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Désarmement : pistes pour une politique de rupture…

Aussi surprenant que cela puisse paraître, nombre de nos concitoyens qui sont attachés la question de la « paix » entre les peuples, s’accommodent des records d’exportations d’armes françaises… Indication d’un sérieux problème.

Plus généralement, une des questions les plus urgentes aujourd’hui est la reconstruction d’un nouvel internationalisme. Toute politique visant à construire une majorité autour d’une alternative de transformation sociale, écologique et démocratique se trouve confrontée à la complexité du monde, aux crises multiples qui le traversent. Un gouvernement de transformation sociale devrait impulser une bifurcation du rôle de l’État français dans le monde. Une politique de rupture ne pourrait se mener à bien sans le développement d’une nouvelle politique étrangère qui bouleverserait la place de la France dans le monde, fixerait de nouvelles priorités, susciterait nécessairement des débats au sein des autres peuples sur leur propre avenir.

Dans cette hypothèse, la question du désarmement comme objectif politique doit être mise au premier plan si l’on veut que soit crédible tout discours voulant défendre la paix dans le monde. Il est donc nécessaire d’essayer de détailler ce que serait une politique concrète de désarmement qu’un gouvernement progressiste devrait impulser1.

Quelles mesures pour une politique de défense au service de l’émancipation ?

Démanteler le complexe militaro-industriel, construire un pôle public de défense

La France est aujourd’hui le 3ème exportateur d’armes à l’échelle mondiale (après les États-Unis et la Russie, et devant l’Allemagne et la Chine). Sa responsabilité internationale sur cette question est donc majeure. La production est concentrée au sein d’une poignée de grandes entreprises (Dassault, Safran, Thalès…) mais ce sont près de 5 000 petites et moyennes entreprises qui travaillent également sur ce secteur. Sur un chiffre d’affaires annuel d’environ 15 milliards d’euros réalisés par les entreprises de la défense, deux tiers relèvent des commandes publiques réalisées par l’État et un tiers des exportations2. À cette échelle, la production d’armes en France est déconnectée des besoins réels et devient un enjeu financier et de compétitivité économique, cela indépendamment des enjeux humains et politiques posés.

Le budget de la défense pour l’année 2018 a connu par rapport à l’année précédente une forte augmentation de 5,6 %, pour une enveloppe de 34,4 milliards d’euros (dont 18,5 milliards d’euros pour l’équipement des armées). Sous prétexte de « lutte contre le terrorisme » ce sont des sommes financières colossales qui sont englouties pour le plus grand profit des industries de la défense. Ces dépenses sont engagées sans réflexion quant aux besoins réels (au-delà même du débat sur ce que seraient ces « besoins réels »). D’autant que l’accumulation des matériels augmente les coûts de maintien opérationnel (entretien et maintenance), alors que le taux de disponibilité du matériel est faible3. On dépense de plus en plus pour entretenir du matériel dont une grande partie n’est pas disponible !

Les exportations françaises réalisées principalement au Moyen-Orient et en Asie s’effectuent en excluant toute considération politique (comme l’illustrent les ventes à l’Arabie saoudite d’armes utilisées dans la guerre au Yémen, meurtrières pour les civils4, et pour lesquelles la France et les entreprises exportatrices pourraient être accusées de « complicité de crimes de guerre »5). Ce commerce contribue à alimenter les désordres du monde, au détriment de la sécurité des peuples, y compris du peuple français. La politique étrangère de l’État français, sa diplomatie, ont fini par se mettre de plus en plus ouvertement au service de la réalisation de grands contrats d’exportations d’armes (Égypte, Inde…).

L’industrie de la défense en France, qui a constitué depuis des dizaines d’années une priorité pour l’État français au nom de l’« indépendance nationale », pèse lourdement sur l’ensemble de l’économie, notamment sur le maintien d’une industrie dynamique et tournée vers l’avenir. Elle aspire une grande partie des crédits de recherche et développement (3,5 milliards d’euros par an en moyenne), avec de faibles retombées pour les applications civiles. Elle pèse sur le système productif français, et freine l’émergence de nouvelles branches industrielles qui permettraient de répondre aux besoins sociaux et environnementaux (à la différence même d’autres économies capitalistes, telles celles du Japon ou l’Allemagne dont les systèmes productifs qui, même marqués par d’autres travers, sont bien moins entravés par cette question6).

Dans la perspective d’une transition globale, la question du désarmement n’a donc rien d’un enjeu annexe. La mise en œuvre d’une mutation de l’économie française, dans le cadre d’une planification écologique et d’une VIe République, qui donnerait la priorité aux besoins humains sur la course au profit, ne peut se réaliser sans la mise en œuvre d’une politique globale de désarmement, d’une décroissance du domaine de la défense. Cela nécessite une réorganisation globale du système productif, laquelle pose la nécessité de la construction d’un « pôle public de défense », constitué au moyen de la mise sous contrôle public des principales entreprises de défense, l’arrêt des privatisations réalisées ces dernières années, la reconversion des entreprises et des acteurs économiques concernés. Cette réorganisation devrait permettre de relativiser et marginaliser la place des industries de défense au sein du tissu économique français.

Deux leviers principaux peuvent être mis en œuvre par un gouvernement pour diminuer le poids du secteur de la défense : diminuer la dépense publique, contrôler et limiter les exportations d’armes. Mais cela suppose d’envisager une alternative pour les salariés et les acteurs économiques engagés dans ce domaine. Cette politique de désarmement devrait nécessairement être déployée de façon maîtrisée et démocratique. D’une part par une évaluation des besoins réels qui découlent des choix d’intervention militaire du pouvoir politique (qui peut être réalisée chaque année par le Parlement). D’autre part en fonction des rythmes de réalisation d’un plan de conversion des industries militaires et de l’ensemble des acteurs économiques qui y sont associées.

La reconversion des industries militaires et les nouvelles possibilités sociales et écologiques

La question du désarmement et de la reconversion des industries militaires était débattue de façon beaucoup plus large et publique dans les années 1990, après la fin de la « Guerre froide » (avec l’espérance, en fonction d’une logique strictement comptable, des « dividendes de la paix »…). L’échec qui a marqué cette période est largement dû au poids maintenu de la place des industries de défense, à l’incapacité à engager une bifurcation économique et à construire un nouveau mode de développement, ce qui aurait supposé une rupture avec la logique de concurrence internationale entre « puissances ». Ce n’est pas l’existence ou non d’une demande de productions d’armes et d’une concurrence entre États qui devrait déterminer les choix de production et de constructions de filières industrielles. Mais bien les besoins humains prioritaires, démocratiquement débattus.

Reste que cette période a constitué un moment de débat politique et social important (notamment en Europe et aux États-Unis) à propos de la mise en œuvre d’une politique de reconversion des industries militaires. Preuve que le débat est possible ! Il était déjà envisagé qu’une partie des industries de défense pouvait être reconvertie dans le domaine de la protection de l’environnement, des énergies renouvelables et de la transition écologique. Cela du fait du haut niveau de qualification d’une partie du personnel, et du lien historique important entretenu entre ces entreprises et les commandes publiques réalisées par l’État. Étant donné l’actuelle accélération de la crise écologique, cette hypothèse est plus que jamais d’actualité. Il y a urgence à mobiliser les énergies pour construire des modes de production, de distribution et de consommation qui maintiennent un équilibre durable avec notre environnement.

La question de la préservation des emplois des salariés de ce secteur est importante. L’industrie de défense en France a un chiffre d’affaires relativement faible comparé à d’autres secteurs industriels, mais elle représente environ 300 000 emplois, très concentrés dans quelques bassins régionaux (Île-de-France, PACA, Nouvelle Aquitaine…7), sans compter de nombreuses petites et moyennes entreprises sous-traitantes ou travaillant en lien avec les groupes de la défense.

Dans le cadre d’une orientation nationale adoptée au Parlement, le processus de reconversion devant être mis en œuvre devrait viser à déterminer quelles activités répondent à des besoins réels et lesquelles peuvent être abandonnées. Il devrait se concrétiser à l’échelle des territoires en associant les représentants des salariés, les élus nationaux et locaux, les acteurs économiques, les associations concernées… afin de déterminer les pistes et les rythmes d’évolution possible pour les entreprises concernées. Cela suppose de prendre en compte les possibilités de secteurs de reconversions pouvant être ciblés, les qualifications et les aspirations du personnel, les besoins de développement de la région.

Aujourd’hui des outils publics existent, mais ils sont sous-utilisés du fait de l’absence d’objectifs politiques, ainsi le FRED (Fonds pour la Restructuration des Entreprises de Défense, qui bénéficie d’un soutien financier de BPI France et de sa filiale Sofired). À l’échelle européenne (qui avait déjà permis la mise en place d’un programme de reconversion « Konvern », malgré des limites importantes, dans les années 1990), la question d’une reconversion coordonnée des industries de défense – à l’opposé du projet militariste d’une Europe de la Défense – pourrait être un objectif ambitieux, permettant le développement de nouvelles filières industrielles et d’acteurs publics, dédiés à l’environnement.

La question du désarmement nucléaire unilatéral comme porte d’entrée du changement de modèle économique

Vu la place de la dissuasion nucléaire dans la politique de défense, toute initiative de désarmement se trouve immédiatement confrontée à cette question, sur laquelle au demeurant existe un désaccord au sein de la gauche alternative8. L’attribution du Prix Nobel de la paix 2017 à l’association ICAN, mobilisée pour l’interdiction des armes nucléaires, a constitué un évènement important pour la sensibilisation de l’opinion publique. La prolifération nucléaire est aujourd’hui une menace majeure qui pèse sur l’avenir de l’humanité. La fin de la guerre froide n’a pas éliminé les risques immenses que font peser les armes nucléaires sur l’humanité. Ces risques pourraient mêmes être accrus par le développement des techniques de miniaturisation des bombes nucléaires.

La position traditionnelle de l’État français, basée sur la dissuasion, se veut une logique purement défensive. En aucune façon elle n’est censée être utilisée en premier ressort. Les arguments sur la question de la possession ou non de l’arme nucléaire sont assez simples. Soit ils relèvent de la croyance irrationnelle et dogmatique en une garantie illusoire de sécurité absolue, qui ne relève pas vraiment de la discussion rationnelle. Soit ils renvoient à l’idée qu’il s’agit d’un outil destiné à garantir la « puissance internationale » et le « rayonnement » de la France (auquel s’ajoute la défense de la place privilégiée de la France au Conseil de sécurité de l’ONU), laquelle est injustifiable moralement et politiquement, car elle alimente les déséquilibres internationaux.

Pour les partisans du désarmement nucléaire, les arguments peuvent se résumer ainsi9. Face à d’autres États qui possèdent l’arme nucléaire dans une logique défensive, la possession de l’arme nucléaire représente un immense gaspillage, puisque personne ne s’engage à s’en servir. Face à des acteurs, qui seraient mus par une logique « irrationnelle » voire « suicidaire », la possession de l’arme nucléaire ne garantit rien. Elle ne permet pas de se prémunir d’une frappe nucléaire mais seulement de provoquer en retour la mort de millions d’innocents (Après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, l’envoi de bombes nucléaires par le Japon sur Washington ou New York aurait-il contribué à une situation plus juste ?)

Aucun argument sérieux et aucune « doctrine de sécurité » ne justifie le maintien d’un tel arsenal qui constitue une aberration, qui perdure du fait de la persistance d’une vision obsolète des enjeux internationaux. La doctrine de la dissuasion encourage la prolifération. Elle apporte une illusion de sécurité à ceux qui possèdent l’arme nucléaire et incite ceux qui ne l’ont pas à vouloir se la procurer. L’État français porte une lourde responsabilité dans la prolifération à l’échelle mondiale des armes nucléaires10. Son engagement dans une politique de démantèlement de son arsenal nucléaire aurait des répercussions internationales très importantes et renforcerait tous les efforts internationaux pour limiter la prolifération des armes nucléaires.

Pour la France, l’abandon de la doctrine de la dissuasion et le démantèlement de l’arsenal nucléaire sont également une nécessité pour engager l’économie française dans un nouveau mode de développement plus soutenable, correspondant aux impératifs écologiques et sociaux qui aujourd’hui ne sont plus contournables. La dissuasion nucléaire représente entre 3 et 4 milliards d’euros de dépenses publiques par an. Mais la question financière n’est pas l’enjeu principal. Il ne peut y avoir de planification écologique sans sortie du nucléaire. Et il n’y a pas de sortie du nucléaire et d’élimination des risques que cette énergie entraîne sans abandon du nucléaire militaire.

L’État français peut substituer à la « doctrine de dissuasion » une doctrine de « dénucléarisation active », qui passerait par un démantèlement unilatéral de son arsenal nucléaire, la levée immédiate de l’État d’alerte (qui permet au Président de la République de déclencher seul une frappe nucléaire en quelques heures). Une telle initiative unilatérale ne s’opposerait nullement au développement d’un processus multilatéral de désarmement nucléaire (du type Convention pour l’abolition des armes nucléaires). Bien au contraire les deux dimensions se renforcent mutuellement.

La mise en œuvre d’une politique de désarmement ne produit pas mécaniquement une résolution des conflits et n’impose pas la paix. Mais elle constitue une démonstration de cohérence, qui renforce tous ceux qui se mobilisent en ce sens. Elle peut avoir un effet d’entraînement et susciter des coopérations à l’échelle internationale qui démontrent qu’une autre logique est possible.

Un préliminaire à cette évolution pourrait être la sortie de la France de l’OTAN et la fin de toute alliance privilégiée « occidentale ». Sans que cette rupture avec l’OTAN, dominée par les États-Unis qui cherchent à pérenniser leur domination menacée, ne doive mener à la recherche d’une alliance privilégiée avec les autres puissances capitalistes (Chine, Russie…), lesquelles à ce jour développent elles aussi une politique de puissance et de prédation économique, entraînant une course aux armements et le développement de risques de conflits régionaux.

Il ne s’agit nullement de se « retirer » du monde » et de se replier sur soi. Bien au contraire, le refus d’endosser la posture gaullienne de la « France comme grande puissance », la capacité de reconnaître les erreurs que l’État français a pu commettre dans telle ou telle situation, peut ouvrir de nouvelles possibilités de dialogues et d’initiatives, témoignant que d’autres chemins pour la paix et la coopération sont possibles.

François Calaret. Publié dans le numéro 39 de Contretemps.

Encart :

Sur l’accord de Vienne

Remis en cause par Trump en mai 2018, l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, malgré ses limites, démontre la possibilité de construire des relations internationales qui ne passent pas par une course à l’arme nucléaire. Mais une stabilisation de la région, aujourd’hui traversée par de fortes rivalités régionales entre l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Iran, Israël, nécessite une dénucléarisation globale du Moyen-Orient (y compris pour Israël), inséparable d’une résolution du conflit. Elle ne peut progresser qu’en atténuant les logiques des États pour lesquels la détention de l’arme nucléaire est censée être un gage de puissance, et ce pour construire de nouvelles relations internationales basées sur la coopération et le respect des droits des peuples.

Trois éléments de réponse peuvent être envisagés :

– À court terme, il faut favoriser la viabilité de l’accord sur le nucléaire iranien, malgré la rupture des États-Unis, y compris en contestant l’extra-territorialité de la justice américaine, qui se permet de sanctionner toute entreprise faisant le moindre usage du dollar.

– À moyen terme, c’est une dénucléarisation globale de la région (donc également d’Israël) qui est indispensable et qui peut permettre le développement de relations pacifiques entre États. Cela s’articule avec (et pourrait favoriser) une résolution régionale du conflit palestinien (reconnaissance des droits des Palestiniens, reconnaissance de l’État d’Israël).

– À long terme, un abandon des armes nucléaires dans une région traversée par de nombreux conflits n’est pas envisageable sans une dynamique mondiale de désarmement. Et c’est là où les autres puissances nucléaires, dont la France, ont une responsabilité particulière. Notamment parce qu’elles ont fortement contribué au développement de la prolifération nucléaire. La France a ainsi contribué, dans les années 1960 et 1970, au développement du nucléaire en Israël, en Irak, en Iran, au Pakistan… (cf. Georges-Henri Soutou, « La France et la non-prolifération nucléaire » https://journals.openedition.org/rha/7154). Une politique de désarmement nucléaire unilatéral pourrait contribuer de façon importante à ouvrir le débat à l’échelle mondiale et rendre possible de nouvelles perspectives de paix.

https://www.ensemble-fdg.org/content/nucleaire-iranien-trump-ouvre-la-crise

1 On pourra lire aussi sur ce sujet une contribution de la Commission Défense au dernier congrès du PCF http://congres.pcf.fr/85483 et le livret défense de la France Insoumise https://avenirencommun.fr/livret-garde-nationale-defense/

2 Claude Serfati, L’industrie française de défense, page 7, La Documentation française, 2014.

3 Claude Serfati, op. cit., page 110.

4 https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/publication-du-rapport-au-parlement-2017-sur-les-exportations-d-armement

6 Claude Serfati, op.cit., page 130.

7 Claude Serfati, op. cit., page 23.

8 Cf. par exemple, Pierre Rousset, « Jean Luc Mélenchon, l’habit présidentiel, l’arme nucléaire et la gauche française » http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article25138

9 Pour une analyse détaillée, cf. Pierre Villard, Pour en finir avec l’arme nucléaire, La Dispute, 2011.

10 Cf. Dominique Lorentz, Affaires Atomiques, Les Arènes, 2001.