Périodiquement, et même de plus en plus souvent, le débat revient sur les rapports entre actions syndicales et partis politiques. La journée « marée populaire » du 26 mai 2018, préparée par un collectif avec les syndicats, les associations, les partis politiques, a fait rebondir ces questionnements. Posons le débat, notamment dans sa dimension historique.
Beaucoup notamment se sont posés la question : la CGT changerait-elle son orientation à ce sujet ? Le journaliste Michel Noblecourt n’a pas hésité à écrire que la CGT avait cette fois « franchi le Rubicon » (Le Monde 24 mai), et que décidément « Martinez parachève son isolement syndical ».
Il n’est pas inutile, au-delà de l’actualité de cette discussion, de revenir sur quelques phases historiques. Car il n’est pas contestable que la journée du 26 mai 2018 est une nouveauté : il faut remonter très loin en arrière pour retrouver une initiative équivalente, où syndicats et partis coorganisent un évènement portant sur le cœur des questions sociales du moment, ce qui d’habitude est du ressort du syndicalisme lorsqu’il s’agit d’action. Il existe des structures, des collectifs d’action unissant syndicalisme et forces politiques, depuis longtemps. C’est le cas du Collectif national pour les droits des femmes (formé après 1995). C’est aussi le cas de la Convergence de défense des services publics, formée après la manifestation de Guéret en 2005. La fondation Copernic a plusieurs fois suscité des collectifs d’action sur des sujets sociaux : retraites, loi de 2013 sur les licenciements, loi El Khomri, ordonnances Macron. Mais ces structures n’impliquent pas forcément la confédération CGT, et suscitent des discussions compliquées sur la manière de les mettre en place. Mais si on regarde dans le rétroviseur historique, ces débats ont toujours fait l’objet de controverse.
Commençons par la controverse d’Amiens, puisque la fameuse Charte du congrès de la CGT en 1906 revient sans cesse dans les échanges. Il y a deux faces de la Charte d’Amiens et souvent une seule est mise en avant, à tort. Première face : la Charte explique d’abord que le syndicalisme a « deux besognes » : le quotidien (les revendications du quotidien) et « l’avenir », c’est-à-dire clairement « l’émancipation intégrale des travailleurs », qui « ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». Certains dirigeants CGT d’alors n’hésitaient pas à penser la CGT comme « le parti du travail ». Et qu’en somme, la CGT jouait le rôle du vrai parti de la cause prolétarienne. D’ailleurs la Charte ajoute- et c’est sa deuxième face- que la CGT « n’a pas à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale ». En somme, la CGT se suffit à elle-même pour jouer le rôle clef de « l’émancipation intégrale ». Bien sûr les partis politiques (donc la SFIO à l’époque) étaient critiqués pour leur attitude au Parlement (et au gouvernement, déjà !), mais la charte va plus loin qu’un constat temporaire. Elle refuse toute action commune. C’est bien cette lecture dont se revendiquent le plus souvent des acteurs syndicaux jusqu’à aujourd’hui (FO par exemple).
Mais la Charte a été transgressée très vite et de nombreuses fois ! Dès la guerre 1914-1918, la direction CGT a participé aux politiques de défense. Les « réformistes » qui étaient en désaccord avec la portée émancipatrice de la Révolution russe ont provoqué la scission de 1921. Mais la CGTU qui affirmait son soutien à l’espoir suscité par l’URSS adhère, contre l’avis des « libertaires » historiques à l’Internationale syndicale rouge (ISR) qui était pour le moins adepte du rôle prépondérant et hiérarchique du parti d’avant-garde (en l’occurrence le Parti communiste) quant à la marche générale de la lutte des classes. Cette conception est totalement inverse de la Charte d’Amiens.
Les questions internationales sont donc tout à fait puissantes et passent largement au-dessus des principes d’Amiens. Mais la phase du Front Populaire permet une sorte de « recentrement ».
Le Front populaire commence par le syndicalisme
Les premières réactions à la menace fasciste sont celles des syndicats, CGT et CGTU, et dans les manifestations, les partis soutiennent…derrière. Le 14 juillet 1935, dix organisations se rassemblent : syndicats, partis, intellectuels antifascistes, puis LDH. Se forme alors le « rassemblement populaire » dont le règlement interne précise :
« Le rassemblement populaire n’est ni un parti, ni un super-parti. Il est un centre de liaison entre les organisations et les groupements qui, tout en conservant leur autonomie, se sont réunis pour une action commune ». Il y a aussi des « comités départementaux ». On travaille sur un projet commun, des « mesures immédiates », avec la règle du « consensus ». Les réunions sont présidées par la LDH. Fin 1935, il y a 99 organisations qui sont signataires : syndicats, partis, associations de toutes natures. Tout cela avant la grève générale de 1936, qui arrachera bien plus que les « mesures » ayant fait accord. Mais on voit bien que là aussi, la Charte d’Amiens est…bousculée : les diverses organisations, dont les syndicats, sont autour de la même table ! (Consulter sur ces questions : Anthologie su syndicalisme, Jean Magnadas, René Mouriaux, André Narritsens, institut d’histoire sociale CGT, 2012 ; ainsi que le classique : Histoire du Front populaire de Georges Lefranc ; et enfin mon propre article dans la revue Contretemps N° 29, avril 2016 : « Quand le syndicalisme d’intéresse aux alternatives politiques » : Front populaire et 1968).
D’une certaine manière, le Conseil national de la résistance (CNR), tellement cité aujourd’hui comme référence et même comme modèle, est aussi une prolongation de l’expérience de co-construction de projets entre syndicalisme et politique, après celle du Front populaire. Mais le contexte de la guerre rend l’analyse un peu particulière, puisque le CNR rassemble y compris des forces de droite. Mais il est certain que le syndicalisme, et singulièrement la CGT, a joué un rôle d’animation et de proposition dans le fameux « programme » qui en a résulté (notamment pour la Sécurité sociale), qui reste une référence du peuple de gauche, ainsi que la cible favorite des libéraux.
Mais il faut le noter : aussi bien le projet du Front Populaire que le programme du CNR furent des travaux collectifs, entre des forces pluralistes. Plus tard, il n’en est rien. Certaines initiatives communes entre la CGT et le PCF n’ont rien à voir avec des modalités de ce type, ni bien sûr avec le respect de la Charte d’Amiens. C’est notamment le cas de la manifestation contre la venue en France du général américain Ridgway en 1952, qui fut très violente et avec des centaines d’arrestations. Selon l’historien Michel Pigenet, la manifestation fut appelée « par un communiqué signé par Raymond Guyot et Eugène Hénaff, respectivement secrétaires de la Fédération communiste et de l’USRP-CGT… » [USRP : union syndicale CGT de la région parisienne]. Mais c’était…la guerre froide.
Autour et après 1968 : la CGT pousse à l’union
On a beaucoup parlé de la soumission du syndicalisme au projet d’Union de la gauche après 1968, et au programme commun. Mais avant 1968, la CGT avait tout à la fois signé l’accord d’unité avec la CFDT et poussé à l’unité des forces de gauche. Après 1968, la situation évolue. Jean-Louis Moynot, au bureau confédéral de la CGT lorsque Georges Séguy était secrétaire général, a écrit un livre sur ces années post-1968 (Au milieu du gué– PUF, 1981), qui montre une volonté de rester néanmoins indépendant dans l’élaboration d’une vision syndicale du projet en train de se faire autour de la figure de Mitterrand. Plus tard encore, dans un ouvrage collectif sous la direction de Danièle Tartakowsky et Alain Bergougnoux (L’union sans unité, Presses universitaires de Rennes, 2012), il écrira très clairement : « …La CGT voulait non seulement influer sur le contenu social et économique, mais faire du contenu du programme le support d’un débat de masse…Au lieu de cela, le programme a été l’instrument d’un contrôle de l’alliance par le sommet….La CGT s’est retrouvée privée de son autonomie et dépendante de l’alliance entre des partis politiques ».
La CFDT quant à elle a clairement participé aux Assises du socialisme de 1974, sous l’impulsion d’Edmond Maire, qui voulait même au départ un mandat officiel de toute l’organisation. Les Assises ont été, on le sait, une opération de mise en selle de Mitterrand, qui cherchait à avoir une base dans le syndicalisme et à récupérer la radicalisation autogestionnaire de 1968 (et contre le PCF).19bac54d3db45161-7f605
Après 1981 et quelques années de la présidence Mitterrand, le syndicalisme, CGT et CFDT, a perdu un très grand nombre d’adhérent-es et de soutiens, pour être apparu co-responsable de l’évolution régressive de la gauche de gouvernement, voire coparticipants pour certains responsables CFDT ayant joué des rôles de conseilleurs d’une première expérience calamiteuse de gouvernement de gauche. Si on ajoute les effets de la chute du mur de Berlin en 1989, on entre alors dans une phase très longue où le syndicalisme, et notamment la CGT, s’est efforcé de couper les ponts avec « la politique ». Pour la CGT, cela a pris la forme de la démission des organes de direction du PCF, du refus d’appeler à voter à gauche au premier tour, et même de franches engueulades lorsque la direction du PCF a tenté (par exemple sous le gouvernement Jospin en 1999) d’initier des mobilisations contre le chômage avec les organisations du « mouvement social », selon l’appellation qui s’est imposée après 1995.
Une agora pour l’alternative ?
Après 1995 justement, les Etats-Généraux du mouvement social (automne 1996) ont été une tentative, malheureusement sans lendemain, de faire émerger des alternatives à partir d’un travail de réflexion associant CGT, FSU, les syndicats SUD et Groupe des 10, des structures CFDT, des associations, des intellectuels. Pierre Bourdieu, Annick Coupé, Bernard Thibault, y ont participé, et bien d’autres. Mais les organisations politiques n’étaient pas invitées ! C’était tout simplement inimaginable à cette époque, après les expériences Mitterrand. En 2005, le syndicalisme de lutte, le mouvement altermondialiste, les forces politiques de la gauche antilibérale, se sont à nouveau rassemblées contre le Traité constitutionnel européen. Et ce fut une victoire ! Mais ce fut un rassemblement empirique, non réfléchi, pas totalement voulu, et non sans vifs débats aussi bien côté syndical (CGT) que côté « politique » (la division de 2007).
Depuis les réflexions n’ont pas cessé, et de timides expériences tentées. Le débat ne cesse de rebondir sur la Charte d’Amiens, sur ce qu’on appelle l’indépendance, sur le degré possible d’unité d’action avec le politique. On sent que quelque chose se passe, se cherche. On tâtonne. La « marée populaire » 26 mai 2018 peut être considéré comme une étape franchie, mais qui en appelle d’autres, notamment sur les contenus. Et les urgences frappent à la porte.
Parviendra-t-on un jour à construire une agora, un espace d’égalité et sans hiérarchie préétablie, où les alternatives élaborées dans l’expérience syndicale, celle des luttes, des mouvements sociaux et citoyens, croiseront les propositions venant de la sphère politique, elle-même pluraliste ? L’avenir le dira. C’est un des défis du temps présent.
Jean-Claude Mamet