« C’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus », cette maxime du milliardaire Warren Buffet concerne les boursicoteurs, elle pourrait aussi bien s’appliquer à la zone euro. La masse énorme de liquidités que la Banque centrale européenne (BCE) a déversé sur les marchés financiers a permis de masquer les déficiences congénitales de la zone euro. Ce sont elles qui ressortent aujourd’hui alors que la BCE est en train de modifier sa politique monétaire.
La convergence des économies au point mort
Le premier problème renvoie à la remontée de l’inflation, 8,6 % au mois de juin en glissement annuel dans la zone euro. Mais ce chiffre, une moyenne, n’a strictement aucun sens au vu des différentiels entre les différents pays de l’Union : de 22 % en Estonie à 6,1 % à Malte. Mener une politique pour combattre l’inflation sur la base d’un chiffre moyen, alors même que les écarts d’inflation entre les pays sont considérables est dépourvu de toute pertinence. Ces écarts s’expliquent au premier abord par des politiques différentes des gouvernements pour limiter l’impact de la hausses des prix sur les populations ainsi que par le poids différent des hydrocarbures dans le mix énergétique. Mais ils renvoient à un problème plus fondamental, celui de la convergence des économies de la zone et à son mode de fonctionnement, problème que la crise financière de 2008 avait déjà révélé au grand jour.
La mise en place de la monnaie unique, appuyée sur les critères du Pacte de stabilité et de croissance – les fameux critères de Maastricht -, devait permettre la convergence des économies européennes. C’est l’inverse qui s’est produit et l’euro s’est révélé une machine à diverger. Pour fonctionner correctement la monnaie unique aurait supposé que des transferts financiers entre les États membres contribuent à l’harmonisation et à la convergence des économies de manière à construire une Europe de la solidarité et non une Europe de la concurrence et du dumping. En l’absence de politique de convergence, mais aussi du fait de l’impossibilité d’ajuster les taux de change pour compenser les divergences, monnaie unique oblige, le maintien de différentiels d’inflation devient un facteur déstabilisant : les pays ayant une inflation plus importante que leurs voisins voient leur compétitivité chuter et leur déficits commerciaux augmenter. C’est ce phénomène qui a été à l’œuvre en Europe avant la crise financière et qui a été à la racine des déséquilibres entre les pays du Nord et du Sud au détriment de ces derniers[1].
Ce que révèlent donc les écarts actuels d’inflation entre les pays européens, c’est que la convergence des économies n’a pas progressé d’un iota et ce malgré le Plan Next Generation EU lancé en 2020 qui pour la première fois permet de mettre en œuvre un mécanisme de subvention entre les États membres : plan apparemment considérable (750 milliards d’euros) mais qu’il faut rapporter aux 15 000 milliards annuels du PIB, à la période de trois ans sur laquelle il sera employé et aux besoins considérables en matière sociale et écologique auxquels il devra répondre. Mais surtout, malgré ce plan, la question du traitement des dettes souveraines des États membres en est toujours au même point et ce, bien que la BCE ait mis en place une politique monétaire « non conventionnelle ».
La politique monétaire « non conventionnelle » et ses limites
Malgré des mesures prises à contretemps – augmentation en juillet 2008 de son taux directeur à quelques semaines de l’explosion de la crise financière, puis par deux fois en avril et juillet 2011 alors même que l’activité économique était quasi stagnante – l’intervention de la BCE a permis d’éviter l’éclatement de la zone euro. On se souvient en juillet 2012 du « Whatever it takes » de Mario Draghi, alors président de la BCE, qui avait promis qu’il ferait « tout ce qu’il faut » pour sauver l’euro, déclaration suivie en septembre de la même année de l’annonce d’un programme de rachat illimité d’obligations souveraines (Outright Monetary Transactions, OMT) qui n’a d’ailleurs pas eu besoin d’être activé. La politique « non conventionnelle » de la BCE – achats massifs de titres publics et privés sur le marché secondaire, taux réels négatifs, opérations de refinancement à long terme des banques (LTRO et TLTRO) – a effectivement rempli cet objectif et permis, à l’encontre d’ailleurs des traités, d’aider les États à se financer, stoppant la spéculation sur les dettes souveraines et réduisant fortement les écarts de taux (spread) auxquels les États empruntaient.
Elle n’a pas été sans inconvénient et a buté sur sa logique même : déverser des liquidités, non pas directement pour financer la transition écologique et le bien-être social ou des investissements productifs, mais sur les marchés financiers. Si la déflation a été évitée, pour l’essentiel ces liquidités n’ont pas été pas injectées dans le circuit économique et ont été en partie conservées sur les comptes des banques à la BCE – malgré un taux de dépôt négatif – pour faire face à des coups durs. Elles ont en outre nourri une nouvelle bulle financière car les banques ont prêté à des institutions financières ou à des grandes entreprises pour leur permettre d’effectuer des opérations spéculatives : rachats d’actions, fusions-acquisitions notamment.
La crise sanitaire a vu encore la BCE amplifier sa politique et rompre avec trois tabous. Les achats de titres publics étaient proportionnels à la part de capital des États dans la BCE, ce qui faisait que les « grands pays » étaient favorisés. La BCE a décidé lors de la crise sanitaire de rompre avec cette règle et d’acheter en priorité les titres publics des pays les plus en difficultés, ce qui a permis notamment à l’Italie de pouvoir continuer à emprunter à des taux très bas sur les marchés financiers. Au mois de juillet 2021, ont été rendues publiques les conclusions de la « revue stratégique » que sa présidente Christine Lagarde avait décidé de lancer. La stratégie de politique monétaire qui y est explicitée ne constitue certes pas une révolution doctrinale mais marque des évolutions notables.
Jusqu’alors, dans l’achat de ses titres, la BCE appliquait le principe de la « neutralité de marché ». Or, les entreprises qui se financent par l’émission d’obligations (en général les plus grandes) étaient, de fait, favorisées quand la BCE rachetait leurs titres. La BCE en achetant, au nom d’une prétendue neutralité de marché, des titres des grandes entreprises polluantes leur permettait donc de se financer à moindre coût. La BCE a décidé que, dorénavant, « elle ajustera le dispositif gouvernant la répartition des achats de titres de manière à tenir compte de critères liés au changement climatique ». Ce nouveau dispositif va cependant mettre un temps considérable à se mettre en place – il est annoncé pour 2024 –, probablement pour laisser aux entreprises polluantes le temps de se retourner. Le dernier point concerne la cible d’inflation. Le mandat donné par les traités à la BCE, la stabilité des prix, a été traduit par cette dernière en un objectif précis : l’inflation ne devait jamais dépasser les 2 % par an. Désormais, elle « estime que viser une inflation de 2 % à moyen terme est le meilleur moyen de maintenir la stabilité des prix, son engagement autour de cet objectif étant symétrique ». En clair, l’inflation pourra dépasser les 2 %[2].
Retour à l’orthodoxie ?
La BCE avait fait de la lutte contre la déflation son objectif en inondant de liquidités les marchés espérant que ces liquidités seraient réinjectées dans le circuit économique. On a vu les limites de cette stratégie. Le retour d’une forte inflation va fortement la perturber. D’abord analysée comme provisoire et comme due essentiellement à des perturbations dans les chaines de production suite au très fort rebond économique qui a suivi la fin des confinements, l’inflation est non seulement apparue pérenne mais de moins en moins maitrisée. Petit à petit, les banques centrales ont réagi, et en particulier celle des États-Unis, la Fed, qui au mois de juin a augmenté ses taux de 0,75 point, et qui vient de le refaire fin juillet, ce qui porte ses taux directeurs dans une fourchette comprise entre 2,25 % et 2,5 %. Ce différentiel de taux a entrainé une baisse de l’euro par rapport au dollar sur le marché des changes. Dans le contexte actuel, une telle baisse aura des effets inflationnistes, renchérissant notamment les prix des importations d’énergie qui sont payés en dollars. Au-delà, le cours de l’euro a toujours été erratique, ce qui pose des problèmes d’adaptation aux entreprises exportatrices hors zone euro et des problèmes quant aux prix des importations venant des pays hors zone euro, notamment en matière d’énergie. Le niveau optimal de l’euro est d’autant plus difficile à déterminer que la zone euro est hétérogène et que tel niveau de l’euro peut favoriser tel pays et en pénaliser tel autre et, plus compliqué encore, à l’intérieur d’un pays, toutes les entreprises ne sont pas sensibles de la même manière au taux de change de l’euro.
Après donc avoir longtemps hésité, la BCE a décidé de suivre le même chemin que les autres banques centrales. Déjà, dès le mois de décembre 2021, la BCE décide de mettre fin progressivement aux achats d’obligations effectués dans le cadre du Plan d’urgence face à la pandémie (PEPP) pour les arrêter fin mars 2022. Elle décide aussi de mettre en œuvre un plan de réduction de son programme d’achats antérieur, mis en place en 2015, appelé APP (Asset Purchase Programme) qui s’est arrêté le 1erjuillet 2022. Enfin elle s’est décidé ce mois de juillet à relever ses taux de 0,5 point, une hausse plus importante que prévue, son taux de dépôt qui était de – 0,5 % passant ainsi à 0 %. De plus, d’autres hausses de taux ne sont pas à exclure en septembre.
La BCE est-elle revenue à sa politique traditionnelle ? La réponse est plus complexe. D’une part, malgré cette augmentation, les taux réels (défalqués de l’inflation) restent largement négatifs. Ainsi la France a emprunté le 25 juillet à court terme à des taux nominaux allant de 0,002 % à 0,457 %, c’est-à-dire à des taux réels fortement négatifs compte tenu de l’inflation. Les prêteurs continuent à accepter de perdre de l’argent pour pouvoir le placer. D’autre part, si la BCE a décidé d’arrêter ses achats d’actifs, elle va néanmoins réinvestir la totalité des remboursements des créances arrivant à échéance en continuant à acheter des titres sur le marché secondaire. Les liquidités déversées sur les marchés financiers ne vont donc pas se tarir et une partie des titres publics trouvera preneur par ce canal au moins jusqu’à la fin 2024, ce qui devrait limiter en théorie les mouvements spéculatifs.
L’augmentation des taux sera-t-elle efficace pour lutter contre l’inflation ? L’inflation actuelle ne vient pas d’une demande qui explose et qu’il faudrait casser en rendant le financement de l’économie – la consommation des ménages et l’investissement des entreprises – plus coûteux en augmentant les taux d’intérêt. Elle vient, au contraire, de pénuries liées à des problèmes d’offre avec la mise à mal du modèle néolibéral basé sur l’éclatement des chaines de valeur, le juste à temps et le zéro stock. La désorganisation des chaines de production, les goulets d’étranglement, les pénuries de matières premières, de composants électroniques, de pièces détachées se combinent avec une crise énergétique, aggravée par la folie spéculative, pour alimenter la hausse des prix. Le péril climatique se combine avec la crise géopolitique pour aggraver les pénuries alimentaires sur des marchés agricoles non régulés. La désorganisation des chaines industrielles risque d’autant plus de se pérenniser, et avec elle, l’inflation, que nous sommes dans une situation où commence à se mettre (trop) doucement en route la transition vers une économie décarbonée. L’impossibilité de coordonner réellement l’offre et la demande, par exemple des métaux rares ou des puces électroniques, entraine de multiples déséquilibres sectoriels qui, tous, génèrent une hausse des prix[3].
Dans cette situation, on ne voit pas comment des légères augmentations de taux pourraient être efficaces. Le doute envahit même le chroniqueur du quotidien Les Échos, Dominique Seux, qui écrit : « Le risque est naturellement que cette hausse ne change pas grand-chose à une inflation en partie importée mais amplifie le ralentissement de l’économie européenne ». En fait, pour casser l’inflation actuelle par une politique monétaire, il faudrait mettre en œuvre une thérapie de choc, telle que l’avait fait le président de la Fed Paul Volcker qui avait fait passé le taux directeur réel de 1,8 % en 1980 à 8,6 % en 1981. Mais un tel choc entraînerait une crise généralisée de la dette, une récession massive et brutale et la fin de la transition écologique faute des investissements nécessaires tant publics que privés. Cette solution semble, pour le moment en tout cas, exclue mais d’autres risques majeurs existent.
Une situation instable
Le premier est évoqué par Dominique Seux, celui d’aggravation des risques de récession. Contrairement à une antienne rabâchée jour après jour, l’inflation actuelle n’est pas entretenue par une boucle prix-salaires comme voudraient nous le faire croire les gouvernants : les salaires réels (défalqués de l’inflation) baissent. La crise financière de 2007-2008, suivie par la grande récession de 2009 avait déjà laissé les économies européennes dans un état exsangue, malgré le fait que la BCE ait inondé les marchés financiers de liquidités et mis en œuvre des taux d’intérêt réels (défalqués de l’inflation) négatifs. La politique d’austérité, plus ou moins massive suivant les pays et les rapports de forces sociaux, a débouché sur une quasi-stagnation de l’activité économique. Avant même, donc, la crise sanitaire, les économies développées donnaient de très sérieux signes de fatigue. Le rebond suite à la crise sanitaire a été de courte durée et le ralentissement de l’économie est maintenant assuré de l’aveu même du Fonds monétaire international (FMI) dans ses estimations publiées le 26 juillet. Dans cette situation, l’augmentation des taux ne peut qu’être qu’un signal désastreux.
Cela pointe le deuxième risque de la situation actuelle, celui de l’austérité reproduisant ainsi le schéma de 2010 qui avait vu la mise en œuvre de politiques d’austérité après que la crise financière eut entrainé une explosion des dettes publiques. Il s’en était suivi une récession importante puis une période de stagnation économique. Certes aujourd’hui institutions européennes et gouvernements affirment avoir tirer les leçons de cette période et jurent ne pas vouloir y revenir, le mot « austérité » est même banni du vocabulaire. Cependant, la hauteur des déficits publics et la croissance de la dette publique sont de plus en plus évoqués comme une justification pour couper dans les dépenses sociales et remettre en cause les droits des salarié.es. Pour en rester au cas de la France, le gouvernement prévoit une nouvelle réforme de l’assurance-chômage et des retraites, fait baisser les salaires réels en refusant une indexation sur l’inflation, prévoit une baisse relative des dépenses publiques par rapport à la croissance du PIB et a programmé un retour du déficit budgétaire à 3 % du PIB en 2027, ce qui suppose de couper massivement dans les dépenses publiques. Si ce n’est pas de l’austérité, ça y ressemble fortement !
Le troisième risque est celui du déclenchement d’une crise obligataire qui se traduirait par une chute brutale de la valeur des titres publics sur le marché secondaire. En effet, une augmentation des taux directeurs par les banques centrales entraine une baisse des cours des obligations d’État déjà en circulation et une augmentation de leur taux. Les institutions financières (banques, assurances, fonds d’investissement) qui possèdent ces obligations essaient alors de s’en débarrasser dans une course à la liquidité déclenchant ainsi une spirale baissière généralisée avec le risque de défaut qui pourrait s’ensuivre. Si nous n’en sommes encore pas là aujourd’hui, le phénomène semble enclenché. En France, par exemple, le taux d’intérêt des obligations de l’État à dix ans est passé de – 0,4 % à 2,4% entre janvier 2021 et juin 2022, les investisseurs ayant anticipé et intégré l’augmentation des taux par la BCE.
Enfin, dernier risque, celui d’une nouvelle crise des dettes publiques due à des attaques spéculatives qui, comme en 2010-2012, se déchaineraient contre des pays que les investisseurs jugeraient les plus fragiles, Italie, Espagne, Portugal, Grèce. Cela se traduirait par une augmentation des écarts de taux auxquels les États empruntent. Là aussi, le phénomène est déjà commencé et c’est l’Italie qui est en première ligne. En effet, la crise politique italienne a servi de prétexte pour une attaque spéculative contre la dette italienne sans précédent depuis 2011 : le spread entre l’Italie et l’Allemagne, pays de référence, a ainsi augmenté de 240 points de base (2,40 %) le jour de la démission de Mario Draghi de son poste de Président du conseil. Si cette situation empirait et touchait d’autres pays, ce serait comme en 2010-2012, l’existence même de la zone euro qui serait menacée.
La BCE en est consciente et a annoncé la mise en place d’un bouclier visant à lutter contre la « fragmentation » de la zone euro, le TPI (Transmission Protection Instrument), instrument de protection de la transmission (ITP), lui permettant d’acheter au cas par cas des obligations d’État des pays pouvant être concernés par des attaques spéculatives. Mais au contraire du « Whatever it takes » de Mario Draghi en juillet 2012 et du programme OMT, le flou demeure sur les situations qui justifieraient une telle intervention – est-ce le cas par exemple de la situation italienne actuelle ? -, mais surtout cette intervention serait conditionnée à une série de critères à respecter en matière de finance publique. Le risque est donc que cet outil soit un moyen de chantage vis-à-vis de certains pays pour les forcer à accélérer la mise en œuvre de mesures néolibérales sans d’ailleurs la moindre garantie que les attaques spéculatives cessent et avec l’assurance d’une aggravation de la récession économique. On entrerait donc alors dans une spirale mortifère dont la Grèce a été l’exemple emblématique.
Conclusion
La zone euro entre donc de nouveau dans une phase de turbulences. Au-delà de phénomènes qu’elle ne maitrise pas – crise sanitaire ou géopolitique avec l’invasion de l’Ukraine – leurs conséquences renvoient à la nature même de la construction européenne et aux choix politiques qui y ont encore cours. Certes la crise sanitaire a vu des évolutions importantes se faire jour, mais chassez le naturel, il revient au galop. La zone euro, et plus globalement l’Union européenne, sont des constructions bancales. Loin de s’engager dans un changement de paradigme, les orientations actuelles visent à aménager à la marge un modèle en crise permanente. Sortir de cet état suppose d’engager un processus de refondation de l’Union européenne qui rompt avec les préceptes du néolibéralisme.
Pierre Khalfa
[1] Voir Attac, Fondation Copernic, Cette Europe malade du néolibéralisme, LLL 2019.
[2] Sur la politique monétaire et les dettes publiques, voir Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa, Jacques Rigaudiat, Quoi qu’il en coûte. Sortir la dette de la finance, Textuel 2022.
[3] Pour plus de développements, Pierre Khalfa, Jacques Rigaudiat, L’inflation symptome d’un modèle néolibéral en fin de course, http://www.regards.fr/tribunes/article/tribune-l-inflation-symptome-d-un-modele-neoliberal-en-bout-de-course.