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Vaincre le fascisme : la stratégie du « front unique ouvrier », d’hier à aujourd’hui

Le groupe de travail sur l’extrême-droite de la Gauche écosocialiste lance une réflexion largement ouverte sur les formes de lutte unitaire à développer face à la montée
l’extrême-droite. Dans ce cadre, nous publions avec l’accord de son auteur cette note de blog déjà parue sur Mediapart le 19 janvier 2024. D’autres contributions seront publiées tout au long de l’année 2024.

Publié en 2021 aux éditions de la librairie La Brèche (NPA), l’ouvrage « Comment vaincre le fascisme » rassemble des écrits de Trotsky, rédigés entre 1930 et 1933 dans un contexte marqué en Allemagne par l’ascension au pouvoir du parti nazi. En septembre 1930, les « nationaux-socialistes » deviennent la deuxième force électorale du pays, devant les communistes et derrière les sociaux-démocrates. En janvier 1933, Hitler est nommé chancelier. Pointant la menace de destruction des organisations du mouvement ouvrier (partis, syndicats, associations, journaux…) que fait peser la montée du fascisme, Trotsky argue de la nécessité d’adopter « des tâches, des alliances et des mots d’ordre spécifiques ».

Front unique ou front populaire ? 

Pour le théoricien de la révolution permanente, l’urgence dans l’Allemagne des années 1930 est à la mise en œuvre d’une stratégie « défensive » d’unité dans l’action de la classe ouvrière et de ses organisations. Point question ici d’élaboration d’un programme politique partagé. Trotsky insiste particulièrement sur la nécessaire indépendance des communistes, enjoints à poursuivre le projet révolutionnaire et avec, la critique du réformisme social-démocrate.

Le « front unique ouvrier » s’oppose en ce sens à la stratégie du « front populaire », alliance électorale et programmatique réformiste, passée par les communistes avec les sociaux-démocrates, mais également avec des composantes de la bourgeoisie (les radicaux en France). Il s’agit à l’inverse d’un accord pratique, passé “par le haut” entre les organisations de la classe ouvrière, communistes et sociales-démocrates, dans l’objectif de mener conjointement des actions de masse “par le bas”, au sein de « collectifs ouvriers » (Soviets). L’enjeu est double :

  1. Regrouper et organiser les forces militantes – partisanes et syndicales – pour obtenir des victoires concrètes et immédiates ;
  2. Garantir leur « auto-défense » (armée) réciproque, dans l’atmosphère de guerre civile que fait régner la SA – section d’assaut –, formation paramilitaire du parti nazi.

« Marcher séparément, frapper ensemble »

Totsky résume l’esprit du front unique ouvrier avec les termes suivants : « marcher séparément, frapper ensemble […] se mettre d’accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ». Comme mentionné précédemment, le front unique n’est pas pour autant synonyme chez Trotsky d’abandon d’une perspective de transformation politique et sociale. C’est une première phase « défensive », condition de la poursuite de « l’offensive » révolutionnaire. La mise en œuvre de la stratégie du front unique est en un sens une condition de réussite du projet révolutionnaire. Elle freine l’ascension du fascisme, favorise l’unité de la classe ouvrière et pousse les dirigeants sociaux-démocrates à devoir assumer leurs divergences.

Selon son auteur, cette stratégie ne saurait être mise en œuvre sur la base de mots d’ordres trop radicaux, qui ne correspondraient pas à la réalité des rapports de forces sociaux et politiques. Elle suppose également de renoncer à tout « ultimatisme » pour permettre l’unité dans l’action du mouvement ouvrier. Au regard de la faiblesse d’une gauche traversée par des luttes pour l’hégémonie politique et des réflexes sectaires, le front unique ouvrier proposé par Trotsky résonne aujourd’hui avec d’autant plus de force.

Le front unique ouvrier aujourd’hui

Voici donc (très) synthétiquement résumée la filiation dans laquelle s’inscrit Olivier Besancenot lorsqu’il appelle dans les colonnes de Médiapart à un « front unique contre la droite et l’extrême droite », qu’il définit comme « une unité sur une démarche d’actions concrètes […] pour incarner une alternative de masse ».

Quelles perspectives peut-on dès lors dessiner compte tenu du contexte de fascisation et de « l’état d’esprit de la classe exploitée, de sa combativité et disponibilité pour la lutte » ? Je me risque ici à quelques éléments de réflexions, en écho et dans le prolongement de la préface de « Combattre le fascisme », rédigée par le sociologue et spécialiste de l’extrême droite Ugo Palheta.

Tout d’abord, le contexte politique et social actuel invite à mettre à distance les analyses triomphalistes qui, trop aveuglés par la crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste, nient ou minimisent la possibilité du fascisme. L’heure n’est pas non plus au sectarisme mais à l’unité dans l’action voire dans les urnes. Son périmètre, dont les contours restent à définir plus précisément, doit s’étendre « à toutes les organisations et collectifs luttant contre les oppressions structurelles, de manière à bâtir […] un bloc subalterne ».

Si on peut déplorer en ce sens l’état actuel de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES), « l’union de la gauche » ne saurait être l’alpha et l’oméga de la lutte contre l’extrême droite. La NUPES a été et reste un accord programmatique et électoral “par le haut” qui, bien que plébiscité par la base, n’a pas su lui donner les moyens de sa mise en mouvement. Son échec, qu’on peut imputer en partie aux ambitions hégémoniques de la France Insoumise (LFI) met au défi les organisations révolutionnaires. Quand le fascisme menace, où doit s’arrêter leur indépendance vis-à-vis de potentiels alliés “réformistes” ? Certaines envisagent de se lier sur plan électoral avec LFI (NPA) ou choisissent de se fondre dans le mouvement insoumis (GES, POI) quand d’autres se refusent à toute collaboration militante (RP). Dans les trois cas, leur capacité à mettre en mouvement par l’action les exploité·es apparaît très limitée.

La lutte contre l’extrême droite devrait dès lors passer et ce, dès à présent, par une mobilisation collective coordonnée nationalement par les partis et les composantes du mouvement social ; et déclinée localement, autour de mots d’ordres partagés et d’actions concrètes. Face aux difficultés d’imposer un front commun aux partis politiques et autres organisations du mouvement social, on peut regretter le désinvestissement par les militant·es révolutionnaires d’espaces plus autonomes d’engagement, comme ont pu constituer, par exemple, les “comités de lutte” locaux apparus au moment de la mobilisation contre la réforme des retraites.

La montée des actes de violence de la part des groupuscules fascistes et la répression d’Etat qui s’abat, avec plus ou moins de forces, sur l’ensemble des secteurs du mouvement social appellent aussi à ce que soit approprié plus largement l’enjeu de l’auto-défense. Sans se limiter à un « antifascisme de rue », la lutte contre l’extrême droite passe inévitablement par le renforcement et le soutien aux organisations « antifas », la constitution de collectifs unitaires locaux et la prise en charge collective des tâches d’auto-protection.

Pour finir, les retards accumulés en matière d’hégémonie culturelle et le déséquilibre des moyens engagés dans cette lutte – si l’on ne prend que l’exemple des médias – nécessitent de faire preuve d’inventivité pour créer de nouveaux espaces d’organisation, de formation, d’entraide et de sociabilité, dans une perspective inclusive et autogestionnaire, qui laisserait toute sa place aux premier·ères concerné·es (clubs de sports, cafés associatifs, coopératives de production, médias indépendants…).

Adrien Bidaud-Bonod, publié en blog sur Médiapart.