Le Venezuela vit des moments de tension critiques suite à l’avènement d’un double pouvoir à la tête de l’Etat. Spécialiste de l’Amérique latine et maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes, Franck Gaudichaud nous éclaire sur la situation.
A l’opposé du Groupe de Lima, qui s’est rangé derrière Juan Guaido, le Mexique et l’Uruguay qui soutiennent Nicolas Maduro, estiment que «la dualité intentionnelle de pouvoirs au Venezuela est un chemin direct au chaos et à la destruction des ciments de l’Etat vénézuélien». Partagez-vous cet avis ?
Franck Gaudichaud Les pays du groupe de Lima, qui compte dix pays d’Amérique latine plus le Canada, sont largement alignés sur Donald Trump, dont l’objectif est de mettre à profit la situation de crise au Venezuela pour mettre fin au gouvernement Maduro. Les obsessions interventionnistes des néoconservateurs étatsuniens représentent un risque évident de chaos et d’encore plus de violence pour le pays. Par la reconnaissance de Guaido, président autoproclamé, qui se place dans une stratégie du coup de force, on assiste à une nouvelle étape dans cet agenda.
La situation géopolitique est complexe. Alors que l’Union européenne (à l’exception de pays comme la Grèce), Emmanuel Macron ou le groupe de Lima, ont reconnu Juan Guaido, la Chine, la Russie, l’Iran, Cuba et la Bolivie soutiennent Nicolas Maduro, tandis que le Mexique et l’Uruguay ont lancé une proposition de dialogue entre les protagonistes. La polarisation politique est grande. Chacun des deux camps essaie de mobiliser ses partisans au plan interne (comme on l’a vu dans les manifestations récentes massives des pro et des anti-Maduro), mais aussi au plan international. La proposition du dialogue et la non-reconnaissance de Guaido sont aussi la position de l’ONU.
L’élection de Jaïr Bolsonaro au Brésil a-t-elle accéléré la volonté d’intervention étasunienne ?
Cette hypothèse n’est pas à écarter. Il y a en tout comme une conjonction des astres. L’élection de ce président d’extrême-droite a eu un impact dans toute la région, où dominent désormais les forces de droite et conservatrices après notamment l’élection d’Ivan Duque en Colombie, mais aussi de Mauricio Macri en Argentine ou de Sebastián Piñera au Chili.
Pour l’instant, l’armée a assuré de son soutien le président actuel. Si celle-ci devait faire volte-face, que se passerait-il ?
La force de Nicolas Maduro réside essentiellement à ce stade, dans son contrôle des forces armées. Mais cette institution n’est pas monolithique. Il existe des différences réelles entre les généraux, qui sont liés de près au pouvoir et les simples troupes, issues des classes populaires, qui subissent des difficultés dramatiques d’existence au quotidien.
Peut-on analyser la situation en termes de luttes de classes, où la classe aisée soutiendrait Juan Guaido, alors que Nicolas Maduro s’appuierait sur les classes populaires ?
Il faut être bien plus nuancé. Si le conflit de classe (et de « race ») a effectivement marqué l’ère d’Hugo Chavez, avec l’opposition entre celles et ceux d’en bas, comprenant aussi bien les classes populaires que les populations afro-descendantes ou indigènes, contre la classe blanche aisée et l’oligarchie traditionnelle, tout a été rebattu. On voit des quartiers historiques du chavisme descendre dans la rue pour protester ou suivre les appels de l’opposition, alors que l’hyperinflation ou la corruption ont mis à mal les programmes sociaux chavistes. Les classes populaires montrent leur mécontentement face au pouvoir. Elles ne se font pourtant guère d’illusions sur Juan Guaido, dont le parti « Volonté populaire » est rattaché à l’Internationale socialiste, mais est ouvertement de droite, même s’il fait miroiter des améliorations du pouvoir d’achat. Juan Guaido compte sur l’appui de certains secteurs patronaux pour débloquer l’économie.
Que reste-il de ces programmes sociaux à l’heure actuelle ?
Face à la pénurie généralisée, Nicolas Maduro a essayé de mettre en place depuis 2016 des comités locaux de ravitaillement et de production (CLAP), mais ceux-ci sont clientélistes et désorganisés du fait du désastre économique actuel. Résultat, plus de 2 millions de Vénézuéliens ont fui le pays.
Comment jugez-vous la position de l’UE, qui a lancé un ultimatum à Nicolas Maduro, lui enjoignant de procéder rapidement à des nouvelles élections présidentielles ?
Cette position tient du paternalisme et du néocolonialisme. D’ailleurs, rompant avec une tradition qui va de De Gaulle à Mitterand, Macron a décidé de reconnaître un gouvernement, alors que la France ne reconnaissait jusque-là que des Etats. Même si on doit être critique du bilan de Nicolas Maduro, il faut aussi dénoncer cette ingérence extérieure.
Le fait que Juan Guaido et Nicolas Maduro soient chacun soutenus par des grandes puissances ne fait-il pas penser qu’une confrontation armée directe soit improbable ?
Plusieurs stratèges russes, cités par la presse, estiment que leur pays n’a ni la capacité de projection pour agir au Venezuela et encore moins la volonté. Il faut relever que la Chine et la Russie ne sont pas seulement un soutien politique, mais surtout économique de Nicolas Maduro. Le Venezuela a un endettement énorme auprès ces deux pays qui pourraient perdre leur mise, en cas de conflit.
Face à cette situation, quelles sont les sorties de crise possibles ?
Pour l’heure, une issue à la crise est difficile à envisager. Le Mexique et l’Uruguay ont proposé d’instituer un groupe de contact entre les protagonistes. Si Nicolas Maduro s’est dit prêt à répondre à cette sollicitation, ni Trump ni Juan Guaido ne semblent vouloir de cette option. Cette proposition a aussi été phagocytée par l’Union européenne, qui exige des élections présidentielles rapides.
Dans le cadre d’une plate-forme, certains intellectuels vénézuéliens, proposent un référendum consultatif, comme l’autorise la Constitution, pour demander au peuple s’il veut de nouvelles élections générales ou pas, afin de ‘religitimer’ les pouvoirs publics. Tout en dénonçant l’ingérence extérieure et l’autoritarisme, cette plate-forme cherche à éviter une possible guerre civile et toute intervention militaire. Il s’agirait de renforcer une solution pacifique et démocratique pour le pays, option qui paraît bien difficile à concevoir au jour d’aujourd’hui.
Publié sur le site gauchebdo.ch