Ce débat est importantissime et compliqué. Il mêle comme il se doit des questions de principes généraux, une appréciation globale des rapports de force entre progressistes et réactionnaires, et enfin une analyse concrète propre à chaque cas.
Comme principe général il faut défendre toujours les luttes pour l’émancipation, un point d’accord général dans la gauche radicale je présume. Mais force est de constater que si pour cette gauche elles doivent converger et se renforcer l’une l’autre, ce n’est pas toujours le cas dans la réalité. Question d’abord de période et du « state of affairs » dont parle Wittgenstein. De « mood » ou d’air du temps en français. Quand le fond de l’air est à gauche, même les forces de droite vont vers leur gauche comme le montre la généralisation du Welfare State après-guerre. Et inversement quand la roue tourne à l’envers les forces de gauche sont poussées vers la droite parfois jusqu’à leur disparition. Et, malgré des fulgurances comme Meetoo, c’est le cas aujourd’hui.
Il n’est pas question d’abandonner pour autant nos principes. En 1914, quand le chauvinisme prend le dessus, nos ancêtres restent contre la guerre inter impérialiste. Mais évidemment tiennent compte des données du rapport des forces.
Que faire avec ça ? L’opposition social-sociétal n’est guère convaincante, comme si quelque chose pouvait être autre chose que social. Mais certaines questions concernent directement la totalité de la classe prolétarienne, la retraite par exemple, et même si c’est différencié quand on regarde de près (on le voit bien dans l’actuel passage aux 64 ans, particulièrement préjudiciable aux femmes). Et surtout une avancée possible sur ces terrains n’est payée que par le camp d’en face, très minoritaire par définition.
Pour les autres questions, et parce que ça concerne une minorité, il y a un prix à payer au sein même de la majorité du prolétariat si on veut émanciper. Avec le cas particulier des femmes qu’on met rapidement avec le reste, à tort, puisque justement il s’agit d’une majorité numérique en fait. Mais on voit bien que la marche à l’égalité, même et surtout dans ce cas, nécessite l’abandon de privilèges matériels et symboliques liés au patriarcat y compris au sein du prolétariat.
A mon sens, avant même que de penser convergence intersectionnelle, bien que ce soit un objectif central, on doit aller au cœur de la chose. La révolution signifie comme le dit Le Manifeste non l’émancipation du seul prolétariat mais de toute l’humanité. Et alors ceci ne peut que conditionner les luttes bien avant. Avec deux références. La phrase de Marx à propos de la question irlandaise, un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre, qui peut s’étendre à tous les rapports avec des groupes minoritaires (plus ou moins minoritaires, encore une fois les femmes sont une majorité…mais pas la totalité). Et ceci jusqu’à l’individu singulier dont le modèle est Dreyfus pour lequel dans un discours admirable, adressé en partie aux autres socialistes, Jaurès dit :
Dreyfus « n’est plus un officier ni un bourgeois. Il est dépouillé par l’excès même du malheur de tout caractère de classe. Il n’est plus que l’humanité elle-même « . Ici la grandiloquence connue de Jaurès, mais bien se souvenir que c’est la bataille autour de l’Affaire qui a assuré la victoire finale de la République en France et ses principes certes bourgeois mais dont une partie demeure les nôtres. Et que Lénine et Trosky étaient du côté de Jaurès et non de Guesde.
Même pour le prolétariat, qui en France est une immense majorité numérique, le passage de la « classe en soi » (pure donnée « statistique ») à la classe pour soi (consciente d’elle-même et de ses combats), c’est une bataille constante et difficile. Mais pour les autres combats il faut en plus tenir compte qu’ils se mènent aussi conflictuellement au sein du dit prolétariat. Un prix à payer donc mais indispensable si on suit la formule de Marx. Ce prix peut être très concret comme dans le combat féministe en plus de l’aspect symbolique. Ou entièrement symbolique dans d’autres cas. On a été sidéré de la hargne contre le mariage pour tous alors que ça n’enlevait aucun droit aux hétéros. Mais l’image de soi est aussi un privilège parfois. Un autre cas est celui du racisme où les aspects symboliques sont évidents mais se mêlent étroitement avec des privilèges matériels.
Qu’est ce qui peut conduire à accepter de perdre ces privilèges de toute nature ?
Le point premier est la lutte des groupes opprimés, celle pour « la reconnaissance » dont parle Frazer. Et qui révèlent de quoi et de qui l’oppression est l’oppression. Sans cette lutte rien ne bouge ou si peu.
Le deuxième est que c’est un point majeur du passage de l’en soi au pour soi. Pour le dire plus simplement on paye un prix peut-être mais au lieu de se bouffer entre soi on est plus forts contre le système général.
Le troisième est la dynamique propre de l’égalité démocratique. C’est ce qu’expliquait l’helléniste Vernant. Certes la démocratie athénienne excluait femmes, esclaves et étrangers. Mais elle a posé un principe qui a une force intrinsèque même si, on le sait bien, elle n’est que potentielle. C’est l’argument de Jaurès lors du combat des Dreyfusards, même si, par exemple, au même moment, c’est le colonialisme et que les femmes devront attendre 40 ans pour le droit de vote !
Le quatrième est que comme le dit Le Manifeste aussi, il y a un monde à gagner. On ne perd pas seulement on gagne aussi d’autres relations sociales qui peuvent être, et qui sont en réalité, qualitativement supérieures à celles qui meurent.
Mais pour que ceci joue dans le bon sens il y faut un contexte favorable. De nombreux mouvements organisés pour la reconnaissance suivent chronologiquement de près l’embrasement de Mai 68. Et si ce n’est jamais sans heurt ni difficulté parviennent largement à s’imposer. Mais que l’espoir d’un changement global s’atténue ou disparaisse alors tout devient plus difficile. Bensaïd notait combien la globalisation capitaliste rendait probable l’explosion de ce qu’il appelait des paniques identitaires. Trump, Bolsonaro, Erdogan, Orban et tant d’autres c’est clairement ça. Quand on a l’impression que tout s’effondre, que l’avenir est bouché, alors on tente de s’accrocher à ce dont on pense (faussement d’ailleurs) que c’est ce qui fait qu’on est soi.
L’exemple du vote sur le projet de constitution au Chili est typique de la chose. Décalé par rapport aux années qui avaient conduit à l’élection de la Constituante, marqué par le début du désenchantement social, toutes les avancées du projet au lieu de s’ajouter se soustraient. Ainsi, même si on est favorable au droit à l’avortement, ce qui est loin d’être évident là-bas, on peut voter non au final au projet juste parce qu’il y a la reconnaissance de droits spécifiques des peuples indigènes. Et au bout du processus il y a maintenant le vote d’une majorité pinochetiste pour réformer la constitution du même Pinochet !
De là une conclusion. Qu’on cède sur le social et tous les autres combats seront affaiblis. Mais que fait-on si le rapport de forces objectif est défavorable sur ce terrain central? Cherchez à combler nos manques si possible. Par exemple trouver les mots pour ne laisser personne des classes populaires de côté. Selon l’exemple souvent utilisé par Clémentine Autain la crise de la santé est partout mais pas avec la même intensité dans les zones périphériques et les métropoles. Une question moins souvent abordée qu’on connaît bien à Marseille, l’angoisse pour la sécurité de ses enfants peut dépasser le souci de sa retraite dont on pense de plus qu’on ne l’aura jamais. Il reste que le rapport de force global ne dépend pas que de nos discours mais de données plus objectives.
Mais penser qu’on peut y suppléer en abandonnant les autres luttes est une grave erreur stratégique. D’abord évidemment c’est contraire à nos fondamentaux. Fallait-il céder au chauvinisme qui balayait le pays en 1914?
Et en plus de perdre son âme on y perdrait le reste. Oui une série de combats supposent que des secteurs du prolétariat acceptent de reconsidérer des privilèges plus ou moins importants. Et si le climat général est peu porteur c’est plus difficile. Mais abandonner tout ceci revient à s’affaiblir dans des secteurs qui nous soutiennent ou peuvent le faire sans gagner un millimètre chez les autres. La faute à la préférence donnée à l’original plutôt qu’à la copie dans notre pays. Et ailleurs. Quand l’adversaire de Erdogan a repris in extremis des délires anti migrants et mis la pédale douce sur les kurdes on ne peut pas dire que ça lui ait bénéficié en quoi que ce soit. Certes en Scandinavie les socio-démocrates ont balayé l’original en reprenant le cœur de son programme. Mais que reste-t-il de social-démocrate ?
Il faut tenir les deux bouts. Pas d’illusion nous sommes partout en difficulté face aux paniques identitaires de tous ordres. Mais les affronter est inévitable tout en renforçant nos bases et élargir nos points de vue en évitant d’être de trop enfermés dans ces seules bases. Difficile? Oui. Aucune garantie de succès ? Evidemment.
Mais la seule voie.
Samy Johsua
PS/ je n’ai pas mis dans tout ça la crise écologique qui complique singulièrement la chose. Mais point trop n’en faut.