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Sanders et DSA : la gauche de combat déploie ses forces aux Etats-Unis

Il existe des périodes plus denses politiquement que d’autres. Les Etats-Unis sont en train de connaître ce type de période dense, ce qui a forcément un impact global. En effet, revenons seulement 4 ans en arrière à l’été 2015 pour observer le paysage politique institutionnel aux Etats-Unis. L’élection présidentielle se présentait comme une marche triomphale pour la secrétaire d’Etat, Hilary Clinton, qui allait affronter quelques faire-valoir lors des primaires démocrates avant de passer aux choses sérieuses.

Parmi ces faire-valoir, le sénateur « socialiste démocrate » Bernie Sanders dont la campagne démarrait dans un relatif anonymat. Que pouvait bien faire ce septuagénaire, élu du rural Vermont et issu d’une famille juive pauvre de Brooklyn, face à la toute puissante machine de la candidate de l’establishment du parti démocrate, la secrétaire d’Etat Hilary Clinton ? Pour tous les commentateurs (mais aussi nombre de militants de gauche radicale), il ne s’agissait rien de plus qu’une candidature de « témoignage » à gauche assez courante lors des primaires démocrates de la part d’une anomalie au Congrès états-unien avec des sondages initiaux le situant à 10% des voix lors des primaires.

Pourtant, cette candidature suscitait l’enthousiasme de millions de jeunes dans le pays dont une barmaid latina new-yorkaise de 25 ans, nommée Alexandria Ocasio-Cortez, qui, tout en devenant volontaire pour B.Sanders, s’interrogeait avec angoisse sur son avenir… là aussi comme des millions de jeunes états-unien de classe laborieuse.

Nous connaissons la suite. B.Sanders a réalisé une campagne de terrain mobilisant en masse et ayant constitué un sérieux challenge pour Hillary Clinton avec des victoires dans 23 Etats. H.Clinton a perdu contre D.Trump, malgré un plus grand nombre de voix, en raison d’un système électoral archaïque trouvant ses racines dans le passé esclavagiste et, surtout, l’inadéquation du discours de l’establishment centriste face à la crise multiforme traversée par la société états-unienne. A. Ocasio-Cortez est devenue la plus jeune députée de l’histoire des Etats-Unis, après avoir délogé un poids lourd du parti démocrate, et une figure politique majeure.

Cette élection de 2016 a signalé la fin du jeu politique classique des establishments des courants « conservateurs » (parti républicain) et « libéraux » (au sens anglo-saxon, c’est-à-dire plus porté sur le respect des identités des catégories opprimées avec une légère patine sociale, parti démocrate) de la bourgeoisie états-unienne (puisque, initialement, D.Trump n’était pas le candidat de l’establishment républicain… qui s’en accommode depuis qu’il est au pouvoir). La défaite de H.Clinton a fortement remis en cause le discours du commentariat, de l’establishment démocrate selon lequel seul-e un-e centriste bénéficiant d’une structure solide pouvait gagner… a fortiori contre un histrion ouvertement raciste et sexiste tel que D.Trump. En effet, H.Clinton est la personnification même de ce centrisme creux et disposait d’une machine politique d’une puissance financière inégalée jusqu’à présent. Pourtant, elle a perdu une élection qui semblait « imperdable ». Ce jeu politique classique avait bénéficié du sursis représenté par la présidence de B.Obama qui la reproduisait tout en lui donnant un -bref- souffle nouveau par son caractère afro-américain et par sa capacité personnelle à insérer sa trajectoire individuelle dans la narration d’un nouvel espoir pour les Etats-Unis…. Tout en poursuivant les politiques usuelles du centrisme démocrate charriant son lot de tragédies.

Or, c’est sous le mandat de B.Obama (et contre lui) que les jalons menant à la campagne de B.Sanders ont été posées : Black Lives Matter (BLM) contre les violences policières racistes contre les afro-américains et Occupy Wall Street (OWS) dont le discours de contestation du capitalisme financier a eu une portée plus importante que le mouvement au sens strict. A l’instar d’OWS, si BLM n’existe plus en tant que mouvement au sens strict sa portée est bien plus importante. BLM a participé à redéfinir le débat global sur la question du racisme structurel aux Etats-Unis et a renforcé le militantisme politique afro-américain. Or, la force de la gauche aux Etats-Unis tend à être corrélée à celle du mouvement noir. Cela est particulièrement vrai pour les jeunes états-unien : quelqu’un qui a 20 ans aujourd’hui a connu Black Lives Matter, c’est-à-dire la question du racisme structurel et des violence policières, comme sujet central de la politique américaine depuis qu’il est adolescent. Pour peu qu’il soit sensible aux enjeux politiques, aux inégalités et souhaite se rebeller contre l’ordre social, ces thèmes sont une évidence.

Enfin, à ces mouvements qui ont bouleversé la culture politiques de la jeunesse, il convient d’ajouter l’émergence du mouvement climat (à l’instar d’autres pays) et une vague de grèves inédites dans l’enseignement public (à Los Angeles, Virginie occidentale, Chicago…). Le mouvement ouvrier, le syndicalisme, toujours très affaiblis, commencent à reprendre leur souffle. Un puissant symbole a été la mobilisation des salariés du transport aérien qui a mis fin au shut-down de D.Trump (mesure consistant à suspendre les activités de la plupart des agences de l’Etat fédéral et dont les conséquences sont désastreuses pour des millions d’états-unien). Même si cela a été peu relayé dans la presse européenne, c’est bien des travailleurs/ses organisé-e-s qui ont mis en échec D.Trump sur cette question cruciale (voir ici en anglais)… avec à leur tête une dirigeante syndicale hôtesse de l’air fermement ancrée à gauche, Sara Nelson (dont voici un portrait en anglais et une tribune écrite de sa main sur la lutte de classe en anglais). Or, Sara Nelson est désormais candidate à la direction de la principale confédération syndicale des Etats-Unis l’AFL-CIO contre son président actuel Richard Trumka, soutenu par une puissante et conservatrice bureaucratie.

Si l’évolution vers la gauche de la jeunesse aux Etats-Unis est la plus visible, il est désormais devenu difficile de faire de la politique pour les démocrates comme avant 2016. Une première manifestation de cela est l’émergence d’une autre candidate avec des propositions de gauche, Elizabeth Warren, sénatrice du Massachussetts. Tout en ayant un certain nombre de propositions proches, les profils de B.Sanders et E.Warren sont différents : là où Sanders met en avant la volonté d’organiser la classe laborieuse (dans une perspective réformiste conséquente), Warren insiste sur ses propositions de politiques publiques avec moins une perspective de classe. En outre, leurs bases sociales sont différentes : populaire et ouvrière pour Sanders, plutôt classe moyenne, universitaire et ONG pour Warren. Un symptôme de cette ambiance politique est qu’interrogée sur le fait qu’elle s’était définie comme « capitaliste », E.Warren a tout simplement… évité de défendre son propos et a répondu à côté en parlant de son plan pour une sécurité sociale.

L’évolution du contexte politique est particulièrement visible lors du débat télévisé des primaires démocrates qui a eu lieu fin juillet en deux émissions distinctes en raison du grand nombre de candidats (une vingtaine) mélangeant poids plus ou moins lourds (outre B.Sanders et E.Warren, les centristes Joe Biden, Kamala Harriss, Pete Buttigieg, Beto O’Rourke) et poids plumes. Ainsi, ce débat a énormément porté sur la question du droit à la santé pour tou-te-s, plus précisément les propositions de B.Sanders et E.Warren sur cette question. Il a été également question de la dépénalisation de l’immigration clandestine défendue par B.Sanders et E.Warren contre la cohorte des candidats plus ou moins centristes se contentant de critiquer les pratiques de D.Trump… Cette évolution est encore plus spectaculaire en ce qui concerne le racisme et la question carcérale : parmi les candidats démocrates le discours de sens commun (y compris des candidats “centristes”) est la dénonciation « du privilège blanc » et du « racisme structurel ». Des propos d’une candidate aussi centriste que K.Gilibrand la ferait se faire qualifier « d’indigéniste » par BFM en France… Ainsi, un vieux routier de la politique comme l’ex vice-président Joe Biden est rattrapé par ces déclarations hyper-répressives tenues durant les années 90 et qui étaient la norme à l’époque… mais ne sont plus acceptables par le « sens commun » de l’électorat démocrate. Ainsi, la deuxième session du débat (sans les représentants de gauche B.Sanders et E.Warren) a tourné au jeu de massacre entre candidat-e-s centristes se jetant mutuellement à la figure leurs passés respectifs de soutien à des politiques publiques racistes et carcérales à l’échelle nationale ou locale (égratignant même au passage le mandat d’Obama, un tabou pour les centristes démocrates, sans jamais le nommer). Le souci étant qu’ils avaient tou-te-s raison…

C’est dans ce contexte que s’est tenue la convention biannuelle (congrès) de Democratic Socialists of America (DSA). Depuis la campagne Sanders 2016, DSA, vieille organisation sociale-démocrate, a connu un prodigieux afflux de membres (jeunes) qui cherchaient un débouché organisationnel à leur évolution politique et a atteint 60.000 membres. Ce chiffre peut être relativisé au regard des 325 millions d’habitants aux Etats-Unis (l’équivalent serait un parti de 12.500 personnes en France) mais l’arithmétique ne fait pas tout. Cette organisation est portée par une dynamique plus large décrite précédemment et se structure dans un pays où il n’existe pas de parti ayant un fonctionnement centralisé pérenne entre 2 élections. Bien que même si les structures sont restées, l’actuelle DSA n’a plus grand chose à voir avec ce qu’elle était il y a seulement 5-6 ans avec une nette évolution à gauche (qui s’est manifestée avec la décision de quitter l’Internationale Socialiste en 2017). Hommage du vice à la vertu, cette convention a d’ailleurs été largement couverte par la presse bourgeoise du réactionnaire Fox News au libéral New York Times.

Les débats portent non seulement sur le positionnement dans la sphère politique, la stratégie par rapport au mouvement ouvrier et les oppressions mais également sur la structuration de DSA, ce qui est logique pour une organisation ayant connue de tels bouleversements en quelques années. Il n’y a pas de lien organique entre DSA et B.Sanders, autres jeunes élues de gauche tel qu’A.Ocasio-Cortez etc même si DSA les soutient et que ces élu-e-s se réclament du « democratic socialism ». En ce qui concerne ces jeunes élues, les tensions avec l’establishment démocrate sont réelles mais varient avec le temps. Il convient à ce titre de se défier de l’étiquette du “squad” accolées à l’ensemble constituée d’A.Ocasio-Cortez, Ilhan Omar d’origine musulmane somalienne élue du Minnesota, Rashida Tlaib d’origine palestinienne élue du Michigan et Ayanna Pressley, afro-américaine élue du Massachussetts. En effet, A.Pressley semble plutôt considérée comme une pièce rapportée « progressiste » moins radicale et potentiellement problématique… Elle a notamment voté contre BDS au Congrès. Les liens organiques existent plutôt avec des élus à l’échelle des parlements des états (tel que la membre du Sénat de l’Etat de New York, Julia Salazar, se définissant ouvertement comme « marxiste » et ayant réussi à faire adopter une loi très importante de contrôle des loyers, en Pennsylvanie à Pittsburgh), des conseillers municipaux (comme à Chicago où les « democratic-socialists »sont plus nombreux que les républicains, ou Denver….)

De manière assez classique, il existe des courants ou des tendances (nommés « caucus ») au sein de DSA. Parmi ceux-ci, le caucus Bread & Roses (défini, à juste titre, comme « marxiste » par le New York Times) retient l’attention. Il se distingue par la défense une structuration nationale de DSA pour dépasser la situation actuelle tendant à en faire une confédération de sections locales et une approche en termes de classe articulée avec une compréhension des oppressions comme éléments constitutifs du capitalisme. La fonction définie à DSA par B&R, et certainement plus largement au sein de l’organisation, tient en une répartition des rôles : les élus, tels que B.Sanders, A.Ocasio-Cortez etc., génèrent une conscientisation à une échelle de masse que ni DSA, ni aucune autre organisation, ne sauraient réaliser tandis que la fonction de DSA est de contribuer à l’organisation de la classe mise en mouvement par cette conscientisation de masse opérée… Si les participants aux débats sont jeunes, les termes du débat, que cela soit au sein de B&R que de DSA, semblent en réalité assez « classiques » d’organisations de gauche et portent sur une perspective d’organisation de classe contre les identity politics libéraux existant aux USA, le syndicalisme, la question des oppressions, en jonction avec la question nouvelle du climat… rien sur le “populisme”, sur les thèses d’E Laclau ou C.Mouffe etc.

Il semble, de manière assez étonnante, qu’il faille manifestement à mener une bataille de conviction pour la campagne Sanders 2020 au sein de DSA puisqu’il existe un caucus significatif « Socialiste libertaire » mélangeant un certain refus de centraliser l’organisation avec une orientation gauchiste se manifestant par une forte tiédeur envers la campagne Sanders 2020. Ce courant semble être l’expression d’un gauchisme de nouveaux militants qui, au fond, sont à DSA en raison de la campagne Sanders 2016 mais trouvant la campagne Sanders 2020 insuffisante alors même qu’elle a évolué sur la gauche.

Un dernier élément notable de ces débats est que la question de l’organisation est prise au sérieux. Il s’agit aussi bien l’organisation de DSA que, plus largement, de la classe laborieuse. Malgré l’existence de tendances décentralisatrices à tout crin, il ne semble y avoir aucun débat dans B&R et manifestement pas dans DSA reprenant des formules tartes à la crème resservies depuis longtemps en France tel que « dépasser la forme parti » ou le refus de règles formelles (et ce n’est certainement pas plus mal). A la jonction de l’organisation du parti et de la classe figure la résolution sur le syndicalisme et l’adoption d’une stratégie priorisant l’organisation à la base le « rank and file strategy » sur le syndicalisme qui était une proposition fortement portée par B&R (vous avez un élément du débat ici). Ce débat sérieux et vif sur la question syndicale et les pratiques à avoir en tant qu’organisation semble une chose plus ou moins perdue dans la gauche radicale française depuis un certain temps (quand il n’est pas simplement dénigré comme du « fractionnisme »).

Globalement, après des débuts difficiles dues à une multiplication de manœuvres procédurales résultant de règles de débats excessivement subtils, la convention fut productive a abouti à des décisions (par des votes internes) et a renouvelé ses instances. La nouvelle direction nationale est majoritairement composée de membres voulant une structuration réellement nationale plutôt qu’un réseau de sections. La convention a adopté des résolutions pour les droits des migrants (et des frontières ouvertes), le droit au logement, l’accès à l’IVG, la décriminalisation de l’activités des travailleur-se-s du sexe (un débat sur lequel pèse une chappe de plomb dans la gauche française alors que DSA et ses élu-e-s, notamment Julia Salazar à New York sont très impliqué-e-s sur la question), une sécurité sociale gratuite et la mise en place d’instance de DSA pour la formation politique socialiste (confirmant qu’elle est une organisation qui prend au sérieux… le fait d’être une organisation). Un vote unanime a consacré la nécessité d’un « New Deal vert radical » posant l’obectif d’une économie décarbonée en 2030. La résolution sur le « rank and file strategy » a été adoptée d’une courte majorité.

Dans la sphère de la politique institutionnelle, DSA a confirmé qu’il ne soutiendrait officiellement que Bernie Sanders comme candidat (et non E.Warren… ce qui est sujet à débat si jamais celle-ci se retrouve candidate du parti démocrate au bout des primaires. Il ne s’agit pas de l’hypothèse la plus probable mais pas totalement impossible). Enfin, l’organisation a clarifié son rapport avec le parti démocrate : en résumé DSA va continuer à utiliser les primaires démocrates comme véhicule électoral mais avec le but à long-terme de construire un parti indépendant de la classe ouvrière qui rompra complètement avec parti démocrate (ce qui est désigné par le terme de « dirty break », la « rupture violente », dans les débats de DSA) .

Plusieurs analyses de la convention de DSA ont été réalisées par des publications de gauche états-unienne. Dan LaBotz fait une présentation nuancée de la convention pointant les limites de l’organisation en termes de structuration et d’orientation politique (notamment la pauvreté du traitement des questions internationales) mais sans remettre en cause les progrès constatés en quelques années, ni le rôle crucial et positif de DSA dans le paysage politique. Eric Blanc, spécialiste des luttes dans l’enseignement public et membre de B&R a relaté la dynamique politique. Enfin, avec un style très personnel, le rédacteur en chef de la revue de gauche Current Affairs, Nathan Robinson, fait vivre de «l’intérieur » la convention avec une sympathie non dissimulée pour ce qu’il observe.

 

Au final, une évolution sensible se fait aux Etats-Unis. Cette évolution se fait sous la bannière du réformisme conséquent et même, formellement, d’une social-démocratie d’avant le tournant de la rigueur quand celle-ci se présentait comme une force s’affrontant au capital. En un sens, vu d’Europe occidentale, on peut avoir l’impression que cette dynamique remonte le temps en termes de symboles, qu’elle reprend des symboles rapiécés. Cela tient certainement à l’arriération politique des Etats-Unis accumulée durant la seconde moitié du 20ème siècle. Comme dans le domaine économique, cette arriération présente un privilège, celui de la fraîcheur, de l’innovation, pour qui se réclame de « socialisme »… B.Sanders synthétise cette rencontre entre une vieille tradition ragaillardie par l’afflux d’une jeune génération. Plus important que la réappropriation de certains termes, de la nécessité de s’organiser, cette évolution en cours constituée sur une dynamique d’affrontement au système capitaliste et ses manifestations économiques, climatiques, d’oppressions multiples et croisées. En d’autres termes, dans le pays central du capitalisme financier, sous les habits du réformisme conséquent mais sans appareil bureaucratique sclérosé pouvant les dompter, des masses se politisent et s’organisent contre les exploiteurs. L’enjeu est évident pour les anticapitalistes prêts à une rupture révolutionnaire de par le monde. Notre solidarité, notre vigilance mais également notre capacité à apprendre de cette dynamique sont essentielles.

Emre Öngün