Jusqu’au référendum du 25 mai 2018, la législation irlandaise en termes d’avortement était particulièrement restrictive : il était interdit, sauf lorsque la vie de la mère était en danger. Cette précision était d’ailleurs largement sans effet dans la pratique : en 2012, on a refusé le droit d’avorter à Savita Happanavar, aux prises avec une septicémie fulgurante, au prétexte que les battements de cœur provenant du fœtus n’étaient pas interrompus. Savita en est morte et le pays en fut tourneboulé. Ce choc a beaucoup contribué à remettre la question à l’ordre du jour. Le premier obstacle était le « 8ème amendement » d’une constitution criminelle qui mettait à égalité la vie de la mère et celle du fœtus, approuvé par référendum en 1983, rendant l’avortement inconstitutionnel. Pour avorter, les femmes pouvaient partir à l’étranger, ou y recourir illégalement.
Entretemps, en 2015, l’Irlande est devenue le premier Etat au monde où le mariage homosexuel a été adopté par référendum, à 62%, dans un Etat où l’homosexualité n’a été dépénalisée qu’en 1993, et où le droit au divorce, rejeté par référendum en 1986, n’a été obtenu qu’en 1995, et par une courte majorité de 9000 votant.es.
L’évolution de la société a donc été extrêmement rapide, et la rupture avec l’Eglise catholique sans appel, dans un Etat à l’origine quasiment théocratique. Pourtant les choses furent moins évidentes que pour le mariage, lorsque tous les principaux partis politiques soutenaient le « oui », même les plus conservateurs.
Cette fois les deux principaux partis qui structurent la vie politique irlandaise depuis l’indépendance en 1922 étaient divisés sur l’opportunité de soutenir le camp du « oui ».
Rappelons au passage que la situation politique est particulièrement instable, depuis des élections législatives en 2016 ou ni l’un ni l’autre des deux partis, Fine Gael (centre-droit) et Fianna Fail (droite), désavoués par leurs politiques d’austérité et leur soumission à Bruxelles, n’ont obtenu la majorité. S’en suivit après des semaines d’incertitude la mise en place d’un gouvernement Fine Gael minoritaire, Fianna Fail s’engageant à ne pas faire tomber son frère-ennemi. Dernière péripétie en date, la nomination de Leo Varadkar au poste de Premier ministre, en juin 2017. Tenant du libéralisme et de l’austérité, il a pourtant deux caractéristiques qui l’auraient empêché de diriger un gouvernement il y a encore une ou deux décennies : il est ouvertement homosexuel, et fils d’un Indien immigré.
Côté Fine Gael, le soutien au « oui » n’était pas unanime parmi les parlementaires. Varadkar, qui dirige le parti, a fait le choix de passer en force après avoir longuement hésité. Lui-même issu de milieux opposés à l’avortement, il a, comme beaucoup d’autres, changé de position récemment, et n’a fait état de son soutien au rejet du 8e amendement qu’au mois de janvier. La victoire du oui renforce sa position en tant que Premier ministre. La majorité des députés de Fianna Fail se sont déclarés en faveur du maintien de l’amendement, mais, comme chez Fine Gael, son principal dirigeant, Micheal Martin, s’est prononcé pour le oui.
Du côté de la gauche, aujourd’hui essentiellement incarnée par le Sinn Féin, la prudence fut également longtemps de mise, et si le parti de Gerry Adams a soutenu le oui au référendum, sa nouvelle figure dirigeante, Mary Lou McDonald, a imprimé un autre cours à la campagne. En effet, au-delà de la question du 8e amendement se posait celle des perspectives. Mary Lou McDonald, comme Varadkar et Martin, a devancé son organisation en se prononçant pour une législation permettant aux femmes d’avorter jusqu’à 12 semaines de grossesse – le Sinn Féin n’a prévu d’adopter cette position que le mois prochain…
D’aucuns, oiseaux de mauvais augure, avaient prédit la défaite d’un camp du « oui » qui, au lieu de dissimuler ses funestes projets, les revendiquait au grand jour. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils avaient tort.
La campagne pour le oui ne fut donc pas le fait des partis politiques. Appuyée sur des réseaux féministes constitués de longue date et sur le savoir-faire accumulé lors de la campagne pour le mariage homosexuel, elle a aussi été aidée par le lobbying permanent mené par de petites organisations d’extrême gauche à qui un système électoral très démocratique permet de siéger au Parlement.
Notons encore deux éléments qui ont contribué à la victoire. Il semble indéniable qu’après bien des hésitations, une bonne partie de la bourgeoisie, comme on disait encore il y a peu, a basculé dans le camp du oui. Sans doute a-t-elle pris la mesure des évolutions sociales en cours. Sans doute certains secteurs souhaitent-ils moderniser l’image d’une Irlande arriérée : pas si simple d’être une zone franche ultra-moderne et défiscalisée pour les entreprises européennes et américaines tout en maintenant une législation archaïque… Plus généralement, les bouleversements économiques d’avant la crise ont secoué une Irlande où les jeunes s’installaient enfin, au lieu de fuir vers des destinations plus clémentes en matière d’emploi. C’est cette jeunesse qui constitue l’élément décisif du vote, au vu de son implication dans la campagne pour le « oui », et du score : d’après un sondage de sortie des urnes, les 18-24 ans se sont prononcés à 87% pour le rejet du 8e amendement. S’y sont joints des milliers d’émigrés, rentrés spécialement pour voter.
Ce week end, ce furent scènes d’émotion et de liesse en Irlande, où le oui l’emporta à un niveau inattendu et fut majoritaire dans toutes les régions sauf une. Le gouvernement s’est engagé à présenter le projet de loi mettant en place l’avortement jusqu’à 12 semaines d’ici à la fin de l’année.
Des bonnes nouvelles comme celle-là, on en voudrait tous les jours. Et que le vent qui souffle (enfin !) sur l’Irlande aille jusqu’en Pologne et en Hongrie. Et jusqu’en Irlande du Nord, enclave soumise à une loi victorienne, où l’avortement est encore passible d’emprisonnement à vie. En effet, quand l’avortement a été légalisé au Royaume Uni, en 1967, l’Irlande du Nord disposait de son propre parlement, dominé par les Unionistes très conservateurs. Depuis que Londres a repris le contrôle direct de l’Ulster en 1972, aucun gouvernement n’a eu le courage d’étendre la législation. On ne remerciera jamais assez l’Union Européenne d’avoir refusé de faire figurer parmi les droits fondamentaux le droit à l’avortement, c’est-à-dire le droit des femmes à disposer de leur corps.
Ingrid Hayes