« Que nous soyons Israéliens ou Palestiniens, Libanais, Syriens, juifs ou musulmans, chrétiens ou athées Français ou Américains, nous ne nous méfierons jamais assez du recours au « nous contre eux » qui signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité ».
Dominique Eddé, Le Monde
Au moment où nous écrivons ces lignes, les bombardements de Gaza par l’armée israélienne infligent une punition collective à une population palestinienne soumise à un blocus total, sans eau, sans nourriture, sans électricité, sans médicaments. La situation des hôpitaux est désastreuse, la morphine manque, des chirurgiens font des opérations chirurgicales avec du paracétamol. En Cisjordanie les colons attaquent les Arabes et les Bédouins en appelant à leur expulsion, couverts par le gouvernement israélien et ses ministres d’extrême droite. L’embrasement régional menace. Les échanges de tirs sont quasi-quotidiens entre l’armée israélienne et des groupes armés pro-palestiniens, dont le Parti de Dieu, le Hezbollah libanais. Pour faire bonne mesure les actes antisémites explosent dans le monde. C’est dans ce contexte que le débat en France s’est engagé de façon « campiste » (pour ou contre un camp pris en bloc), c’est-à-dire de la pire des manières. Ne pas trouver de justification aux actes de barbarie d’où qu’ils viennent devrait être une exigence pour tous. Pour rendre ce conflit intelligible il faut revisiter l’histoire. Les réflexions qui suivent discutent certaines des approches historiques de la gauche. Cette relecture intervient dans un moment de crise alors que deux peuples se vouent une destruction mutuelle.
Un tournant majeur dans le conflit israélo palestinien
« Le sang coule à Gaza et vous polémiquez encore sur le Hamas ? » Cette interrogation résume à elle seule la perte de repères d’une partie de la gauche radicale pour qui les bombardements israéliens disculpent le Hamas des tueries qu’il perpétrées le 7 octobre. L’oppression subie par le peuple palestinien depuis des décennies, la politique criminelle et raciste du gouvernement Netanyahu relativisent-elles les atrocités du Hamas ? Oubliés la terreur exercée par le Hamas envers des civils, les femmes éventrées, les enfants décapités, les assassinats en direct de vieillards, les viols, des actes barbares ouvertement antisémites… Tout cela a été planifié, filmé, diffusé sur les réseaux sociaux comme l’avait fait Daech en filmant les exécutions en Syrie. Pourtant les appels à manifestation en soutien au peuple palestinien ont fait l’objet d’âpres négociations pour que figurent dans les appels, les affiches, la libération des otages et la dénonciation des crimes terroristes du Hamas. Elles ont souvent débouché sur un refus au motif que la défense inconditionnelle des « colonisés » devait primer sur la critique de leurs méthodes de lutte contre les « colonisateurs ». Étrange conception qui identifie les peuples à leurs dirigeants, et en l‘occurrence les Israéliens à leur président, alors même que Netanyahu était conspué quelques semaines auparavant par des centaines de milliers de manifestants israéliens. Cette vision campiste compromet les possibilités d’une solution politique en ne prenant pas en compte l’histoire longue des deux peuples. Pour les juifs israéliens, les carnages du Hamas ont réveillé l’angoisse de la solution finale en menaçant l’existence d’Israël qu’ils voient comme garant ultime de leur sécurité. La destruction des juifs d’Europe les hante toujours. Pour les Palestiniens écrasés sous les bombes, la folie meurtrière du gouvernement de Netanyahu réveille les spoliations subies et leur expulsion, la Nakba. Mais écrire que les massacres du 7octobre ont ravivé le traumatisme de la Shoah, c’est s’exposer au soupçon. N’est-ce pas cautionner l’instrumentalisation qu’en fait le gouvernement Netanyahu ?
Enzo Traverso 1 récuse cette idée. Pour lui « le 7octobre a été un massacre épouvantable mais le qualifier de plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste signifie suggérer une continuité entre les deux. Cela induit une interprétation assez simple : ce qui s’est passé le 7 octobre n’est pas l’expression d’une haine engendrée par des décennies de violences systématiques et de spoliations subies par les Palestiniens ; c’est un nouvel épisode dans la longue séquence historique de l’antisémitisme qui va de l’antijudaïsme moyenâgeux jusqu’à la Shoah en passant par les pogroms dans l’Empire des Tsars. Le Hamas serait donc le énième avatar d’un antisémitisme éternel. Cette lecture rend inintelligible la situation, cristallise ces antagonismes et sert à légitimer la réponse israélienne ». Mais réfuter le qualificatif de pogrom pour lui substituer le vocable de « massacre épouvantable » n’est-ce pas nier le caractère antisémite, affiché par les agresseurs eux-mêmes, de ce qui s’est passé le 7 octobre ? Le fait que les auteurs de ces faits soient des Palestiniens, eux-mêmes victimes de violences, implique-t-il de cacher leur caractère antisémite ? Enzo Traverso s’interroge : « le Hamas serait donc le énième avatar d’un antisémitisme éternel ». Le dernier avatar hélas non, mais un avatar oui, comme sa Charte, même expurgée en 2017, en témoigne. Enzo Traverso poursuit : « le 7 octobre n’est que l’expression d’une haine engendrée par des décennies de violences systématiques et de spoliations subies par les Palestiniens et non un nouvel épisode dans la longue séquence historique de l’antisémitisme qui va de l’anti-judaïsme moyenâgeux jusqu’à la Shoah en passant par les pogroms…». En réalité le 7 octobre fut les deux à la fois : un antisémitisme islamiste ancien ravivé et déchaîné par la politique annexionniste des gouvernements nationalistes israéliens. Qualifier d’une part de « classique guerre de partisan » les actes terroristes planifiés et soigneusement préparés du Hamas aux cris de « mort aux juifs », et d’autre part de « guerre génocidaire » la riposte du gouvernement israélien tuant des milliers de civils pour détruire le Hamas, c’est ajouter la confusion à la confusion. Le summum de la confusion étant de comparer la guerre à Gaza avec la guerre du Vietnam. Où et quand les combattants vietnamiens ont-ils organisé des actes terroristes sur le sol américain ? Où et quand ont-ils appelé à la destruction des USA ? Mal nommer les choses ajoute au malheur du monde disait Albert Camus.
Nous sommes au cœur des débats. Il ne s’agit pas d’exonérer le gouvernement israélien de ses responsabilités premières, de la politique d ’apartheid qu’il applique dans les colonies et des crimes de guerre qu’il commet à Gaza. Mais en identifiant le peuple israélien au gouvernement d’extrême droite de Netanyahu et en considérant le Hamas – mouvement islamiste réactionnaire – comme un représentant légitime du peuple palestinien, on justifie le « nous contre eux » et la haine qui va avec. On désarme les opposants à Netanyahu comme les opposants au Hamas. Réduire le conflit israélo- palestinien à la guerre des « colonisés » contre les « colonisateurs », des « occupés contre « l’occupant », c’est oublier les différenciations de classes, les oppressions spécifiques de genre et les clivages politiques qui existent au sein des deux nations, israélienne et palestinienne. L’arrêt des bombardements, la reconnaissance d’un Etat palestinien viable, supposent un changement radical de la politique israélienne et de ses gouvernants, et dans l’immédiat, le départ du gouvernement Netanyahu et de ses ministres racistes. « Avant de parler d’une solution à deux États, il faudra que ce gouvernement disparaisse » affirme Charles Enderlin2. Mais pour que les Israéliens se mobilisent pour cet objectif, il faut que cessent les menaces que font peser les appels du Hamas à la « destruction de l’État sioniste » et les pogroms aux cris de « mort aux juifs ». Une dialectique complexe souvent incomprise.
Le récit de Yaniv Iczkovits, écrivain et ancien soldat, résume mieux que tout commentaire l’état d’esprit de nombreux Israéliens : « Le 7 octobre m’a changé. En 2002, comme des centaines d’officiers et de soldats j’ai refusé de servir dans les territoires occupés… J’ai payé le prix de ce refus : on m’a envoyé pour cela 28 jours dans une prison militaire3… Aujourd’hui je suis toujours convaincu que l’occupation israélienne est immorale et que les extrémistes israéliens veulent anéantir toute possibilité de réconciliation… Reste que pour cette guerre-ci je pars combattre sans hésiter. Pourquoi ? À mon avis ce qui s’est passé le 7 octobre est sans lien avec l’occupation… ce qui s’est passé le 7 octobre c’est qu’une organisation terroriste qui contrôle de force la vie de millions d’habitants de la bande de Gaza a envoyé des milliers de terroristes assassiner, massacrer, violer, brûler des civils innocents » … « Laisser une organisation terroriste exister à nos frontières signifie compter les jours jusqu’au prochain drame. C’est pour cette raison que nous nous battons maintenant 4 ».
Il n’y a pas de symétrie entre la situation du peuple palestinien aujourd’hui sous les bombes et la population israélienne. Mais il s’agit de comprendre l’interaction, difficile mais nécessaire, qu’il faut construire entre les deux peuples. C’est admettre que pour des raisons historiques, un changement radical en Israël ne peut intervenir que si la sécurité de sa population, et donc l’existence de son Etat, sont assurées. Rappeler la barbarie des actes commis par le Hamas, ce n’est pas minimiser les bombardements subis par la population palestinienne. C’est aider à la mobilisation des Israéliens. « Nous insistons sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction entre le fait de s’opposer fermement à l’assujettissement et à l’occupation des Palestiniens par Israël et le fait de condamner sans équivoque les actes de violence brutaux commis contre des civils innocents » ont déclaré 60 intellectuels israéliens.
De la fin et des moyens
On peut faire un parallélisme entre le gouvernement israélien et le Hamas : pour l’un comme pour l’autre, la fin justifie les moyens, tous les moyens. Pour le gouvernement Netanyahu l’objectif est l’expulsion des Palestiniens, un objectif que poursuit l’offensive en cours. Le Hamas lui, veut « la destruction d’Israël », une « entité sioniste illégitime et illégale ». Sa Charte prévoit toujours le Djihad pour « la libération de la Palestine », cette « terre bénie et sacrée ». Les horreurs auxquelles on a assisté les 7 et 8 octobre illustrent les impasses auxquelles mènent ces conceptions.
Si en France la critique du gouvernement Netanyahu est partagée à gauche, la qualification du Hamas comme organisation terroriste fait débat. Enzo Traverso, estimant d’autorité que « les Palestiniens reconnaissent le Hamas comme une force armée qui résiste à l’occupation », considère que « ce n’est pas à nous de dire qui fait partie de la résistance palestinienne ». La avec indifférence à ces événements horribles La conclusion logique est qu’il ne nous appartient pas de dénoncer l’oppression du peuple gazaoui par le Hamas, par ailleurs libre de tuer les juifs comme il l’entend ! En miroir, Danièle Obono critique les propos de François Ruffin qualifiant le Hamas d’organisation terroriste, au motif que « quand on est de gauche, on ne sacrifie pas ses principes par opportunisme ». Mais de quels opportunistes parle-t-on ? Et de quels principes s’agit-il ? Citons la réponse des intellectuels israéliens, parmi lesquels l’écrivain David Grossman : « À notre grand désarroi, certains éléments de la gauche mondiale, des individus qui étaient jusqu’à présent nos partenaires politiques, ont réagi avec indifférence à ces événements horribles et ont même parfois justifié les actions du Hamas. Légitimer ou excuser de tels actes revient à trahir les principes essentiels de la gauche ». Le soutien inconditionnel à toute action du Hamas n’est pas recevable, comme ne l’est pas tout soutien inconditionnel à quelque organisation ou mouvement politique que ce soit prétendant défendre les opprimés. Le Hamas use de moyens de terreur contre les civils israéliens, il en a aussi usé contre son propre peuple. « Quand on soutient des peuples opprimés, on doit choisir qui l’on défend, et le Hamas ne doit pas en faire partie » écrit le député LFI Rodrigo Arenas. Sa qualification d’organisation terroriste devrait découler de ses actes. Les arguments juridiques faisant référence aux catégories du droit international pour ne pas le qualifier ainsi masquent mal chez certains l’absence de condamnation des crimes commis, dès lors qu’ils concernent des civils identifiés indistinctement comme des « agents sionistes ». Une identification d’autant plus fallacieuse que nombre de ceux qui ont été massacrés dans les kibboutz le 7 octobre étaient des militants de gauche luttant pour la paix.
Des conceptions binaires
Ces conceptions binaires ont une histoire, celle des luttes de libération nationale au XXe siècle, celles de l’affrontement entre mouvements de libération et les puissances impériales. Le soutien inconditionnel aux organisations combattantes les avait exonérées de toute critique quels que soient les moyens employés. Mais aujourd’hui, les causes anticoloniales aussi justes soient-elles, se discréditent quand leurs défenseurs ont recours à des massacres de civils et à un terrorisme aveugle. La relecture critique des luttes de libération nationale du XXe siècle, des méthodes de lutte utilisées par certaines organisations armées montrent comment ces moyens ont hypothéqué la fin une fois le pouvoir conquis. L’exemple algérien en est une illustration. Le bilan de l’anticolonialisme est l’objet d’instrumentalisations divergentes et de nombreux débats. « Une des difficultés actuelles des mouvements antiracistes et des mouvements pour l’émancipation en général est la tendance à l’imposition du seul angle colonial pour lire le racisme etl’oppression » remarque Philippe Corcuff.
Le philosophe Moshe Postone5 propose une réflexion critique sur la résurgence de « ces formes dualistes d’internationalisme » et constate que « développer un internationalisme en rupture avec le dualisme de la guerre froide semble être devenu extrêmement difficile dans le monde d’aujourd’hui ». Évoquant la guerre en Irak, il observe « que les progressistes ont été confrontés à une situation qu’ils auraient dû comprendre comme un dilemme, un conflit entre, d’un côté, une puissance impérialiste mondiale agressive et, de l’autre, un mouvement anti-mondialisation profondément réactionnaire ». Paraphrasons Moshe Postone : aujourd’hui le conflit oppose le gouvernement Netanyahu, une puissance agressive et raciste, à un mouvement islamiste réactionnaire. La critique radicale du gouvernement israélien ne doit pas servir à excuser Le Hamas qui se définit lui-même comme un Mouvement de la Résistance islamique. Fondé en 1987 par les Frères Musulmans lors de la première Intifada, voilà ce qu’écrit l’historien Jean Numa Ducange : « L’islamisme, idéologie politico-religieuse disposant de ramifications étatiques et internationales puissantes, a fait de la haine du juif d’où qu’il soit un de ses thèmes privilégiés. Il a écrasé – et continue à le faire dès que c’est nécessaire – tout courant de gauche ou issu du mouvement ouvrier qui pourrait contester son hégémonie. La lutte des classes est reléguée aux oubliettes de l’histoire au profit d’une vision archaïque et essentialiste des peuples. En France, comme dans de nombreux pays, ce contexte contribue à raviver un antisémitisme qui se portait déjà bien. Revêtant de nouveaux habits, il prolonge aussi de vieilles traditions solidement ancrées. N’en déplaise à quelques esprits mal informés ou pratiquant sciemment une mémoire sélective, cet antisémitisme parcourt tout le spectre politique ».
Le Hamas contrôle la bande de Gaza depuis qu’en 2006 il a gagné les élections législatives. Plus que de la remise en cause de la politique israélienne de colonisation en violation du droit international, il s’agit d’un vieux fond d’antisémitisme sous-couvert d’antisionisme. Le Hamas ne dit jamais « les Israéliens » mais « les juifs ». Ce discours a contaminé l’Autorité palestinienne, ou du moins son président Mahmoud Abbas. Le 24 août dernier lors d’un discours prononcé devant son parti, il s’est emporté dans un argumentaire antisémite et négationniste : « Ils disent qu’Hitler a tué les juifs parce qu’ils étaient juifs… C’est faux. Les Européens ont combattu ces gens en raison de leur rôle dans la société qui avait trait à l’usure, à l’argent… ». Sans doute Mahmoud Abbas pensait-il ainsi se dédouaner de la corruption et du discrédit qui expliquent le déclin de son mouvement. L’antisémitisme est très utile pour cibler des boucs émissaires, dresser les peuples les uns contre les autres et masquer l’incurie de certains dirigeants arabes. Il ne faut cependant pas oublier que la puissance du Hamas est due au soutien manipulateur du gouvernement Netanyahu, qui a tout fait pour affaiblir l’Autorité palestinienne.
Le sionisme, un nationalisme juif
De quoi le sionisme est-il le nom ? À la fois diabolisation de l’État israélien qu’il faut détruire, machination machiavélique contre les Palestiniens, le sens originel du sionisme est effacé. Le « sionisme » désigne le projet politique visant à créer un État juif. La naissance de ce mouvement nationaliste est « un sous-produit de l’antisémitisme et son développement s’avère en dernière instance une conséquence du non-avènement du socialisme » constatait Nathan Weinstock. À l’origine, ce mouvement nationaliste était loin de faire l’unanimité, il était même minoritaire dans plusieurs grandes villes de Pologne. Des conflits nombreux l’opposaient au mouvement ouvrier juif qui jouait un rôle déterminant dans les luttes de classes, lors des combats contre l’empire tsariste, à l’appel de dirigeants socialistes qui ont nom Rosa Luxembourg, Leon Trotsky qui eux se battaient pour une révolution socialiste internationale.
Toute l’histoire du conflit judéo-arabe puis israélo-palestinien est marquée du sceau de l’instrumentalisation par les grandes puissances de l’émigration des juifs qui fuyaient les pogroms pour aller s’installer dans la Palestine ottomane de la fin du XIXe siècle, tous abusivement qualifiés de sionistes. « Il n’existe pas de concept plus confus que ceux de « sionistes » ou de « sionisme » écrit Abraham Yehoshua6. Jusqu’à la création de l’État d’Israël la définition de sioniste désignait la volonté de fonder un État juif sur la terre d’Israël (une appellation biblique). Pour Theodore Herzl le fondateur du sionisme, il s’agissait bien de lutter pour un État, L’État des juifs – titre de son livre – seule solution pour échapper aux persécutions éternelles. Un État, c’est-à-dire « une existence juive souveraine » précise A. Yehoshua. Même si l’aspiration à fonder un État faisait partie de la vision sioniste, tous les sionistes ne pensaient pas à un État : pour certains il s’agissait d’une autonomie territoriale, ou d’une Fédération, pour d’autres d’un Foyer national juif 7, voire un Centre spirituel. « Le lien causal entre les persécutions raciales et les progrès du nationalisme juif est évident » observe N. Weinstock 8. Dès le début du XXe siècle un Fonds national juif est créé, il facilite l’achat des terres avec l’aide du gouvernement britannique. Mais les milliers de juifs qui arrivent en Palestine, nombreux après l’arrivée de Hitler au pouvoir, ne sont pas tous des colonisateurs. Ces migrants sont des réfugiés, des familles qui s’installent en Palestine après la vague de pogroms qui sévit en Russie et en Pologne à partir de 1881. Ils espèrent y trouver « un asile permanent » selon l’expression de Léon Pinsker9 un refuge et la sécurité, d’autant qu’il existe déjà une minorité juive ancienne en Palestine, aux côtés de la présence majoritaire des Arabes et des Palestiniens. Les conflits nés de l’occupation des terres appuyés par la Grande-Bretagne et les manifestations d’antijudaïsme vont provoquer le départ d’une partie des migrants. Beaucoup se réfugieront aux États-Unis, en France, en Argentine.
Pour affirmer le droit à l’existence de l’État d’Israël, des non-juifs se sont définis eux-mêmes comme sionistes, Régis Debray se déclarant plus précisément « sioniste pro- palestinien » pour justifier un droit égal pour les Palestiniens. Aujourd’hui l’extrême droite religieuse israélienne se revendique du sionisme, ce qui conforte ceux qui à l’extrême gauche se disent antisionistes pour signifier leur condamnation de la politique israélienne. Certains antisionistes non antisémites estiment que la création de l’État d’Israël a été une erreur qu’il faudrait corriger tandis que d’autres prétendument antisionistes sont purement et simplement des antisémites. Il existe également des antisémites d’extrême droite soutenant le gouvernement de B. Netanyahu.
De l’« Entité sioniste » à l’État colonial
La création de l’État israélien né de la décision de l’ONU10 de novembre 1947 a coïncidé avec la Nakba, la « catastrophe » en arabe. Elle fut suivie de l’expulsion et de la spoliation de 760 000 palestiniens, puis de l’occupation des territoires annexés en 1967. Par une bifurcation de l’histoire, elle a accouché d’une nation, une nation israélienne où vivent des citoyens juifs, arabes (21 % de la population), chrétiens, druzes et d’autres minorités. Les Arabes israéliens ont un parti et des députés. Bien que disposant des mêmes droits individuels que les juifs ils font l’objet de discriminations spécifiques liées à la définition de l’État comme État juif. Dès sa naissance, l’État israélien a d’abord été un État refuge. Les millions de juifs qui vont le rejoindre après 1948 sont tous inspirés par une même conviction : l’extermination de six millions de juifs pendant la deuxième guerre mondiale a eu lieu dans l’indifférence générale des puissances alliées. L’histoire a montré qu’ils ne sont en sécurité nulle part. Ne pouvant compter sur personne, ils doivent désormais se défendre seuls, quel qu’en soit le prix, y compris militairement.
L’État israélien a 75 ans. Presque un siècle pendant lequel la guerre n’a jamais cessé. Pendant ces années, sa légitimité a toujours été contestée au motif incontestable que cet État s’était construit en expulsant un autre peuple. « Il ne s’agit pas d’un conflit ordinaire entre deux nations » déclarait dès 1967 l’Organisation Socialiste Israélienne (Matzpen). Le fait national israélien, cette anomalie singulière, a toujours été méconnu, nié, à la fois dans le monde arabe et par certains secteurs de la gauche préconisant, en défense des Palestiniens spoliés, la destruction de cette « entité sioniste » illégitime, très tôt assimilée à une conquête coloniale traditionnelle. Cette approche soulève plusieurs interrogations liées au contexte historique de l’après-guerre. Elle interroge aussi aujourd’hui.
Après le génocide, après les chambres à gaz, quelle réponse fallait-il apporter aux centaines de milliers de juifs errants qui avaient survécu à la recherche d’un asile qui leur était refusé ? Où devaient-ils aller ? En Pologne où des pogroms persistants les avaient accueillis à leur retour des camps11 ? En Afrique comme cela leur avait été proposé ? Refoulés des ports où ils tentaient d’accoster (y compris à Cuba), entassés sur des bateaux tels Exodus, sans base arrière, sans « chez eux » où se réfugier. Les grandes puissances se sont défaussées de leur silence pendant le génocide en parrainant la naissance d’un État sur le territoire palestinien. Oubliant leurs responsabilités propres, elles ont fait du sionisme la réponse au droit à un État « pour un peuple en détresse 12 ». Un ancien militant trotskyste aujourd’hui disparu qui contestait la légitimité de la création d’Israël, à qui je demandais quelle était sa solution, m’avait répondu « il fallait se battre pour l’ouverture des frontières » …
Le droit à la sécurité pour un « peuple en détresse » et donc le droit à un État ne concerne pas seulement le peuple juif. Dès 1967, l’Organisation socialiste israélienne (Matzpen) rappelait que le problème kurde n’était toujours pas résolu. Aujourd’hui, ce qu’on pourrait qualifier de ruse de l’histoire si la situation n’était pas aussi tragique, a fait du peuple palestinien « un peuple en détresse » qui a droit à un État pour assurer sa sécurité.
Le projet de fonder un État juif dans une Palestine arabe grâce à la protection de la Grande-Bretagne et de ses intérêts propres, allait se heurter aux dirigeants nationalistes arabes appelant à la guerre sainte (Djihad) pour la libération de la Palestine. La propagande des régimes arabes sur l’extermination de la population israélienne provoquera une psychose collective13. Nathan Weinstock l’avait déjà reconnu il y a plus d’un demi-siècle : « Il ne sert à rien de se lamenter sur le passé. Le fait est qu’il existe désormais au cœur du monde arabe une communauté israélienne qui présente d’indéniables caractéristiques nationales ». Le fait national israélien avait été également reconnu dès 1966 par les organisations étudiantes arabes de Paris qui affirmaient dans une résolution en mai 1966 14 : « Il est évident que notre opposition légitime et pas de rejeter les populations civiles juives de Palestine à la mer » se différenciant ainsi des positions de l’OLP de l’époque. Une opinion rejetée par d’autres organisations nationalistes arabes prêchant toujours la destruction de l’« État sioniste » dont les conditions de la naissance interdiraient l’existence faute de légitimité historique. Cette assertion conduit à remplacer la question territoriale (un territoire pour deux peuples), par une absurde dispute historico-religieuse pour savoir « qui étaient présents les premiers ? ».
Les ambigüités d’une comparaison
Le rapprochement entre l’État israélien défini comme un État colonial et l’Algérie, les Israéliens étant assimilés aux « pieds noirs », est-il pertinent ? Le soutien apporté par l’impérialisme américain à l’État israélien et l’allégeance politique dont font preuve les gouvernements israéliens ont renforcé cette comparaison. Loin de se limiter à une caractérisation théorique abstraite, la définition de « la nature coloniale » de l’État d’Israël a eu des prolongements politiques délétères. La grille de lecture tiers-mondiste opposant un État colonial, exploiteur qu’il faut détruire, à un peuple colonisé, le peuple palestinien, compromet la formulation d’une stratégie cherchant à séparer la majorité du peuple israélien de ses directions. L’éditorial de la revue Contretemps web qui revendique son « rattachement à la tradition de la gauche anticoloniale et internationaliste, celle qui a notamment soutenu l’indépendance de l’Algérie » en est un exemple. On parle d’une guerre entre « Israël » et « le peuple palestinien », d’un État Israël avec son armée face à un peuple opprimé. De classes sociales, il n’est pas question.
Qualifiant « l’offensive du 7 octobre » d’« opération militaire d’une ampleur inédite des forces armées palestiniennes dirigées depuis Gaza par le Hamas » selon les termes mêmes du Hamas, l’éditorial de la revue estime que « l’issue au conflit israélo- palestinien ne peut émerger que dans la lutte contre le colonialisme, pour la libération de la Palestine. Le système colonial est intrinsèquement violence, destruction et apartheid (la récente qualification des Palestiniens de Gaza d’« animaux humains » par un ministre israélien en est une expression), seule sa désintégration peut ouvrir une véritable ère de paix, délivrant à la fois les Palestiniens et Israéliens d’aujourd’hui, qui enfin pourraient vivre ensemble libres et à égalité ». 15 Les expressions obscènes du ministre israélien sont ici rappelées pour conforter la légitimité de l’objectif de la « libération de la Palestine » par la « désintégration du système colonial ». Et les auteurs de conclure que cette « désintégration pourrait ouvrir une véritable ère de paix » permettant aux Palestiniens et aux Israéliens d’aujourd’hui « de vivre ensemble libres et à égalité » ! Angélisme ou ignorance du degré de conflictualité nationaliste ? Le fanatisme religieux qui prévaut hélas au sein de secteurs des deux populations interdit pour un temps indéterminé leur cohabitation au sein d’un État binational.
L’éditorial suggère-t-il l’évacuation de la terre de Palestine par les Israéliens ? Des pieds noirs qui n’auraient qu’à retourner d’où ils viennent, dans leur métropole d’origine ? mais quelle métropole ? Certains laissent entendre qu’ils pourraient peut-être s’établir aux États-Unis. Comme le remarquent les Juives et Juifs Révolutionnaires (JJR), aujourd’hui la majorité des juifs Israéliens sont des « sabras », nés en Israël, c’est leur pays et ils n’en ont pas d’autre. Le qualificatif d’ « État colonial » entretient la confusion en mettant dans le même sac les colonies de Cisjordanie et l’État d’Israël et en réunissant sous le même drapeau les partisans du démantèlement des colonies et les partisans de la destruction d’Israël.
Cette assimilation de l’État israélien à un État colonial comme un autre résiste mal à l’analyse et pose des problèmes politiques. Aucune métropole ou mère-patrie n’est à l’origine de l’exode des juifs en Palestine à la différence d’autres conquêtes coloniales, sauf à identifier la Fondation Rothschild – qui a financé l’installation d’une partie des réfugiés – à un État.
À la différence du corps expéditionnaire français dont on connaît le rôle dans la colonisation de l’Algérie, quelle armée de quel État a accompagné la colonisation juive ? Celle-ci répondait-elle à des impératifs d’exploitation des ressources ? Consternée par la confusion qui règne sur cette question notamment au sein de la gauche décoloniale, Sandrine Rousseau remarque que « La situation d’Israël n’a rien à voir avec celle des colonies françaises. La colonisation dont nous avons été les auteurs est une colonisation d’intérêt économique, de puissance nationaliste. Israël est un pays dont une partie de la création et du développement vient d’un réflexe de survie post génocide ». Les États coloniaux classiques se livraient au pillage des ressources du pays conquis, alors que le processus de la colonisation en Palestine était guidé par des considérations sécuritaires. L’immigration juive n’était pas le fait d’un État, à la différence de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, de la Belgique, du Portugal.
Après la guerre, le peuple juif avait même été accusé de ne pas avoir résisté à la déportation. Menacé de disparition, il avait le droit de se défendre, le droit à une armée, le droit à un État. Ce droit n’aurait pas dû être exercé aux dépens d’un autre peuple, mais la responsabilité essentielle n’en incombe pas au peuple juif mais à l’ensemble des grandes puissances qui non seulement avaient abandonné le peuple juif, mais au lendemain de la guerre refusaient d’ouvrir leurs frontières.
La qualification d’État colonial mélange des réalités et des histoires politiques distinctes. Des universitaires palestiniens et arabes ont adopté le colonialisme de peuplement comme catégorie politique dont les caractéristiques le distinguent des autres formes de colonialisme. Pour ces auteurs « la terminologie de colonialisme de peuplement permettrait de déconstruire les idées dominantes qui prévalent aujourd’hui, telles que la croyance que les racines du conflit se situent dans l’identité ethnique, religieuse ou nationale » 16. Cette « déconstruction » vise à nier la complexité de ce conflit territorial – deux peuples pour un seul territoire – sur lequel se greffent des conflits ethniques et religieux interdisant pour les uns et les autres le partage de la « Terre sainte ». On cherchera en vain dans ces propositions un rappel du contexte historique dans lequel a eu lieu la colonisation juive avant et après 1948. Jusqu’en 1948, le mouvement sioniste avait acquis moins de 10 % du territoire de la Palestine mandataire, difficile d’évoquer « un colonialisme de peuplement ». Mais après 1948, les annexions en Cisjordanie se sont développées. Alors que l’État israélien est reconnu par le droit international, ces colonies de peuplement sont condamnées par ce même droit17 qui interdit à une puissance occupante de transférer sa propre population dans le territoire qu’elle occupe. L’argument sécuritaire utilisé par les autorités israéliennes – la protection nécessaire face aux attaques de groupes armés – a été rejeté. À la différence de la qualification d’Israël comme État colonial, inaudible par les Israéliens, la critique de la politique de colonisation en Cisjordanie est davantage partagée.
Quelle stratégie internationaliste ?
Comment aider les masses israéliennes à contester les politiques de leurs dirigeants ? L’État israélien est un État capitaliste au sein duquel la bourgeoisie exploite un prolétariat lui-même divisé entre juifs ashkénazes, sépharades, Palestiniens surexploités, immigrés éthiopiens. Les classes sociales existent bel et bien mais les conflits les opposant à leur gouvernement sont subordonnés aux exigences de leur sécurité et de leur protection. Lorsque dans le passé des groupes armés palestiniens ont commis des attentats suicides dans des villes israéliennes, tuant des civils dans des autobus, ces attentats ont provoqué un retournement de l’opinion israélienne convaincue que les Palestiniens ne voulaient pas la paix. Depuis lors, la droitisation de l’électorat n’a pas cessé, renforçant les affrontements communautaires et les fanatismes religieux. Il est à craindre que les massacres du 7 octobre produisent les mêmes effets.
La société israélienne n’est pas homogène, ni socialement ni politiquement. Le mouvement pro-démocratie l’a profondément divisée, « il n’est pas mort, loin de là » affirme Ch. Enderlin. De nombreux Israéliens demandent déjà des comptes au gouvernement de Netanyahu mais son renversement n’est pas envisageable en temps de guerre. « Ce ne sera pas facile si les messianiques au pouvoir poursuivent la mise en place du régime autoritaire et théocratique dont ils rêvent », constate encore Ch. Enderlin. Pour les orthodoxes religieux, la terre d’Israël a été donnée par Dieu au peuple juif et il est interdit d’en céder ne serait-ce qu’un centimètre carré à un étranger. Yitzhak Rabin Premier ministre israélien, a été assassiné le 4 novembre 1995 par un religieux pour torpiller le processus d’Oslo. À l’inverse, pour le Hamas et le Djihad islamique, « un État juif ne doit pas exister en terre d’Islam. » C’est dire la difficulté d’une sortie de crise. Celle préconisée par les instances internationales– la reconnaissance de deux États conformément à la résolution 242 des Nations unies de novembre 1967 – suppose un État israélien comportant une minorité arabe et un État arabo-palestinien comprenant une minorité juive, les minoritaires jouissant des mêmes droits que les majoritaires. Ce qui suppose une implication directe des instances internationales pour éviter que ne se reproduise la séquence des Accords d’Oslo dont les dirigeants israéliens étaient en principe les garants. La guerre en cours a rendu cette solution politique encore plus ardue.
Il n’y aura pas d’issue pacifique durable à ce conflit sans qu’au sein des deux peuples émergent des voix capables de construire une alternative de paix contre le gouvernement israélien, et contre le Hamas. Contre le gouvernement israélien qui a fait adopter par la Knesset en 2018 une Loi fondamentale définissant Israël comme « l’État-Nation du peuple juif », niant ainsi l’existence des 21 % d’Arabes israéliens. Mais aussi contre le Hamas qui a fait de la haine du juif un de ses sujets de prédilection. « Un demi-siècle d’occupation a engendré un monstre à Gaza. Samedi 7 octobre, il s’est réveillé »18
Janette Habel. Le 20 novembre 2023.
1 Enzo Traverso, « La guerre à Gaza brouille la mémoire de l’holocauste », Mediapart, 19 novembre
2 Ch. Enderlin, AOC media , 4 novembre 2023.
3 Le Monde, 1er-2 novembre 2023.
4 Le Monde 1er -2 novembre 2023.023.
5 Moshe Postone, Critique du fétiche capital, Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, PUF, 2013.
6 Pour une normalité juive, Ed.Liana Lévi, 1981, p.90.
7 Le Mandat britannique sur la Palestine date de 1923. Il entérinait la Déclaration Balfour, il soulignait « les liens historiques du peuple juif avec la Palestine » et l’objectif d’y créer un Foyer national juif.
8 Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Ed. François Maspéro, 1969.
9 Léon Pinsker, Autoémancipation, Jérusalem, 1958.
10 Lors du partage de la Palestine mandataire décidé à l’ONU le 29 novembre 1947.
11 Jan T. Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Fayard, 2002.
12 L’expression est d’Abraham Yehoshua.
13 Ibid. N.W. p. 562-563.
14 Ibid. Cité par N.W., p. 562.1 Jan T. Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Fayard, 2002.
15 Contretemps, version électronique, 6 novembre 2023.
16 Palestine-israël : accumulation coloniale par dépossession Areej Sabbagh-Khoury, Alternatives Sud, Anticolonialisme(s) (septembre 2023).
17 Cf la Quatrième Convention de Genève de 1949.
18 B. Barthe, Le Monde, 15-16/10/2023.