diminution significative du chômage et la création de 200.000 emplois
Quelques problèmes « naturels » d’approvisionnement apparaissent. Mais ils vont être considérablement aggravés de façon tout à fait consciente par la bourgeoisie chilienne, (moyenne comme grande) qui, à aucun moment, ne joue pas le jeu : malgré la relance économique, elle pratique la grève de l’investissement et la spéculation sur les denrées et les produits courants, allant jusqu’à organiser la pénurie. La droite et l’extrême droite impulseront, à plusieurs reprises, des manifestations des femmes de la bourgeoisie qui, accompagnées de leurs employé-e-s de maison, organisent des concerts de casseroles pour « démontrer » que le gouvernement d’Unité populaire conduit à la faillite et à la famine.
La riposte de l’Unité populaire est l’organisation, en Juillet 1971, d’une « rencontre nationale des maîtresses de maison » en présence de P. Vuskovic. Celui-ci appelle les « maîtresses de maison » – c’est-à-dire les femmes de la classe ouvrière et des couches populaires – à s’organiser pour contrôler le ravitaillement et les prix. Dans ce but, le gouvernement impulse la création des « Juntes d’approvisionnement et des prix » – ou JAP, Juntas de abastecimentios y precios – qui sont des collectifs populaires de contrôle du ravitaillement et des prix. C’est donc une initiative du gouvernement, mais qui sera investie par une dynamique populaire : les JAP se développeront surtout au cours de l’année 1972, quand les problèmes de ravitaillement vont s’aggraver.
La réforme agraire
Le cadre législatif est resté inchangé : c’est celui du gouvernement précédent – démocrate-chrétien – qui avait amorcé une réforme agraire dès juillet 1967. Il ne s’agit pas en soi de mesures « socialistes » mais, plutôt de modernisation de l’agriculture afin d’en finir avec le système des très grandes propriétés – les latifundia – en vigueur au Chili comme dans une grande partie de l’Amérique latine et de redistribuer les terres. Le cadre législatif fixe la surface de terres et de terres irriguées qui ne peuvent pas faire l’objet de redistribution et que le propriétaire pourra conserver. Il stipule aussi que les outils et le bétail ne pourront pas être expropriées.
Ce cadre va être débordé par les mobilisations paysannes dans deux directions : l’extension des expropriations et le développement des conseils paysans. Dans plusieurs localités et provinces, des mobilisations se développent pour étendre les expropriations au-delà des limites fixées en ce qui concerne les terres et pour y inclure les outils et le bétail. Ce mouvement débouche sur des occupations de terres, aux marges ou en dehors du cadre légal. Ce phénomène n’est pas complètement nouveau : il avait déjà commencé avant l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire. Mais il connaît alors une accélération considérable : 16 en 1968, 121 en 69, 368 en 1970. Et 658 pour les seuls 6 premiers mois de 1971… Evidemment, les gros propriétaires ne se laissent pas faire. Les occupations débouchent parfois sur des affrontements armés. En Octobre 71, Moises Huentelaf, paysan mapuche et militant du MIR, est assassiné.
L’autre axe de la mobilisation paysanne est le développement des conseils paysans. A l’origine, ils ont été conçus par le gouvernement comme une structure para étatique qui doit seconder les fonctionnaires chargés d’organiser la réforme agraire et y associer la population paysanne. Officiellement, c’est un décret gouvernemental qui en janvier 1971 décide la création d’un conseil national paysan et définit ses déclinaisons provinciales et communales. Cette décision relève d’une conception assez verticale : les attributions et la composition sont décidées par en haut. Les conseils paysans doivent représenter les organisations et associations existantes – syndicats, coopératives, associations de fermiers, etc. – qui y désignent leurs représentants…
C’était sans compter avec les mouvements paysans radicaux notamment le MCR (mouvement des paysans révolutionnaires), un « front de masse » du MIR. Dans la province de Cautin, sous l’influence MIR et du PS, un conseil se constitue à partir de paysans mapuches et de fermiers : ils élisent leurs représentants. Ce conseil paysan d’un type nouveau (élu, donc) entre en conflit avec le conseil provincial « officiel ». Un troisième conseil surgit, impulsé par la CUT (Centrale Unique des Travailleurs) et le PC. Finalement, ce processus aboutit à un conseil de 15 représentants, élus par les paysans. L’exemple est suivi dans d’autres communes…
La question posée est claire : les conseils doivent-ils être composés de délégués élus par la base ou désignés au titre de leur organisation ? Finalement des négociations s’ouvrent au ministère, avec une participation du MIR (pourtant non membre de l’UP) et débouchent sur un compromis en deux points. Les conseils paysans déjà constitués sont reconnus, quelle qu’ait été leur mode de constitution. Et, pour les futurs conseils paysans, un nouveau système mixte (15 membres élus + 2 désignés par organisation) est mis en place.
En 1970, lorsque l’UP arrive au gouvernement, les expropriations (qui ont commencé en 1965) représentent 18% des terres cultivables et 12% des terres irriguées. En août 1972 : 50% des terres cultivables et 48% des terres irriguées.
La nationalisation du cuivre
En fait, les premières nationalisations importantes sont celles des banques, dès décembre 70. Seize banques commerciales privées, chiliennes et étrangères passent dans le secteur public. À la fin de l’année 1970, l’Etat contrôle 90% du crédit. Parallèlement, 70 entreprises industrielles sont expropriées, réquisitionnées ou placées sous le régime de « l’intervention » (l’Etat n’est pas propriétaire mais dispose d’un pouvoir de gestion prépondérant).
Mais la nationalisation la plus emblématique est celle du cuivre car elle symbolise la récupération par le Chili de ses ressources naturelles une aspiration partagée bien au-delà de la gauche, d’autant que les principales mines de cuivre sont alors aux mains de multinationales US. Le processus va se dérouler en trois étapes.
Première étape : le 6 juillet 1971, la commercialisation des exportations de cuivre est nationalisée. Deuxième étape : le 11 juillet 1971, un vote unanime du Parlement décide la nationalisation des (grandes) mines de cuivre. Mais le plus spectaculaire sera la troisième étape fixant le montant des indemnisations. L’Unité populaire ne prône pas les nationalisations « sans indemnité ni rachat ». Mais, dans ce cas, le gouvernement va exhumer d’anciennes dispositions légales qui permettent d’exiger des multinationales le remboursement des « bénéfices excessifs ». Une commission se réunit pour évaluer à la fois la valeur des entreprises nationalisées donnant droit à indemnisation et le montant des « bénéfices excessifs » à prendre en compte. Pour faire bonne mesure, la commission remonte à l’année 1955 ! Le 28 septembre 1971, la commission rend son verdict : ce sont les multinationales étrangères – en pratique, la majorité d’entre elles sont des entreprises nord-américaines – qui doivent 775 millions de dollars à l’Etat chilien. Cette décision sera évidemment considérée comme un provocation insupportable pour les Etats-Unis.
A ce stade, l’Etat contrôle 85% des exportations et 45% des importations. Pour le gouvernement – en tout cas l’axe majoritaire constitué par Salvador Allende et la Parti communiste chilien – le programme de nationalisation est achevé et l’APS (Area de Propiedad Social), le secteur nationalisé – est défini et borné. Ce n’est pas l’avis, on le verra, de nombreux travailleurs des entreprises privées. Ni du Parti socialiste qui se livre à une critique de gauche du gouvernement. Au fur et à mesure de la confrontation sociale, notamment lorsque les patrons s’engageront activement dans le sabotage de l’économie, des collectifs de travailleurs occuperont les entreprises et revendiqueront leur rattachement à l’APS