Le 19 septembre, les élections russes, qui ont duré trois jours, se sont terminées par le résultat attendu: Russie Unie (RU), le parti du Kremlin, a une nouvelle fois obtenu la majorité constitutionnelle à la Douma d’Etat [deux tiers des sièges], la chambre basse du parlement russe. Depuis sa création en 2001, le parti a toujours détenu la majorité des sièges. Bien que les élections en Russie ne soient ni libres ni équitables, les résultats ne sont pas non plus falsifiés à 100%. Les agents politiques du régime doivent s’assurer de la victoire éclatante de RU à chaque fois sans perdre un semblant de crédibilité. Pendant cette saison électorale, le défi était particulièrement difficile à relever. La popularité de RU, même selon les sondages officiels, s’élevait à peine à 30 %, ce qui est loin d’être suffisant pour obtenir une majorité simple et encore moins constitutionnelle. Néanmoins, le parti a remporté 324 sièges sur 450, soit seulement 19 de moins qu’en 2016. Pour ce résultat, il a fallu sacrifier ce qui était accepté avec crédulité – et cela a été fait.
Le nuage de points ci-dessous est la preuve visuelle la plus simple de la fraude électorale généralisée en Russie. Les points représentent des circonscriptions électorales, l’axe des X (horizontal) indiquant le taux de participation et l’axe des Y (vertical) la part du vote RU. La forme de la comète indique une forte corrélation entre le taux de participation et le vote pour le parti du Kremlin – plus le taux de participation est élevé dans la circonscription, plus le nombre de votes pour RU est important. La « tête » de la comète – un nuage dense de points – réunit les circonscriptions dont les résultats sont plus ou moins honnêtes. En revanche, la « queue » comprend les bureaux de vote présentant des irrégularités. Il n’y a qu’une seule façon d’expliquer une corrélation aussi forte entre le taux de participation et le vote RU : le bourrage des urnes de formes et d’ampleur diverses (les preuves photo et vidéo de telles pratiques sont, bien sûr, abondantes). En fait, les points dans le coin supérieur droit du graphique sont les circonscriptions où le taux de participation et le vote RU sont proches de 100 % – les résultats y sont entièrement falsifiés. Ces circonscriptions sont principalement situées dans les «sultanats électoraux» où la fraude est particulièrement répandue. La majeure partie du Caucase entre dans cette catégorie.
Vote pour Russie Unie au sein de toutes les circonscriptions
La détection de la fraude n’est pas la seule utilité du nuage de points présenté ci-dessus. Il nous permet également d’entrevoir les résultats réels des élections. Le centre de la tête de la comète correspond approximativement au taux de participation national et aux votes pour RU qui n’ont pas été affectés par la fraude. Depuis la dernière élection, qui s’est tenue en 2016, la comète a chuté – c’est-à-dire que le soutien réel à RU a diminué d’environ 10 points, passant de 40 % à 30 % (un chiffre qui correspond aux sondages préélectoraux). Cependant, les résultats officiels n’ont pas diminué d’autant, ce qui suggère que l’ampleur de la fraude a considérablement augmenté depuis 2016, peut-être jusqu’à un niveau record.
Le soutien résolu au régime s’amenuise. Après une décennie de stagnation économique ponctuée de crises profondes, le gouvernement est à court d’idées et n’a aucune vision pour l’avenir. L’effet de « ralliement au drapeau » lors de l’aventure de la Crimée a disparu, et la douleur des mesures d’austérité – notamment l’augmentation de l’âge de la retraite en 2018 – a été ressentie par la population. Dans cette conjoncture défavorable, le Kremlin a été contraint d’organiser des élections particulièrement importantes pour son avenir. En effet, la Douma élue ce mois de septembre devra gérer la tentative de Poutine de se faire réélire à la présidence en 2024. Son incapacité à obtenir une victoire écrasante pourrait exacerber le « problème de 2024 », qui est de loin l’obstacle le plus important pour le régime.
Pour y remédier, le Kremlin a agi de manière de plus en plus brutale et de manière erratique. Alexeï Navalny a été empoisonné puis emprisonné, son organisation a été interdite en tant qu’« extrémiste ». De nombreux médias indépendants ont été fermés. Des militants de l’opposition ont été envoyés en prison ou en exil. Les élections se sont déroulées sur trois jours, ce qui a créé des possibilités supplémentaires de fraude. La stratégie du Kremlin consistait à mobiliser les secteurs dépendant de l’Etat, tels que les employé·e·s du secteur public et les travailleurs des usines d’Etat, tout en évitant une participation « réelle » élevée qui pourrait se traduire par un vote de protestation.
RU a lancé sa campagne au printemps dernier en organisant des « primaires ». Leur but officiel était d’identifier les candidats les plus forts du parti dans des circonscriptions uninominales, mais en réalité cela leur a permis de tester la capacité de la vaste machine administrative à contrôler les votes. Les fonctionnaires étaient contraints par leurs patrons de s’inscrire pour participer aux « primaires ». Elles ont finalement attiré 12 millions d’électeurs (dont la moitié par vote électronique). Ce chiffre représentait déjà plus de 40 % de la performance de RU lors des élections parlementaires précédentes. RU avait donc besoin d’environ 15 millions de voix supplémentaires pour atteindre son objectif et retrouver sa majorité constitutionnelle (au moins 300 députés). La cote du parti ne cessant de baisser, le succès ne pouvait être assuré que par une nouvelle extension du vote « forcé ».
Pour renforcer le soutien à RU, qui, aux yeux de la plupart des Russes, est associé à une baisse du niveau de vie et à une répression croissante, la liste du parti a été complétée par deux de ses membres les plus populaires au sein du gouvernement – le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le ministre de la Défense Sergueï Choïgu. En août, le gouvernement a également effectué un versement unique de 10 000 roubles (117 euros) aux retraités et aux familles avec enfants. Ce que les médias d’Etat ont présenté comme une initiative du parti au pouvoir. Le principal message de la campagne électorale de RU était la nécessité de maintenir la stabilité, car toute tentative de remise en cause du statu quo ne ferait qu’aggraver la situation et serait utilisée par des ennemis extérieurs pour affaiblir le pays.
Les élections sont donc devenues un quasi-référendum où les électeurs étaient invités à accepter ou à rejeter le régime actuel. Dans ce système binaire, le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) est finalement devenu le moyen le plus évident d’exprimer sa dissidence. Malgré le conformisme traditionnel de sa direction et ses contacts étroits avec le Kremlin, le KPRF était le plus oppositionnel de tous les partis parlementaires de la précédente Douma : le seul à voter systématiquement contre les réformes impopulaires des retraites de 2018 et les amendements à la Constitution de 2020 qui ont permis à Poutine d’être réélu président pour deux nouveaux mandats. Cette position a attiré de nouveaux électeurs vers le KPRF ces dernières années, c’est-à-dire les habitants des grandes villes, les jeunes désenchantés et les classes moyennes éduquées, pour qui l’idéologie traditionnelle du KPRF – un mélange de stalinisme, de nationalisme et de social-démocratie – importait moins que son énergie oppositionnelle. L’émergence de ce nouvel électorat a également transformé la rhétorique du parti (qui est de plus en plus axée sur la démocratie et la justice sociale) ainsi que le profil de ses cadres. Au cours des dernières années, un certain nombre de jeunes leaders brillants du parti sont apparus dans différentes régions du pays, marquant une rupture avec l’ancienne image du KPRF, fragment archaïque de l’appareil d’Etat soviétique.
A Saratov, par exemple, Nikolai Bondarenko, 35 ans, membre de la direction locale du KPRF et l’un des vlogueurs (blog vidéo) politiques les plus populaires de Russie, s’est présenté comme candidat dans une circonscription uninominale. Sa chaîne YouTube, qui compte plus de 1,5 million d’abonnés, présente des reportages en direct des manifestations et des sessions du parlement régional, dans lequel Bondarenko affronte régulièrement les députés de RU. Les autorités ont déployé des efforts exceptionnels pour empêcher Bondarenko d’entrer à la Douma d’Etat : ses partisans et ses observateurs électoraux ont été constamment retenus par la police. Bondarenko a finalement perdu contre un fonctionnaire peu connu de RU, originaire de Saratov.
Pendant ce temps, dans la région septentrionale de la République de Komi, le dirigeant local du KPRF, Oleg Mikhailov, 34 ans, a réussi à battre son concurrent de RU après s’être fait connaître comme l’une des figures de proue d’une manifestation contre la construction d’une énorme décharge.
A Moscou, le KPRF a soutenu la candidature d’un militant syndicaliste universitaire, le mathématicien Mikhail Lobanov, 37 ans. Sa campagne était soutenue et animée par des membres de groupes de gauche radicale tels que le Mouvement socialiste russe. Mikhail Lobanov, qui se décrit ouvertement comme un socialiste démocratique, a réussi à obtenir le soutien d’un large éventail d’électeurs et à défier avec force son adversaire de RU, un célèbre animateur de talk-show de propagande à la télévision russe, qu’il a battu de 12 % (plus de 10 000 voix), bien que la victoire ait finalement été volée par la fraude électorale de RU.
L’un des principaux problèmes du Kremlin au cours de cette saison électorale a été la stratégie du « vote intelligent » proposée par Alexeï Navalny il y a deux ans. L’essence de cette stratégie consistait à identifier l’adversaire le plus fort de RU dans une circonscription uninominale et à inciter tous les électeurs de l’opposition à soutenir cette candidature, quelle que soit son affiliation à un parti, dans le but unique de réduire le nombre de sièges disponibles pour RU. La crédibilité du parti au pouvoir étant en baisse constante, le « vote intelligent » est devenu une menace sérieuse pour les chances de RU d’obtenir une majorité constitutionnelle au sein du nouveau parlement. Les agences de sécurité russes ont déployé d’énormes efforts pour bloquer toutes les pages web qui proposaient des recommandations de Smart Voting (même Apple et Google ont été contraints d’obtempérer et de supprimer les applications téléphoniques de Navalny quelques jours avant l’élection). Néanmoins, les listes mentionnées comme possible « vote intelligent » –la plupart étaient celles de représentants du KPRF – ont largement circulé sur Internet. Dans de nombreuses vidéos, les partisans d’Alexeï Navalny ont soutenu le KPRF lors du scrutin proportionnel plurinominal avec listes fermées [dans une unique circonscription nationale], parce que le KPRF était le seul parti d’opposition garanti de passer le quorum de 5 % pour obtenir une représentation parlementaire.
Lorsque les premiers résultats des élections ont été publiés, sur la base du vote dans les bureaux de vote ordinaires et non du vote électronique, ils ont montré une augmentation considérable du soutien au KPRF, dont les candidats ont remporté la victoire dans un certain nombre de circonscriptions uninominales. A Moscou, les candidats du KPRF et du parti libéral Yabloko ont remporté 8 des 15 districts. Dans l’ensemble de Moscou, le KPRF est arrivé en tête des listes de partis, avec 31 % des voix (contre 29 % pour RU). Toutefois, le lendemain matin, lorsque les résultats du vote électronique ont été rendus publics, la situation s’est inversée : RU était désormais le vainqueur dans toutes les circonscriptions uninominales de Moscou, avec une victoire écrasante pour ce qui est des listes de partis. Le vote électronique s’est avéré être la carte maîtresse du Kremlin, lui permettant de manipuler le résultat en sa faveur.
Pourtant, même après toutes les machinations du Kremlin, les résultats des élections ont montré une augmentation importante du soutien au KPRF. Par rapport à l’élection précédente, le parti a reçu 3 millions de voix de plus et a terminé deuxième derrière Russie Unie avec 18,9 %. Dans quatre régions (région de Khabarovsk, Yakoutie, Mari El et district autonome de Nenetsky), le KPRF est arrivé en tête, dépassant le parti au pouvoir. Malgré la victoire officielle de RU (49,8 % pour les listes du parti et 198 sièges sur 225 dans les districts uninominaux), sa position est plus faible que jamais. Sans la coercition et la fraude électorale, il serait désormais peu probable qu’il obtienne une majorité. De nouvelles pertes de soutien pousseront les autorités à adopter des méthodes ouvertement répressives et accéléreront la mutation du régime en une dictature pure et simple.
L’autre grand résultat de l’élection est le succès du KPRF, qui est finalement devenu la principale force d’opposition légale de Russie. En revanche, le LDPR (Parti libéral-démocrate de Russie), parti populiste de droite de Vladimir Jirinovski, a abandonné son image de parti protestataire et a perdu près de la moitié de ses voix (7,4 % contre 13,1 % lors de l’élection précédente). La nouvelle position du KPRF va inévitablement stimuler une contradiction interne entre l’ancienne direction, habituée à agir dans les limites fixées par l’administration Poutine, et la jeune génération de militants, déterminée à transformer le KPRF en un parti de masse de protestation non parlementaire. La gauche radicale, qui a toujours considéré le parti comme un vestige conformiste de la bureaucratie soviétique, incapable de mener une politique militante et indépendante, devra également « adapter » son approche.
lya Matveev et Ilya Budraitskis. Article publié sur le site Sidecar, le 29 septembre 2021. Traduction rédaction A l’Encontre.