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Travail, emploi, syndicalisme et transition

La reconnaissance de la crise climatique, de son ampleur et de son accélération, et plus largement d’une crise écologique multidimensionnelle, est l’objet depuis plusieurs années d’un relatif consensus, dont l’accord de Paris en décembre 2015 a porté la marque. Si l’Amérique de Donald Trump n’est jamais à l’abri d’une remise au goût du jour du climato-négationnisme, la question politique majeure concerne désormais la nature des réponses à la crise écologique. Dès 1974, André Gorz alertait sur le fait que malgré sa résistance, le capitalisme finirait par intégrer la contrainte écologique, lui offrant une nouvelle dynamique : « Des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes “optimales” de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de la “vie programmée” et le champ d’activité des appareils de répression »1. La finance verte, les produits assurantiels touchant aux catastrophes dites naturelles dessinent désormais un nouvel âge du capitalisme quant à ses rapports à la nature et aux catastrophes environnementales2. Face à cette prise en charge, non dénuée de contradictions, de reculs, de freins, le mouvement ouvrier et la gauche dans son ensemble sont en retard. Entre des discours généraux et souvent pertinents quant à la responsabilité du capitalisme et de son système énergétique, mais qui peinent à formuler des réponses sur ce qu’il est possible de faire dès maintenant, et les illusions d’une transition énergétique qui fait l’impasse sur les transformations sociales structurelles nécessaires pour envisager un avenir décarboné, l’espace est vaste mais difficile à combler. De même, les approches qui vantent un catastrophisme éclairé3 ou prévoient un effondrement proche des sociétés humaines4 n’offrent pas davantage de perspectives.

Or, la crise écologique n’a pas que des dimensions environnementales. Sa nature même interroge ses fondements et ses conséquences sociales. La destruction de l’environnement constitue désormais un amplificateur majeur de la crise sociale. Elle pèse sur les systèmes de santé, d’autant plus que ceux-ci sont partout mis à mal par les politiques d’austérité. La pollution atmosphérique entraîne ainsi chaque année près de 3 millions de décès prématurés dans le monde. Les particules fines sont responsables de 6 % des décès par cancer du poumon. Dans l’Union européenne, la pollution de l’air est le principal risque sanitaire dû à l’environnement, son coût pour les systèmes de santé étant estimé entre 330 et 940 milliards d’euros par an. Par ailleurs, de même qu’il est au centre de la destruction environnementale, le changement climatique est au centre des impacts sociaux de celle-ci. De nombreux exemples, y compris dans les pays dits « développés », montrent qu’il exacerbe les inégalités sociales, de classe, de genre, de race. Les phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, sécheresses, vagues de chaleur, cyclones, etc.) déstabilisent les conditions d’existence des peuples, contribuent à ruiner la petite paysannerie, accélèrent la concentration de la propriété foncière et favorisent l’appropriation privée des lieux et des ressources, dégradant les conditions de vie des couches les plus pauvres de la société.

À côté de ces phénomènes, la crise sociale s’accentue dans la plupart des pays, avec comme corollaire la permanence d’un chômage de masse dans de nombreuses régions du globe.

Comment envisager dès lors une réponse conjointe aux problèmes climatiques et donc énergétiques (avec comme objectif de laisser 80 % des énergies fossiles non exploitées dans le sol), et aux questions de l’emploi et de la précarité (le chômage touche en France environ 6 millions de personnes, soit plus de 16 % de la population en âge de travailler) ? Questions cruciales dont le syndicalisme doit s’emparer pour se renouveler et répondre aux défis contemporains, en envisageant des réponses sociales, écologistes et démocratiques sur plusieurs plans, à court et moyen termes, dans une perspective de transition dont les dimensions environnementales, énergétiques, sociales et politiques ne sauraient être dissociées. Le capitalisme contemporain n’offre aucune solution aux problèmes de climat et d’emploi, d’où la nécessité de penser une transition vers d’autres formes d’organisation de la société. Si cet horizon et les moyens d’y parvenir demeurent obscurs, certains principes pour envisager une telle transition peuvent être rappelés, en s’appuyant notamment sur certaines propositions d’ATTAC, que nous rappelons brièvement ici5 :

° Pas d’illusion face aux discours transitionnels

L’idée qu’historiquement des modèles énergétiques se substitueraient les uns aux autres, de façon harmonieuse et sans conflit, est illusoire. Autrement dit, attendre qu’aux énergies fossiles succèdent un développement puis un remplacement par les énergies renouvelables, sous prétexte que celles-ci deviendraient moins coûteuses, tandis que l’extraction des fossiles se renchérit, c’est faire fi de ce que représente le secteur des fossiles dans l’économie mondiale et ses stratégies actuelles. Les investissements de la part des multinationales de l’énergie en faveur des fossiles demeurent massifs, de même que l’accroissement des consommations (4 % en moyenne par an depuis 2008 pour le pétrole, 60 % et 32 % pour le gaz et le charbon entre 2000 et 2009). Le mix énergétique conçu par les multinationales a pour objectif d’élargir le champ de leurs profits, non de transiter vers des modèles alternatifs.

° L’appel à la sobriété énergétique doit se traduire par un moratoire international sur toute nouvelle exploration d’hydrocarbures, afin de permettre une révision complète des politiques énergétiques actuelles. En premier lieu, l’arrêt du financement des projets de développement des énergies fossiles doit être une exigence portée par les mouvements sociaux, et s’accompagner de politiques visant à réduire drastiquement les consommations énergétiques finales.

° Pas de solution techno-scientifique

L’attente de solutions techno-scientifiques qui viendraient apporter une solution aux émissions massives de gaz à effet de serre n’est qu’une illusion supplémentaire qui entretient le mythe selon lequel on pourrait trouver des solutions sans toucher aux consommations actuelles. Or, c’est bien à ces consommations qu’il faut s’attaquer, sans attendre de miracle technologique. Cela situe alors le débat énergétique non pas au niveau des experts et des techniciens mais comme un débat politique quant à nos choix de société.

° Définanciariser et démarchandiser l’énergie

Outre la nécessité d’empêcher la mainmise des marchés financiers sur le secteur énergétique, l’idée d’une démarchandisation de l’énergie en vue d’en faire un bien commun pose une série de questions. D’une part, la question de l’égalité d’accès à l’énergie doit être repensée non pas à partir d’un droit individuel mais d’abord en mettant l’accent sur les services énergétiques prioritaires à mettre en œuvre au sein des différents territoires pour l’ensemble des populations concernées. Les services publics qui doivent permettre de démarchandiser l’énergie ne peuvent pas seulement se concentrer sur le service rendu, mais également sur la façon de le rendre : quelles sources énergétiques ? Produites à quelle échelle ? Avec quels salariés et quelle organisation du travail ? Pour quels usages et quels usagers, et à quels prix ? etc. En filigrane, est posée la nécessaire remise en question de la propriété privée par les grands groupes pour un secteur aussi décisif que celui de l’énergie, et donc les formes d’appropriation et de coordination d’une politique ambitieuse de transition énergétique. Quels équilibres entre différentes échelles de territoires, entre des instances étatiques, régionales ou européennes ? Quelles articulations entre initiatives publiques et initiatives privées, sous forme associative ou coopérative par exemple ? Quelle fonction d’orientation des choix productifs de la puissance publique, notamment en vue d’une planification démocratique de la politique énergétique ? Quels rôles des salariés et des usagers dans les décisions et leur mise en œuvre ? Comment assumer la nécessité de destruction d’emplois dans certains secteurs industriels, quelle garantie donner aux salariés pour qu’ils prennent leur place dans cette transition ?

On le voit, loin de se limiter à un changement de ressources énergétiques ou de techniques, la transition énergétique nécessite un changement plus général de l’organisation des sociétés. Lequel, parmi d’autres problèmes, touche la question de l’emploi et la place des travailleurs dans de telles dynamiques. Comment les organisations écologistes, syndicales, altermondialistes tentent-elles d’aborder ces enjeux ? Une des réponses données est la création dans plusieurs pays de coalitions visant à populariser la création d’emplois pour assurer la transition écologique, ou, autrement dit, pour affirmer que la transition écologique peut être créatrice de nombreux emplois. En France, une telle coalition, intitulée « Un million d’emplois pour le climat »6, a été lancée après la COP21. Elle défend les sept principes suivants :

1) Créer 250 000 emplois à financement essentiellement public, de bonne qualité et de bons statuts (temps plein, longue durée), labellisés « transition écologique ». Il s’agit de postes dans des activités essentielles pour la transition écologique (comme les filières locales de réparation) dont la rentabilité purement économique n’est pas assurée à court terme.

2) Créer 100 000 emplois « transition écologique » dans le service public. Le besoin d’agents de la Fonction publique à l’échelle nationale et locale pour la mise en œuvre des politiques de la transition écologique juste est essentiel.

3) Investir dans les secteurs privés de la transition écologique pour créer 650 000 emplois. Il s’agit de réorienter l’argent investi dans les secteurs polluants vers les activités de la transition écologique et renforcer ces flux financiers.

4) Résoudre l’opposition entre protection du climat et perte d’emplois dans les secteurs fragilisés par une reconversion qui doit être anticipée et territorialisée et une offre de formation adaptée. Pour réussir une transition écologique juste il faut résoudre l’équation entre emplois détruits et créés. L’objectif doit être « zéro chômeur/chômeuse écologique ».

5) Assurer la qualité et la protection sociale des emplois de la transition écologique juste. Les emplois de la transition écologique doivent assurer un revenu et des conditions de travail décents et être inscrits dans un cadre d’activité pérenne.

6) Lancer des changements structurels pour adapter les emplois au cadre de la transition écologique. Pour anticiper des changements structurels économiques, sociaux, numériques et écologiques il est nécessaire de lancer des expérimentations qui visent à développer de nouvelles formes d’emplois de qualité et de rémunération décente.

7) Conditionner les dispositifs de soutien au secteur privé à la création d’emplois de qualité en particulier dans des secteurs de la transition écologique. Pour accélérer la transformation des modes de production et des orientations stratégiques des entreprises il faut que les dispositifs d’aide soient en phase avec les principes de la transition écologique juste et liés à des critères précis en termes d’emplois créés et d’amélioration environnementale.

Le premier enjeu de cette campagne est d’avoir une approche quantitative de la transition afin de démontrer que la création d’emplois peut être largement supérieure aux destructions d’emplois, qu’il faut dès maintenant identifier les secteurs où créer des emplois, de façon à battre en brèche l’idée que de profondes restructurations de l’appareil productif seraient nécessairement néfastes pour les travailleurs. Bien sûr, on peut considérer que certaines limites à un tel travail de prospection, de même que certaines propositions – notamment celles concernant les aides aux entreprises –, sont discutables, mais celui-ci est utile pour sortir d’un discours très général sur la transition, rendre palpable une possible transition et donner des ordres de grandeur des créations d’emplois.

Le deuxième enjeu d’une telle perspective est d’en fixer les coûts et surtout de définir qui paye. Plusieurs propositions existent en la matière, mais une évaluation établie lors d’un rapport récent chiffre à 200 milliards l’argent public confisqué annuellement7. Plusieurs mesures sont ainsi proposées pour financer la transition : une lutte efficace contre l’évasion fiscale (80 milliards d’euros) ; une taxation de l’ensemble des transactions financières (36 milliards d’euros) ; des réformes fiscales visant une plus juste distribution des revenus et des richesses (20 milliards d’euros) ; la suppression des niches fiscales les plus injustes et inefficaces (15 milliards d’euros, hors Pacte de responsabilité et CICE) ; parmi ces niches, en particulier la suppression du Pacte de responsabilité et du CICE (40 milliards d’euros) ; la suppression des subventions directes et indirectes aux énergies fossiles (10 milliards d’euros). Une autre source importante d’argent public est possible par la remise en cause des grands projets inutiles et imposés, qui sont le plus souvent des aberrations écologiques, réalisés dans le cadre de partenariats public-privé et qui représentent des dépenses inconsidérées pour l’État sous forme de redevances payées à de grandes multinationales, comme Vinci.

Le troisième enjeu est de sortir d’une approche techniciste et strictement comptable de la transition et de la création d’emplois, telles qu’elle peut se retrouver dans certaines ONG écologistes ou dans les rapports de Negawatt. En effet, la destruction et la création d’emplois ne sont pas d’abord et avant tout une question de bilans comptables, elles mettent en question les nécessaires transformations de l’appareil productif et énergétique, les modes de consommation et de transport… Il s’agit dès lors de penser ensemble différentes dimensions tout en se projetant dans l’imaginaire d’une autre société. Le travail dans une société à bas carbone nécessite une approche fondée sur des satisfactions moins matérielles, un investissement moindre dans le travail, une réduction du temps de travail qui soit à la fois un moyen de création d’emplois et une façon d’envisager différemment la vie sociale. Autrement dit une voie pour libérer le travail et se libérer du travail8. Les transformations de l’appareil productif et énergétique inhérentes à l’impératif de transition doivent nécessairement impliquer droit à l’emploi, droit à la santé et au droit au temps libre de tous et toutes9, en intégrant les exigences démocratiques au sein même de l’organisation du travail.

Le quatrième enjeu est celui de la transition même des salariés et des emplois, en cas de destructions d’emplois. Au cours des années 2000, la plupart des organisations syndicales ont formulé des propositions en matière de sécurisation des parcours professionnels ou d’une sécurité sociale professionnelle. Plus rares cependant ont été celles dont les propositions s’articulaient à des objectifs de transition et de transformation de l’appareil productif. Il s’agissait avant tout pour certains syndicats de constater l’inéluctabilité des transformations du travail et de l’emploi et de proposer des solutions d’adaptabilité pour les salariés. Pour la CGT, la sécurité sociale professionnelle se veut « un système assis sur les cotisations sociales des entreprises et sur lequel pourrait converger la réaffectation des aides actuelles à l’emploi afin de financer une mesure destinée à protéger le salarié en attendant qu’il puisse être réembauché, à des conditions lui convenant et au moins équivalentes au dernier emploi occupé. Le terme “sécurité sociale professionnelle” fait ainsi référence à la fois au type de financement (par cotisations), et à la vocation (la protection du début à la fin de la vie) de la Sécurité sociale, créée à la Libération, et qui a d’ores et déjà pour mission de pallier diverses situations de non-travail en protégeant les droits des salariés »10. Pour la CFDT, il s’agit plutôt de sécuriser les trajectoires professionnelles en mettant en place des dispositifs garantissant une partie des droits acquis dans l’entreprise, et des aides pour faciliter les mobilités d’une entreprise à une autre. Force Ouvrière pour sa part insiste sur la prise en charge collective du risque et revendique notamment la création d’un fonds de mutualisation destiné à assurer pendant au moins un an le contrat de travail des salariés victimes d’un plan social11. Quant à Solidaires, sa proposition tient en l’instauration d’un statut du salarié reposant sur trois principes : la continuité du socle contractuel avec maintien du salaire entre deux emplois, l’obligation de reclassement des salariés sans limite de temps, et le financement patronal mutualisé pour garantir ces droits. Si des différences importantes existent entre ces positions, elles partagent le plus souvent une approche défensive, face à des restructurations industrielles et des mutations de l’emploi qui échappent à tout contrôle des salariés et des populations. Inscrire la sécurité sociale professionnelle, ou un nouveau statut du salarié, dans une perspective de transition écologique, permet en revanche de partir d’une définition politique des besoins de production, d’emplois, de formations, de destruction et de création d’emplois, pour répondre aux besoins sociaux et environnementaux. La garantie de reclassement collectif des travailleurs dans les cas de suppressions d’emplois inévitables, avec un financement mutualisé de fonds de branche et d’un fonds interprofessionnel abondé par des cotisations patronales, permet de penser les modalités sociales des reconversions écologiques, et peut également reconfigurer les luttes contre les licenciements. Celles-ci se réduisent bien souvent à demander de meilleures indemnités ou des possibilités de reclassement, alors que la perspective d’un emploi utile, d’un revenu assuré pour la période de transition et de formation, le maintien d’un statut peuvent offrir d’autres perspectives aux salariés. Surtout, la dimension collective de ces revendications, l’appui sur des collectifs de travail déjà constitués, doit permettre de sortir des voies de sauvetage individuelle et de mise en concurrence des travailleurs dans les périodes de tension sur le marché du travail.

Tous ces éléments doivent être partie prenante des propositions concernant la reconversion d’une partie du tissu industriel. Si en matière de production énergétique, on voit l’ampleur de la tâche pour envisager la fin du nucléaire et des énergies fossiles pour une généralisation des renouvelables, d’autres secteurs sont également fortement concernés, comme par exemple l’industrie automobile, un des symboles du capitalisme climaticide. Reconvertir cette industrie nécessite de l’envisager d’une part vis-à-vis d’une politique d’ensemble des transports et de la mobilité, d’autre part avec les garanties pour les salariés évoquées plus haut. Il s’agit de proposer des formes de socialisation de cette industrie qui permette une reconversion écologique basée sur le transfert des savoirs et des compétences vers d’autres types de production (éoliennes, véhicules de transports collectifs…). Un syndicaliste de Renault soulève à ce propos la nécessité d’élaborer des contre-plans alternatifs devant intégrer différentes dimensions : le développement et la faisabilité technologique de l’évolution des nouveaux produits ; l’impact écologique pour fabriquer ces produits ; la recherche de l’innovation pour une plus grande utilité sociale ; la redéfinition des rapports sociaux dans l’entreprise et la branche ; l’organisation du travail, le transfert des « savoir-faire » et la remise en cause des savoirs morcelés ; une démocratie autogestionnaire qui passe par un accès à l’information et au contrôle des investissements, de nouvelles formes d’organisation et de contrôle ouvrier, des collaborations avec les experts, économistes, mouvements sociaux, écologistes et les populations concernées12.

Le dernier enjeu que nous mentionnerons ici est celui de la maîtrise de la création d’emplois et la façon d’y arriver. La transition nécessite un pilotage public, une forme de planification qui puisse édicter un certain nombre de normes, de règlements, de droits… Et qui organise la cohérence de la transition à différentes échelles, et puisse s’appuyer sur des dynamiques locales. En matière d’emplois, le principe de l’État comme employeur en dernier ressort, issu des travaux de l’économiste états-unien Hyman Minsky, peut devenir une stratégie de lutte contre le chômage dont le principe central est que « l’État – directement via les collectivités locales ou encore par des subventions à l’économie sociale et solidaire – s’engage à fournir un emploi à tous ceux qui sont prêts à travailler au salaire de base du secteur public et, éventuellement au-delà, en fonction des qualifications requises pour les emplois concernés. »13 L’action publique vise alors à orienter le travail disponible en fonction des besoins sociaux, qui en contribuant à la mise en œuvre d’un projet de transition écologique peut supprimer « l’armée de réserve des chômeurs et réduire les inégalités en rééquilibrant le partage de la valeur ajoutée en faveur des salaires. » À partir de la situation réelle des chômeurs et des précaires, il s’agit de leur permettre de s’adapter et d’adapter les emplois à leurs compétences, en offrant la possibilité de contribuer à l’amélioration des conditions collectives d’existence. Face au morne horizon des bullshit jobs, il s’agit ainsi de ré-imaginer la classe ouvrière à partir des tâches de care, de soin, de résolution des problèmes écologiques et sociaux14 etc., toutes activités qui ont « la particularité d’être non productives, dans le sens où elles ne génèrent pas ou peu de gains de productivité »15, qui pourraient être financées par des impôts fortement redistributifs et les économies réalisées sur les prestations chômage.

Les enjeux esquissés ici concernent en premier lieu les travailleurs et leurs organisations syndicales. Contrairement à une légende tenace, la découverte par ces dernières des problèmes environnementaux est déjà ancienne16, mais s’est beaucoup concentrée, non sans tensions et limites, sur les problèmes de santé des travailleurs, de qualité de vie sur le lieu de travail et dans les régions industrielles, sur la prévention des maladies professionnelles, etc. Pour Bernard Saincy, ancien responsable du collectif développement durable de la CGT, si des avancées ont pu avoir lieu dans les années 1960-1970, la désindustrialisation a mis à mal les bastions syndicaux qui ont vu dans les contestations environnementales une menace supplémentaire. Alors que le syndicalisme s’affaiblit, les luttes en défense de l’emploi s’incarnent souvent dans la défense de sites industriels, sans considération pour les impacts environnementaux éventuels17. Si au cours des années 2000 des évolutions, concrétisées par des rapprochements avec des ONG environnementales, posent la question de la question de l’emploi face à la crise écologique, c’est souvent le mot d’ordre ambigu de croissance verte que reprennent à leur compte certains discours syndicaux. Parmi d’autres obstacles à la prise en charge syndicale de ces questions, les temporalités différentes et la tension entre le temps court de la revendication et de la défense immédiate et celui des objectifs à long terme de la transformation de la société. Et aussi la difficulté à s’ériger comme un acteur social au-delà de l’entreprise, à l’échelle de toute la société. Au risque d’oublier la « double besogne, quotidienne et d’avenir » du syndicalisme18. Envisager la transition écologique à partir du monde du travail et des organisations de salariés est une des voies aujourd’hui pour réinventer le syndicalisme et en faire un acteur de la transformation sociale.

Conclusion

Cette approche de la transition écologique et de son articulation avec la création d’emplois permet de poser un certain nombre de principes et de cerner quelques difficultés sur la façon d’avancer des propositions pour construire une alternative. Tout d’abord, cela appelle une rupture avec les postures uniquement défensives des mouvements syndicaux et sociaux, afin d’intégrer des réponses à des attentes immédiates, en matière d’emplois comme de transformation du cadre de vie et de travail, à un projet plus général de transition vers une société décarbonée, dimension essentielle de l’articulation entre résistances et alternatives. Elle cherche ensuite à faire converger les préoccupations et revendications de différents secteurs militants, syndicalistes, écologistes, altermondialistes, etc. Convergences qui peu à peu prennent forme, en particulier lors de combats partagés comme en atteste le rôle, récent mais essentiel, du syndicalisme ouvrier de Loire-Atlantique et de la CGT Vinci aux côtés des collectifs, militantes et militants, et associations luttant contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Cependant, les expériences syndicales demeurent encore limitées, et comme semble le montrer la campagne « Un million d’emplois pour le climat », il semble plus simple de s’appuyer sur une expertise chiffrée qui nourrit une vision pédagogique et rassurante tendant à démontrer la possibilité d’une telle création d’emplois, que d’aborder les obstacles, les difficultés stratégiques et les problèmes de faiblesse de prise en charge militante, tant dans les organisations syndicales, du fait de leur crise historique, que dans les associations écologistes du fait de leur faiblesse militante structurelle. Sans négliger l’importance pédagogique des démonstrations chiffrées, il importe de ne pas cantonner la question de l’emploi et de la crise climatique à une approche technique mais d’en faire un enjeu politique, qui concerne aussi bien le syndicalisme que les associations, les mouvements politiques, et tous ceux et toutes celles qui ne se résignent ni à l’accélération des changements climatiques ni à la permanence du chômage de masse et de la précarité.

Vincent Gay. Article paru dans le n°38 de la revue Contre Temps.

1 André Gorz, « Leur écologie et la nôtre », in Écologie et Politique, Éd. du Seuil, 1978, p. 9-16.

2 Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, Zones, 2014.

3 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Point Essais, 2004.

4 Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, collection Anthropocène, 2015.

5 ATTAC France, « La transition énergétique dans une perspective altermondialiste », 2013, https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/articles/la-transition-energetique-dans-une-perspective-altermondialiste

6 http://emplois-climat.fr/

7 ATTAC, « Rendez l’argent, Face à l’urgence sociale et écologique, 200 milliards d’euros à récupérer », mars 2017, https://france.attac.org/IMG/pdf/rendez-l-argent.pdf

 

8 Karl Marx, Le travail et l’émancipation. Textes choisis, présentés et commentés par Antoine Artous, Paris, Éditions sociales, Paris 2016.

9 Laurent Garrouste, « De la lutte contre l’exploitation physiologique à la transformation écosocialiste du travail », in Vincent Gay (dir.), Pistes pour un anticapitalisme vert, Paris, Syllepse, 2010.

10 Maryse Dumas, « Formation et nouveau statut du travail salarié : un enjeu décisif », Analyses & Documents économiques, no 91, octobre, p. 38-40.

11 Pour une présentation plus générale des débats des principales confédérations syndicales sur le sujet au début des années 2000, voir Solveig Grimault, « Sécurisation des parcours professionnels et flexicurité : analyse comparative des positions syndicales », Travail et Emploi n° 113, 2008, pp. 75-89.

12 Marc Tzwangue, « Appropriation sociale du secteur automobile », débat co-organisé par Le Réseau (AAAEF), l’Association Autogestion, les ATS, l’OMOS, SEGA, l’Union syndicale Solidaires, 8 février 2018, https://autogestion.asso.fr/app/uploads/2018/03/Pr%C3%A9sentation-Marc-Tzwangue.pdf

13 Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, 2013, p. 143.

14 David Graeber, « Il faut ré-imaginer la classe ouvrière », Mediapart, 16 avril 2018, https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/160418/david-graeber-il-faut-re-imaginer-la-classe-ouvriere?page_article=1

15 Cédric Durand et Dany Lang, « Comment l’État peut-il combattre le chômage? L’État, employeur en dernier ressort », Le Monde, 7 janvier 2013.

16 Voir notamment les travaux de Renaud Bécot sur le syndicalisme et l’environnement dans la seconde moitié du 20e siècle.

17 Bernard Saincy, « L’invention (difficile) de l’environnement comme revendication syndicale », Écologie & Politique n° 50, 2015, pp. 71-82.

18 La Charte d’Amiens, IXe Congrès de la CGT, 8-13 octobre 1906.