Depuis des décennies, les réformes, ou plutôt les contre-réformes, des retraites s’enchainent, la première datant de 1993 avec Edouard Balladur à la manœuvre. L’objectif réel, non affiché évidemment, est de faire baisser le niveau des pensions. Face à l’augmentation du nombre de retraités et au déficit prévu des caisses de retraites, et alors que l’emploi et l’activité économique étaient en berne, il s’agissait ainsi d’éviter toute augmentation de cotisations sociales qui aurait pu remettre en cause le partage de la richesse produite entre salaires et profits. Pour cela, les gouvernements successifs ont agi sur les différents paramètres du système : allongement de la durée de cotisation, report de l’âge légal de départ en retraite à 62 ans, modification du mode de calcul de la pension, etc. On parle à ce propos de « réformes paramétriques ». Malgré des mouvements sociaux très importants, elles se sont appliquées. Le déficit des caisses de retraites a été contenu au prix d’une baisse inéluctable du niveau des pensions, baisse qui touchera les générations futures de façon d’autant plus importante.
Emmanuel Macron veut aller beaucoup loin. Finies les réformes paramétriques, il s’agit ni plus ni moins de mettre à bas le système actuel pour le remplacer par un système par points. Un système de ce type est déjà en vigueur dans les régimes complémentaires des salarié·es du privé, l’Arrco et l’Agirc. Il s’agirait de le généraliser et d’uniformiser les régimes actuels pour créer un seul système de retraite. Les salarié·es accumulent, en cotisant pendant leur vie active, des points dont le prix d’achat est fixé chaque année à un niveau permettant que la caisse de retraite soit équilibrée, les prestations versées devant correspondre aux cotisations reçues. Comme le nombre de retraité·es augmente année après année plus rapidement que celui des actifs, et que les recettes ne suivent pas, car le patronat refuse toute augmentation de cotisation, les pensions versées baissent. Peut s’y ajouter, en cas de ralentissement économique voire de récession, une moindre rentrée de cotisations sociales qui aggrave encore le problème. Il suffit alors que la caisse de retraite décide de baisser la valeur des points accumulés par les salariés qui sert au calcul de la pension (dite valeur de service).
Le bilan de l’ARCCO et de l’AGIRC est d’ailleurs éloquent : en 19 ans, de 1990 à 2009, le taux de remplacement des pensions complémentaires, c’est-à-dire le rapport entre la pension et le salaire, a baissé de plus de 30 % dans chacun des régimes, c’est-à-dire une baisse encore plus sévère que dans le régime général. Il s’agit donc d’un système dit à « cotisations définies » : la cotisation est connue, mais pas le montant de la future pension puisque cette dernière dépendra essentiellement de la valeur de service du point au moment du départ en retraite.
Dans une interview donnée au Parisien le 30 mai 2018, le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, chargé par le gouvernement de piloter le projet, confirme cette analyse. Il indique ainsi que « la réforme se fera en enveloppe constante ». Si on comprend bien ce qu’il nous dit, l’objectif dans l’avenir ne serait même pas de maintenir la part actuelle des retraites dans le PIB (14 %) mais en fait de la faire baisser : le PIB augmentant, vouloir maintenir simplement constant le volume des retraites revient à faire baisser sa part dans le PIB. Il s’agirait d’un recul social considérable. Au-delà, dans un système par points, l’enjeu politique majeur, celui de la répartition de la richesse produite entre personnels actifs et retraités, et derrière ce dernier, celui du partage de la valeur ajoutée entre masse salariale (salaires directs et cotisations sociales) et profit, disparait. Il est remplacé par un simple ajustement soi-disant technique, notamment la fixation de la valeur du point d’achat et de service.
Dans un tel système, l’âge légal de départ à la retraite devient secondaire même s’il demeure. Comme l’explique Jean-Paul Delevoye : « Dans un système à points, la notion de durée disparaît. C’est votre nombre de points qui vous permet un arbitrage personnel : j’ai assez de points, ma retraite me paraît suffisante, donc je pars. A l’inverse, je n’ai pas assez de points, je reste ». Ce qu’il ne dit pas c’est que ce choix sera profondément inégalitaire. En effet, les personnes bien payées et qui auront eu un emploi stable tout le long de leur vie active, auront les moyens de partir plus tôt. Ceux ou celles (car ce sont le plus souvent des femmes) qui auront été à temps partiel dans des emplois sous-payés devront continuer à travailler, s’ils le peuvent, pour avoir une retraite un tant soit peu décente.
Cela n’empêche pas Jean-Paul Delevoye de justifier ce projet par la recherche de plus d’égalité. Ainsi nous dit-il « Aujourd’hui, si vous avez un parcours dans la fonction publique ou dans le privé, vous n’avez pas la même retraite. Cela concourt à un sentiment d’inégalités profondes dans la société française ». La comparaison entre le secteur privé et public est mise en avant. Or, comme l’a montré le Conseil d’orientation des retraites, si les règles sont différentes entre le public et le privé, les taux de remplacement sont voisins. Le montant différent entre la retraite moyenne d’un salarié du public et du privé s’explique surtout par le fait que les fonctionnaires ont en moyenne une qualification, et donc une rémunération, supérieure aux personnels du secteur privé. Le calcul de la pension du régime général du privé prend en compte les 25 meilleures années de salaire, or les carrières du privé ne sont pas linéairement ascendantes comme celles des fonctionnaires. Les personnels les moins qualifiés, victimes de la précarité, ont des carrières hachées, avec des périodes à temps partiel et des années à très bas salaires, ce qui a évidemment des conséquences sur le montant de leur pension. Passer à un régime par points ne résoudra pas ce problème.
De plus, si Jean-Paul Delevoye affirme vouloir consolider les prestations de solidarité existantes actuellement, qui représentent 20 % du volume des retraites (60 milliards d’euros), comme par exemple les droits familiaux, la majoration pour enfants, les périodes d’invalidité, les séquences de chômage, les minima de pension ou la pension de réversion, il envisage de les sortir du futur régime de retraite pour les faire financer par l’impôt. Quand on se souvient que dans le même temps, des ministres envisagent sérieusement de baisser les aides sociales, on comprend assez vite qu’une fois financées par le budget de l’Etat, elles risquent fort d’être remises en cause…
Enfin, le gouvernement veut favoriser la capitalisation pour les hauts revenus (120 000 euros annuels). Si la forme précise que cela prendrait n’est, semble-t-il, pas encore tranchée, l’insistance mise sur ce point entre en résonnance avec une illusion que porte le système par points, celle que la retraite serait une épargne pendant la vie active que l’on retrouverait au moment du départ en retraite. Or, les retraites versées à l’instant t sont toujours, et quel que soit le système, répartition ou capitalisation, une part de la richesse créée à l’instant t. On ne finance jamais sa propre retraite, mais celle de la génération qui part en retraite. Si, pour une raison ou une autre, par exemple une crise financière, la richesse créée n’est pas au rendez-vous, tout système de retraite aura des difficultés.
La supériorité de la répartition sur la capitalisation tient à deux aspects. Le premier tient aux crises financières qui, sous le capitalisme néolibéral, tendent à se multiplier, pouvant ruiner d’un seul coup les épargnants. Jouer sa retraite en Bourse est un pari aléatoire. Le second renvoie au caractère politique de la répartition. L’avenir d’un système de répartition fait l’objet d’un débat politique sur la question de l’augmentation de la part de la richesse produite consacrée aux retraité·es : faut-il augmenter les cotisations ou l’âge de départ, faut-il garantir la parité de niveau de vie entre la retraite et la vie active ou au contraire s’accommoder d’une baisse lors de la retraite, etc. ?
A chaque fois, il s’agit d’un débat politique qui doit être, en théorie, tranché démocratiquement. Or un système par points, qui reste formellement un système par répartition, évacue ce débat politique par une gestion quasi automatique en jouant simplement sur la valeur des points. En ce sens, il introduit dans la répartition la logique de la capitalisation. Une raison de plus de le combattre.
Pierre Khalfa