A la mémoire de Jacques Sauvageot prématurément décédé le 28 octobre 2017.
Il ne s’agit pas ici de revenir sur tous les aspects de Mai 68. Pour essayer d’en faire le tour, d’en comprendre les racines et d’en voir toute la portée, il faudrait évoquer tout un pan de l’histoire de France, les évolutions du capitalisme, la transformation de la société française, des sociétés européennes, la situation internationale, etc. Tel n’est pas ici l’objectif. Il s’agit plus modestement de pointer quelques aspects de Mai 68 qui ne sont pas sans relation avec un certain nombre de problèmes actuels du syndicalisme. Quatre points seront abordés.
La naissance d’une crise politique
Mai 68 apparaît pour beaucoup comme une sorte d’explosion inexplicable, une surprise totale. A priori tout semblait aller bien. Les salaires augmentaient régulièrement à un rythme qui laisse aujourd’hui rêveur, la croissance était en moyenne de 6 % par an depuis une décennie et la société de consommation s’installait apparemment tranquillement. Tout apparaissait calme, à tel point qu’un éditorialiste du Monde titrait le 15 mars 1968 « La France s’ennuie ». Et pourtant elle ne s’ennuyait pas tant que cela à l’époque…
Les années précédant 1968 avaient été marquées par toute une série de conflits avant-coureurs. Un événement allait préfigurer Mai 68. En février, le gouvernement essaie de remplacer le directeur de la cinémathèque, Henri Langlois. Une très forte mobilisation, notamment des cinéastes, est brutalement réprimée par la police. L’émoi est très fort dans l’opinion et le pouvoir est obligé de céder.
Par ailleurs le nombre de jours de grève augmente année après année atteignant 4,2 millions dans le secteur privé en 1967. Sans même parler de la grande grève des mineurs de 1963, l’année 1967 et le début de 1968 sont marqués par un certain nombre de conflits qui dénotent une situation explosive : Peugeot, Rhodiaceta, Saviem, etc. Ce sont des conflits durs qui se traduisent souvent par des affrontements avec la police. Ces conflits trouvent leurs racines dans des salaires qui restent bas malgré tout et de plus grignotés par l’inflation, dans l’accroissement des inégalités, la tyrannie patronale et les cadences infernales. De plus, les restructurations qu’entraîne la modernisation de l’appareil productif français, commencée sous la quatrième République, voulue par De Gaulle et accélérée par la suppression des droits de douane prévue par le traité de Rome, se traduisent par un début de chômage (un peu plus de 500 000 chômeurs).
Cette situation joue sur le mouvement syndical. La CFDT, déconfessionnalisée en 1964, est en pointe dans ces conflits et radicalise ses positions. Un accord d’unité d’action entre la CGT et la CFDT est signé en janvier 1966. Il sera un encouragement aux luttes et permettra de fortes journées de mobilisations interprofessionnelles en 1966 et 1967, dans une situation où malgré des difficultés politiques importantes – mise en ballottage de de Gaulle en 1965, semi échec de la droite aux législatives de 1967 – le pouvoir gaulliste continue son offensive, notamment avec les ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale.
Le mouvement étudiant va servir de détonateur et la grève générale va se répandre comme une traînée de poudre à partir du 14 mai, suite à la journée du 13 mai appelée unitairement pour protester contre la répression policière du mouvement étudiant, journée suivie très massivement tant en terme de grève que de manifestations. Cette grève générale est le produit de la cristallisation d’un certain nombre d’éléments épars qui se coagulent brusquement : un mouvement étudiant, au départ minoritaire, mais qui rencontre les aspirations de la grande majorité du milieu, à un moment où l’université rentre elle-même dans une nouvelle phase avec le début de la massification ; ce mouvement étudiant entre en résonance avec la combativité ouvrière – ou plutôt de l’ensemble des salarié-es car « les cols blancs » sont massivement présents -, notamment des jeunes ; un pouvoir arrogant, autoritaire, symbolisant le blocage culturel et institutionnel du pays, qui par son attitude se désigne lui-même pour cible politique, favorisant ainsi cette cristallisation, le mot d’ordre « 10 ans ça suffit » manifestant le rejet politique du gaullisme.
Une crise politique majeure se noue donc en quelques jours à la surprise même de ceux qui en ont été les principaux protagonistes. L’histoire n’est pas un long fleuve tranquille et, à une temporalité politique apparemment uniforme, succède brusquement des cassures, des ruptures qui en accélèrent le déroulé. Une situation de ce type peut parfaitement se reproduire aujourd’hui, certes pas à l’identique, l’histoire ne repassant jamais les plats, mais par une combinaison imprévisible d’ingrédients. Le mouvement contre le Contrat première embauche (CPE) en 2006 en est un bon exemple : mobilisation des salariés assez atone au départ, qui est ensuite démultipliée par celle de la jeunesse ; cristallisation du mécontentement, des frustrations sociales avec un mouvement qui s’amplifie considérablement ; entêtement gouvernemental qui aboutit à une crise. Comment celle-ci aurait-elle évolué si elle n’avait pas été dénouée par la capitulation de Chirac ?
Une crise majeure naît souvent, si ce n’est toujours, de cette façon, par l’agrégation d’éléments épars qui se focalisent à un moment donné, par la rencontre a priori improbable de couches sociales différentes, par la jonction d’affrontements sociaux et de problèmes proprement politiques qui se révèlent au grand jour dans une situation donnée. Des éruptions peuvent venir briser la routine apparente de la vie sociale avec pour conséquence une modification rapide des rapports de forces. Ce qui apparaissait impossible hier apparaît alors à portée de main. Le problème d’une organisation syndicale est de savoir répondre à ces changements de rythme.
Le rapport entre organisations syndicales et salarié.es
En Mai 68, la grève générale qui s’étend n’a été appelée par aucune organisation syndicale. En soi, ce n’est pas un problème. Une organisation syndicale n’est pas un état-major manœuvrant des bataillons en ordre de marche, surtout dans un pays où le syndicalisme est historiquement minoritaire. La question est de savoir quelle analyse est faite de ce mouvement, quelle est la stratégie mise en œuvre et quel rapport les organisations syndicales entretiennent avec un mouvement de cette ampleur.
Mai 68 est la combinaison de deux mouvements distincts : un mouvement étudiant radical, ou tout au moins emmené par ses composantes les plus radicales, qui pose explicitement la question de la transformation de la société dans tous ses aspects ; une grève générale essentiellement revendicative, au moins au départ, qui s’appuie sur un ras-le-bol profond de la condition ouvrière et plus largement salariale.
Mais une grève générale qui dure, qui s’installe, n’est pas une grève revendicative simplement plus importante, plus vaste ou plus longue que d’habitude. Elle a sa propre dynamique qui est indépendante de son point de départ et de son contenu revendicatif d’origine. Elle est un extraordinaire accélérateur de la prise de conscience des salariés, car elle met à jour la faiblesse des classes dominantes, le fait que leur pouvoir repose en grande partie sur l’acceptation passive des dominés. Dès que ceux-ci ne jouent plus le jeu, le roi est nu, la prise de parole collective extraordinaire qui a eu lieu en Mai 68 exprimant ce besoin de sortir de l’oppression quotidienne subie en silence. En paralysant le pays, la grève générale pose, de fait, la question de savoir qui le dirige, ce qu’exprimait d’ailleurs le mot d’ordre de « gouvernement populaire ».
Dans cette situation, une organisation syndicale doit comprendre cette dynamique, pas la freiner. Elle doit encourager le fait que les salariés s’impliquent dans la grève, se coordonnent et favoriser leur auto-organisation. Elle doit permettre et stimuler la convergence des différents mouvements et le débat politique sur la situation, pas organiser l’isolement des salariés, entreprise par entreprise. Sur tous ces points, au-delà d’orientations différentes entre les organisations syndicales à l’époque, on ne peut que constater que les réponses n’ont pas été à la hauteur des exigences de la situation.
La question du compromis et de la sortie du conflit
A partir du moment où la dynamique de structuration et de construction de la grève générale, qui aurait permis de débattre avec les salariés de son débouché, n’a pas été mise en œuvre, la question d’en sortir le plus rapidement s’est imposée. Les accords de Grenelle du 27 mai – en fait il s’agit d’un protocole non signé -, accorde de larges augmentations de salaires, une augmentation des petites retraites, la réduction du ticket modérateur et la légalisation de la section syndicale d’entreprise.
Ce n’est certes pas rien, et, de fait, l’acquis le plus durable sera la possibilité d’une présence syndicale dans les entreprises qui était alors obstinément refusée par le patronat. C’est cependant peu pour une grève générale de 10 millions de personnes qui paralyse le pays. Les ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale ne sont pas, par exemple, abrogées et plus globalement, il faudra attendre les années suivantes, marquées par une très forte combativité des salariés, pour que se mette en place un Etat social digne de ce nom, et même 1981 pour voir satisfaire la vieille revendication de la retraite à 60 ans.
La question est donc de savoir si, d’un point de vue strictement revendicatif, il aurait été possible d’obtenir plus. Le rejet massif des accords de Grenelle par les salariés montre que le compte n’y était pas. La sortie d’un conflit et la nature du compromis à passer est toujours une question délicate, a fortiori dans une grève générale et surtout en l’absence d’organisation démocratique de la grève. Le refus des accords de Grenelle crée un mouvement de panique dans les classes dirigeantes et une situation de vide politique de quelques jours dont ne se saisissent pas les partis de gauche et les organisations syndicales. La nature ayant horreur du vide, il fut comblé par la grande manifestation gaulliste sur les Champs-Elysées qui permit au pouvoir de reprendre la main avec l’annonce d’élections législatives voyant un triomphe des gaullistes.
Etait-il possible d’éviter cette situation ? Il est impossible de refaire l’histoire. Cependant, on ne peut que constater que, suite au refus des accords de Grenelle, les salariés furent renvoyés à des négociations locales ou sectorielles, isolés les uns des autres. La reprise du travail se fit lentement entreprise par entreprise dans un climat de grande frustration dont le film « La reprise du travail aux usines Wonder » donne un exemple significatif.
Le rapport au politique
La question du débouché de la grève générale renvoie, au-delà même des rapports de force, à celle de la transformation de la société et donc du rapport au politique.
Le mot d’ordre « gouvernement populaire » était apparu assez rapidement dans les manifestations en résonance avec le « 10 ans ça suffit », mais sans jamais se concrétiser. Un gouvernement populaire ne pouvait qu’être imposé par la grève générale. Mais cela supposait de passer à un stade supérieur de l’affrontement avec le pouvoir, avec évidemment les risques importants que cela impliquait (voir l’épisode de Baden-Baden où de Gaulle est allé rencontrer Massu qui commandait les forces françaises en Allemagne). Un tel choix ne pouvait être fait qu’après avoir été débattu réellement par les grévistes et à condition que la grève générale se structure afin que les salariés et plus largement les citoyens s’y impliquent et y prennent toute leur place. Une dynamique d’auto-organisation aurait peut-être été ainsi créée qui aurait permis une autre issue.
Car une situation de crise politique comme Mai 68 pose la question du dépassement de la coupure traditionnelle entre le social et le politique. Il ne s’agit pas alors simplement d’un mouvement social qui se développe, mais d’une crise de la domination des classes dirigeantes : « quand ceux d’en haut ne peuvent plus, quand ceux d’en bas ne veulent plus ». Cela a été la situation quelques jours après le refus des accords de Grenelle par les salariés. Mais entre « le haut » et « le bas », il y a celles et ceux qui hésitent à basculer d’un côté ou de l’autre. L’incapacité du mouvement syndical d’agir pour présenter une alternative politique et leur choix, ainsi que celui des partis de gauche, d’accepter au nom de la « légalité républicaine » le processus électoral traditionnel proposé par le pouvoir, signifiaient la fin de la grève générale et la normalisation de la situation. La conséquence en a été le basculement du mauvais côté de la partie la plus hésitante de la population, inquiète de la « chienlit », et une victoire écrasante de la droite aux élections législatives de juin.
Mai 68 illustre bien ce que la Charte d’Amiens appelle « la double besogne » du syndicalisme. La défense des intérêts immédiats des salariés doit s’insérer dans une perspective plus vaste, celle de la transformation sociale, les voies et les moyens de cette dernière ne pouvant être fixées en préalable. La question de la stratégie d’une organisation syndicale, de sa capacité à comprendre les enjeux d’une situation et à donner des perspectives au mouvement social est au cœur de cette problématique. Ce n’est pas simplement un débat théorique. Il s’est posé par exemple lors du mouvement des retraites en 2003, au moment où face au blocage gouvernemental et à la dynamique de la mobilisation, la question de la grève générale fut posée.
L’année 1968 ne fut pas simplement celle du « mai français », mais fut un moment international qui commença avant mai et se termina quelques années après. Ce fut une période où la légitimité de toutes formes de domination furent questionnées et remises en cause. Dans celles-ci, figurait la domination soviétique en Europe de l’Est. Il faut rendre un hommage particulier à tous ceux qui, à l’époque, se sont levés pour qu’existe un socialisme démocratique, en particulier aux artisans du printemps de Prague écrasé par l’intervention soviétique. L’impossibilité de briser le carcan du stalinisme a pesé lourd dans la suite de l’histoire. Leur échec a été aussi le nôtre.
Mai 68 reste encore un enjeu politique et son interprétation ne relève pas simplement de l’historiographie. La presse s’est faite l’écho du fait qu’Emmanuel Macron aurait des velléités de célébrer le cinquantenaire de mai 68. Il veut en récupérer le sens. Il y a dix ans, Nicolas Sarkozy voulait en finir avec mai 68 et Cohn-Bendit voulait « Forget 68 ». Pour notre part, nous voulons nous en souvenir comme d’un moment où l’espoir d’une autre vie, d’une autre société, d’un autre monde, a gagné des millions et des millions de gens qui ont pensé qu’ils pouvaient devenir acteurs de leur vie. En ce sens, Mai 68 est toujours vivant car nous sommes porteurs de cet espoir.
Pierre Khalfa