Trois accords de « toute la gauche » ont marqué l’histoire. Mais aucune de ces trois expériences ne ressemblent en fait au processus en cours. Ce qui fait la singularité du moment actuel à la différence de 1981 et 1997 (36 est un peu loin tout de même), c’est l’inversion du contexte idéologique. Dans les années 80 et 90, les idées et les politiques néolibérales dominaient sans grande opposition. Cela ne justifie pas le tournant de la rigueur de 1983 (la fameuse parenthèse) ni les renoncements de Jospin pendant la gauche plurielle. Mais dans ces deux moments, le vent mondial soufflait à contresens, le social-libéralisme, ou le blairisme si l’on veut, dominait la gauche social-démocrate qui elle-même dominait l’ensemble des forces de gauche politique et syndicale.
En 1936, l’urgence antifasciste a conduit sous pression populaire et du mouvement ouvrier à l’unité populaire qui a permis l’expérience du front populaire. Mais cet accord est faible sur le plan programmatique, l’alliance avec les radicaux (qui portent bien mal leur nom), les pressions de l’époque du Kremlin stalinien pour un accord a minima (pas de référence aux congés-payés dans l’accord gouvernemental) et une impasse : intervenir ou non – et ce sera non- pour soutenir les républicains espagnols face à Franco. C’est bien la grève de juin 1936 qui va radicaliser le front populaire, obliger Blum à aller au-delà des intentions initiales et inscrire ce moment politique dans les mémoires. A retenir comme point commun avec aujourd’hui : la menace de l’extrême droite qui conduit à l’urgence de l’unité et du rassemblement.
La deuxième expérience, l’union de la gauche des années 70, obéit à un schéma inverse : l’évènement mai 68 comme grève générale et révolte prolongée de la jeunesse, amène les deux forces politiques dominantes (alliées aux radicaux désormais « de gauche ») à un programme de transformation de la société française assez ambitieux finalement et à se caler sur une stratégie de conquête électorale. Cette stratégie plus complexe que prévue à me ttre en œuvre (il faut attendre mai 1981 après deux échecs en 1974 et 1978), s’inscrit dans une décennie d’effervescence transformatrice et de luttes qui conduisent à des succès politiques (vote des jeunes à 18 ans, loi Veil…entre autres). Cette expérience se traduit par une inversion du rapport de force à gauche au profit du PS et au détriment du PCF et installe une hégémonie sociale-démocrate pour des décennies (qui vient de s’achever sous nos yeux). La radicalité existe dans la société, parmi les jeunes, au sein du PS et du PC, mais surtout dans l’’extrême gauche organisée qui choisit l’extériorité par rapport à cette « union de la gauche » qui marquera par exemple l’histoire de la Ligue pour longtemps.
En 1997, la gauche plurielle s’inscrit également dans une tradition de réponse politique électorale à un mouvement social. La grande grève de novembre et décembre 1995 a déstabilisé le pouvoir. Celui-ci commet une erreur d’appréciation du rapport de force réel dans le pays et convoque des élections législatives anticipées que gagne la gauche menée par Lionel Jospin. Il y a sans doute deux moments dans cette expérience : un dernier moment social-démocrate (les 35h) et l’affirmation d’une orientation austéritaire et néolibérale (les privatisations !) qui s’accentuera au point de plonger le pays dans un scénario catastrophe (qui se reproduira et s’accentuera trois fois): la famille Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Avec à la clé une division profonde à gauche entre deux orientations antagoniques qui se manifesteront en 2005 puis pendant le quinquennat de Hollande ! On connait la suite : Valls et Macron.
Ces trois expériences ont pour point commun de s’inscrire dans un moment de mobilisation sociale extrêmement forte. Et de s’articuler à des formations politiques solides et structurées susceptibles de proposer un débouché politique électoral. Avec tout de même une constance : quand la gauche s’unit cela répond à une situation peu ordinaire…
Dès lors : de quoi la NUPES est-elle le nom ? Car évidemment la comparaison amènerait à dévaluer ce qui est en cours à un simple jeu électoral, un accord de circonstances, un « moment à passer » comme on a pu l’entendre au conseil national du PS…Les gilets jaunes certes mais pas de grève générale à la hauteur des évènements précédemment cités, des mobilisations et des luttes fortes (féministes, antiracistes et écolos) mais fragmentées et donnant lieu à des réponses désunies de la part des forces de gauche.
Pourtant analyser ainsi la situation en cours conduirait à passer à côté du caractère totalement exceptionnel du moment présent. Ce qui l’emporte est donc l’inédit. L’hypothèse qui peut être formulée est que la mobilisation électorale prend la forme désormais d’un mouvement social. Dit autrement la société, ou une partie d’entre elle, investit les élections de ses colères, de ses revendications. La faiblesse des partis, et donc la disparition (sauf auprès des plus âgés), d’électorat fidèle et structuré politiquement, amène à des réactions spontanées, qui se décident dans les dernières semaines, mais qui de fait correspondent, ou sont la traduction de contradictions politiques, sociales, écologiques qui se sont accumulées quelque fois à bas bruit dans les classes populaires et dans la jeunesse. Donc le gaz est une forme politique moins éphémère qu’attendue et s’adaptant au mieux à l’archipélisation de la société française. L’élection présidentielle est le moment de la cristallisation et de la convergence des aspirations (quelque fois contradictoires) à changer, modifier le cours des choses. Ainsi la mobilisation pour voter Mélenchon, traduit une volonté d’exister et de ne pas se soumettre à une défaite annoncée (le match Macron/Le Pen) et en même temps de changer de logiciel et de tourner la page du social-libéralisme. Un mariage réussi rassemblement/radicalité. C’est toute l’intelligence politique du peuple de gauche d’avoir choisi et investi le vote JLM formant une vague qui a failli déjouer tous les pronostics. C’est toute l’intelligence de Mélenchon et de son équipe de l’avoir compris. Et de le traduire avec succès en politique de rassemblement pour les législatives. C’est elle aussi qui conduit les différentes forces à « prendre leur responsabilité » unitaire et ce point de vue la politique menée par la FI est exemplaire.
C’est peut-être également à un retournement spectaculaire de tendance auquel nous assistons. La parenthèse de 1983 qui se referme par ceux-là même qui l’ont ouverte. Retour dans les accords de toute la gauche des termes nationalisations, priorité aux services publics, partage des richesses, retraite à 60 ans…Mais également prise en charge de l’urgence climatique, des nouvelles questions émancipatrices… Et un bougé sur l’Europe conséquent même s’il faudra sans doute comme sur d’autres questions que cela se traduise dans la durée. Mais ne boudons pas notre plaisir : la gauche ne reviendra au pouvoir qu’en se rassemblant et qu’en inversant les priorités, qu’en rompant avec le logiciel social-libéral et productiviste.
Cette alliance peut-elle gagner ? la prudence nous obligerait à dire non mais …De temps en temps il n’est pas inutile d’oublier dans la formule gramscienne « le pessimisme de l’intelligence » (assez répandu dans les rangs de la gauche radicale)…
Indépendamment des législatives qu’il faut jouer à fond dans son potentiel de victoire, la création d’un troisième bloc (très en tête dans les sondages pour l’heure tout de même) peut et doit s’inscrire dans la durée : prégnance du danger d’extrême droite, persistance du danger des politiques néolibérales macroniennes, urgences sociales et écologiques, tout conduit à fortifier l’alliance en cours, son équilibre, son centre de gravité et son périmètre.
La détestation de Macron qui s’inscrit également dans un temps long de discrédit et d’affaires touchant la classe politique dirigeante, accentue la difficulté pour le camp libéral de s’unifier sur un projet qui masque la régression sociale majeure qui est le fond de leur politique. Finalement, le macronisme est aussi l’occasion d’une clarification politique pour la gauche dans son rapport à l’égalité, aux classes populaires, aux services publics et aux droits sociaux collectifs. C’est ce que vient de traverser le PS en crise.
La présidentielle et les élections législatives créent les conditions d’un cadre restructurant des repères, des revendications, bref un chemin émancipateur.
Cela indique donc un potentiel, une responsabilité, mais également des fragilités fortes.
La capacité du mouvement actuel à passer les législatives fixe une feuille de route qui ne pourra s’inscrire dans la durée qu’une fois connus les résultats des législatives :
– se fortifier en poursuivant la confrontation programmatique, accepter et encadre des divergences
– s’inscrire dans les territoires,
– accepter le pluralisme et forger du commun par la démocratie,
– aider à traduire en mobilisations sociales et écologiques le sursaut politique en cours,
– se doter d’instruments permettant de mener la bataille culturelle contre les libéraux et l’extrême droite dans un paysage médiatique dominé par les plus grandes fortunes…
Des taches exaltantes qui tranchent avec la morosité et le déclin sans fin annoncés.
Et qui devrait conduire à une redéfinition du projet et des contours de la gauche révolutionnaire et de la gauche radicale. Pour celles et ceux qui ont rompu avec la logique majoritaire du NPA il y a dix ans, il nous faut assumer le bien fondé d’avoir compris que l’anticapitalisme renfermé sur lui-même, et n’osant jamais s’inscrire dans des dynamiques plus larges se fixant la conquête du pouvoir comme objectif, était une impasse. La radicalité révolutionnaire doit s’inscrire dans la refondation. Très franchement la décision du NPA, malgré les hésitations, ne rompt pas avec une logique permanente (à défaut de révolution) d’extériorité. Mais avons-nous bien compris (un vrai nous collectif) qu’un cycle pour l’extrême gauche était achevé comme pour tous les courants issus du XX ème siècle ? Que le maintien et le développement d’un mouvement de contestation multiforme (et sans hiérarchie) du capitalisme passe désormais par l’immersion d’abord mais aussi par l’hybridation avec d’autres courants politiques ?
Pierre François Grond