Avec les mesures annoncées cet automne, ajoutées à celles déjà prises en 2017, le gouvernement Macron-Philippe, même affaibli, est engagé dans une entreprise de démolition systématique des conquêtes du salariat. Le chantier est impressionnant par son ampleur. La journée de lutte unitaire du 9 octobre inaugure une nouvelle riposte nécessaire, mais elle ne saurait suffire à contrecarrer cet affrontement contre tous les statuts du travail (cheminots, fonctionnaires, Code du travail, sécurité sociale), et les services publics. Essayons de faire une synthèse des enjeux.
« Jeu à somme nulle »
Le discours du pouvoir est de « redonner du pouvoir d’achat » aux Français, et notamment ceux et celles qui travaillent. Le gouvernement fait valser les chiffres : 250 euros par mois au niveau du SMIC par la suppression des cotisations et les heures supplémentaires, soit un gain général pour « plus de 20 millions de salariés » (E. Philippe en juillet 2017). Cette insistance est d’abord démagogique, puisqu’en réalité, il s’agit tout bonnement d’opérer des transferts de ressources entre catégories de salarié-es et de retraité-es. En effet, les salaires restent gelés, en dépit d’une inflation qui progresse (1,7% au moins). La discipline imposée aux fonctionnaires (gel du point d’indice désormais codifié comme permanente dans le rapport CAP 2022) est le modèle général pour tout le salariat, selon un mécanisme qui dure depuis Jacques Delors (1983). Mais on a trouvé une astuce pire encore : faire les poches des uns pour faire croire aux autres qu’ils gagnent quelque chose. Patrick Artus (économiste à Natixis) le faisait remarquer dans Le Monde (29 août 2018) : « C’est un jeu à somme nulle. On prend aux uns pour donner aux autres. Il n’y a pas d’augmentation générale ». C’est ainsi que l’annonce fracassante des gains de salaire net dans le privé à partir d’octobre (suppression totale des cotisations chômage et maladie qui restaient) est compensée par une hausse CSG depuis janvier (plein pot pour les retraités au-dessus de 1250 euros) et une hausse des pensions 2019 en-dessous de la hausse des prix (soit 0,3%). « Il faut arrêter d’emmerder les retraités » a dit Macron ? On ne peut pas être plus cynique.
Mais à la démagogie et au cynisme, il faut ajouter la signification de guerre de classe ainsi menée par les mécanismes de gains pour les uns au détriment des autres. La tuyauterie des flux de redistributions- difficiles à suivre- sur les cotisations et les prélèvements est devenue illisible. C’est le but recherché. Il s’agit de renvoyer chaque personne, ou chaque microgroupe social, non plus à son statut de travailleur-euse inséré-e dans un collectif, mais à une individualisation de ses ressources et surtout de ses droits face à ceux du voisin, du retraité, du plus pauvre, du plus jeune, du plus âgé, du chômeur, de l’immigré, etc.
Une société sans statut
Allons plus loin. Macron n’arrête pas de le dire : « plus de statut ». Est donc menée une destruction du salariat comme porteurs de droits collectifs. Le salariat en effet n’est plus tout à fait le prolétariat d’antan (même si cela revient fortement dans certains métiers, notamment pour les femmes, les jeunes et les étrangers), dont l’étymologie signifie le dénuement. Les luttes sociales historiques ont produit des résultats, et ont transformé la condition salariale devenue davantage qu’une simple vente d’heures de travail. Une dignité collective du travail a été construite à travers le Code du travail, la Sécurité sociale, la socialisation du salaire, les services publics, le statut de fonctionnaire, celui des cheminot-es, des électriciens, etc. Tout cela est déconstruit depuis les années 1980, mais Macron se charge de porter le coup de grâce, pour rendre irréversibles les résultats dans l’imaginaire collectif. La « question sociale » n’est plus une question de « classe » mais une question de compétition selon une règle « universelle » entre « premiers de cordée » et ceux « qui ne sont rien », entre « pauvres » et « méritants ».
Aussi, quand on fait miroiter une hausse du salaire net par suppression des cotisations (réduites à zéro au niveau du SMIC pour 2019, aussi bien pour les salariés que les patrons), on maquille le fait que ce mirage du « pouvoir d’achat » du salaire net est en réalité une baisse réelle du salaire collectif augmenté par les cotisations sociales. Par ailleurs, le résultat est aussi le rabaissement du SMIC au statut de minimum social subventionné par l’Etat, au lieu d’être le premier échelon de salaire et la première qualification. Pour les autres salaires, la somme de la part salariale et de la part patronale sont en réalité-malgré la vieille confusion des « deux parts » distinctes, qu’il aurait fallu fusionner, laissant croire à un engagement conjoint des deux « agents économiques » – une appropriation de valeur gagnée par les travailleurs et les travailleuses pour une Sécurité sociale collective. Au contraire, avec la notion de « pouvoir d’achat » (et surtout pas celle du salaire total en hausse !), chaque personne au travail est rabaissée au rang d’acheteuse de marchandises, ou de services, pour lesquels il faut être solvable. Le bal capitaliste d’achats et de ventes de toutes sortes peut ainsi continuer sa ronde.
Plan pauvreté ? Pauvre plan
L’annonce du plan « pauvreté » de Macron s’inscrit parfaitement dans cette stratégie de démolition. Il l’a encore répété dans son discours à la Maison des sciences de l’Homme du 13 septembre : c’est de « s’habituer aux statuts » (par exemple celui de chômeur ?) qui enfermerait les personnes dans la pauvreté. Essayant de faire oublier sa petite phrase méprisante sur les « premiers de cordée », Il enfonce le clou : « Il n’y a personne qui peut être premier de cordée si le reste de la société ne suit pas ». C’est très clair : il faut des leaders pour servir de modèles aux suiveurs.
Malgré des effets d’annonce sur les « huit milliards » pour le quinquennat, il s’agit pour moitié d’une mise en ordre différente de dépenses déjà prévues. Et personne ne peut oublier la baisse des APL, la suppression des emplois aidés, l’appauvrissement des retraités, « en même temps » que la ristourne fiscale de 5 milliards au moins pour les titulaires de l’ex-ISF ou la flag tax. Les riches ont déjà encaissé bien plus que les 8 milliards promis aux pauvres, sans compter les 70 milliards programmés aux entreprises pour 2019 (deux fois 26 milliards de CICE, plus une bonne vingtaine en cotisations subventionnées).
Macron a voulu frapper les esprits dans les annonces du « plan pauvreté », avec les enfants des écoles qui arrivent le ventre creux et à qui un petit-déjeuner serait servi, ou par les repas à 1 euro à la cantine, en aidant pour cela les communes (tout en exigeant d’elles par ailleurs des engagements drastiques de contrôle global des dépenses, sous peine de sanctions !). D’autres mesures, notamment pour les 18-21 ans, sont de cet ordre. Elles sont bien sûr totalement justifiées en elles-mêmes. Il y a des urgences criantes ! Les enfants ou jeunes adultes vivant en familles pauvres sont très nombreux. Un tiers des personnes pauvres ont moins de 25 ans, selon la définition officielle retenue (percevoir moins de 60% du revenu médian). Beaucoup vivent dans des familles monoparentales, avec notamment des femmes qui survivent avec des temps et salaires partiels misérables. Mais en aucun cas, il n’a été envisagé d’étendre le RSA aux 18-25 ans, exigence réclamée par plusieurs syndicats et associations depuis la fondation du RMI en 1988, dont les jeunes sont exclus en grande partie.
Un plan pauvreté ne peut être qu’un pauvre plan s’il ne rétablit pas les droits sociaux et l’égalité pour tous et toutes.
La pauvreté résulte de droits fondamentaux détruits
Nous sommes donc dans une politique visant à cibler des groupes de population, sans jamais prendre de mesure réellement… universelle (sauf le fameux Revenu universel d’activité pour 2021 sur lequel nous allons revenir). Or, même si la pauvreté n’est pas que monétaire, même si elle s’aggrave dans des logements en quasi taudis, dans la rétention des soins de santé, dans l’éducation au rabais sans soutien réel, elle n’est pas une catégorie sociale spécifique. C’est le résultat d’une perte de droits collectifs, de casse des statuts, d’un cumul de situations dégradées dues aux politiques néolibérales et patronales.
La catégorie de « pauvreté » et même de « grande pauvreté » a été réintroduite dans le débat public à la fin des années 1980, parce que les pouvoirs publics (Mitterrand) ont accepté en 1982-83 les diktats du CNPF (à l’époque) qui a boycotté l’UNEDIC devenue trop liée à la logique du salaire socialisé : il y avait alors un seul régime d’indemnisation des chômeurs, très salarial, entre la fin des années 1970 et 1983. Inacceptable pour le CNPF. Résultat : la coupure du régime en deux étages, la mise en place de l’allocation fiscalisée en « fin de droits », la mise en place de filières d’indemnisation dépendantes de la carrière, la mise à distance des jeunes primo-demandeurs d’emploi, etc. Mais la crise s’accentuant, les chômeurs de longue durée et leur grande pauvreté ont mobilisé les associations (ATD-Quart Monde) et le débat public. Michel Rocard Premier ministre a lancé le RMI en 1988-89, mesure dite universelle déjà à l’époque, en réalité l’institutionnalisation d’une coupure avec le salaire, et la mise en avant de deux niveaux de « minima » : le RMI et le SMIC, le RMI étant la moitié du salaire dit « minimum » (SMIC).
Dès lors, tout se délite de plus en plus. Comme le fait remarquer la CGT, un tiers des pauvres sont aussi des salarié-es à très faible salaire ou faible temps d’emploi dans l’année. Beaucoup sont jeunes, parce que les jeunes doivent passer par des sas de précarité très longs où ils sont filtrés sur le marché du travail. Encore très nombreux sont des retraité-es pauvres, surtout des femmes, qui touchent en moyenne 40% de moins que les hommes à causes des inégalités femmes/hommes dans les salaires et de statuts d’emploi moins « valorisés » que les emplois masculins.
Puis de convention UNEDIC en convention UNEDIC, les chômeurs-euses sont sans arrêt montrés du doigt et responsables de leur « employabilité ». Si bien que 45% des chômeurs inscrits seulement sont indemnisés par une allocation issue de salaires socialisés, qui seule pourrait les rattacher au collectif du salariat, à la dignité, voire au syndicalisme si celui-ci avait pu maintenir un vrai pouvoir de gestion sur la Sécurité sociale. Quant au RMI devenu RSA, il n’est même pas un droit individuel universel, mais familialisé. Et tellement complexe à obtenir que 30% des ayant-droit potentiels ne le réclament pas.
Fusion des minimas ?
Macron a donc résolu de « simplifier » les « minima sociaux » (RSA, allocation de solidarité spécifique, allocation handicapé-es, etc.), tous issus des reculs de la Sécurité sociale insuffisamment généralisée. Comme il aime bien le mot « universel » qu’il comprend comme l’universalisation de la concurrence, il veut créer un « Revenu universel d’activité » en fusionnant les minimas sociaux, et en mettant leurs bénéficiaires sous la menace de suppression en cas de non réponse à deux offres d’emploi. C’est ce qu’il appelle « l’Etat providence du 21ème siècle ». La pauvreté sera donc pilotée et surveillée par l’Etat, avec sanctions possibles. Les chefs d’entreprise seraient aussi appelés à gérer de manière optimale la précarité grâce à un système de bonus-malus (prévu dans la loi votée l’été 2018 en cas d’échec des négociations de branches acceptées à reculons par le patronat qui préfèrerait ne rien payer du tout) permettant d’anticiper les coûts. Un peu comme pour les licenciements et les grilles d’indemnisation prudhommales prévues dans les ordonnances de l’automne 2017.
On touche là au cœur du néolibéralisme macronien : un Etat fort activement mobilisé pour lisser les droits, les détacher du salariat, et créer un continuum méritocratique allant du plus pauvre au « premier de cordée ». Arrêter une telle entreprise de démolition sociale implique d’aller au-delà de la seule résistance : faire vivre un contre-projet dans les luttes du quotidien.
Alternative : mesures d’urgence et renforcement des droits statutaires
L’urgence pauvreté n’est certes pas discutable. Elle passe d’abord par des mesures de gratuité dans l’accès aux biens de première nécessité et aux services publics. Gratuité des premiers mètres cubes d’eau, accès à l’électricité, aux transports gratuits, aux cantines scolaires, à la culture !
Mais une véritable action en profondeur exige un renforcement de la Sécurité sociale, et son universalisation effective. Cela exige l’augmentation des salaires directs, et celle des cotisations patronales fusionnées avec celles actuelles des salarié-es, afin de parvenir à une socialisation effective de la valeur crée par le travail, permettant l’égalité salariale femmes/hommes et l’accès aux qualifications, la réduction du temps d’emploi, le contrôle démocratique du travail et des techniques utilisées.
Un autre monde est possible que le système marchand et individualiste du macronisme.
Jean-Claude Mamet