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Portugal : il y a 50 ans, la Révolution des Oeillets

Le 25 avril 1974, la diffusion de « Grandola Villa Morena » (1) sur les ondes de Radio Renaissance marque le lancement de ce qui n’était à l’origine qu’un coup d’Etat et allait rapidement devenir la « Révolution des Œillets ». A l’origine de l’événement, il y a la prise du pouvoir par certains secteurs de l’armée, à l’instigation du Mouvement des Forces Armées (MFA). Le MFA est une organisation clandestine regroupant des officiers supérieurs – les « capitaines d’Avril » – dont l’objectif principal était d’en finir avec les guerres coloniales perdues d’avance que le Portugal menait alors en Afrique (Angola, Mozambique, Cap-Vert, Guinée-Bissau) et de faire entrer le pays dans la modernité européenne en renversant la dictature instaurée par Antonio Salazar dans les années 30. Ayant pris le contrôle de l’Etat, le MFA transfère le pouvoir à une Junte de Salut national composée de hauts gradés. Les nouvelles autorités appellent immédiatement la population à rester chez elle. Mais, l’énergie politique et sociale des couches populaires a été comprimée par des décennies de répression policière : contrairement aux consignes des militaires, le peuple portugais descend massivement dans la rue, pour appuyer le MFA.

Assez naturellement, les interrogations sur la nature et la fonction du MFA ont été au centre des débats de la gauche révolutionnaire, aussi bien au Portugal qu’au niveau européen et international (2). Après tout, il n’est pas si fréquent dans l’histoire récente que l’intervention d’un secteur des forces armées traditionnelles d’un état capitaliste (et même colonial) serve de point d’appui et de catalyseur au développement d’un mouvement social posant la question d’une transformation révolutionnaire de la société ! Il était donc important de prendre cela en compte, alors que nombre de courants se réclamant de la gauche et même de l’extrême gauche voyaient dans le MFA essentiellement un « mouvement petit-bourgeois » du fait de l’origine sociale des officiers de carrière qui le composaient ou encore « l’instrument direct et fidèle du capital financier ». Mais il était également important de ne pas s’en remettre aveuglément au MFA comme le faisait alors le Parti communiste portugais, qui considérait que « l’unité du MFA est la meilleure garantie du processus révolutionnaire ». Ainsi, pour la Ligue communiste internationaliste (LCI) « l’unité du MFA fait la part belle à sa droite, les débats secrets et les décisions unanimes préservent son prestige et lui donnent le temps de refaire le terrain perdu ». La LCI préconise alors de s’atteler à « la construction de comités ou de syndicats de soldats luttant pour que les droits conquis par le mouvement ouvrier s’appliquent dans les casernes » (3).

Une authentique montée révolutionnaire au cœur de l’Europe

Les deux caractéristiques principales de la montée révolutionnaire portugaise des années 1974 et 1975 ont été, d’une part, le développement de l’auto-organisation du mouvement de masse avec la création d’embryons de pouvoir populaire et, d’autre part, la très grande division du mouvement ouvrier et de la gauche. Le premier aspect se traduit par une succession de mobilisations qui vont rythmer ces deux années d’effervescence politique et sociale. Dès le mois de mai 1974, les grandes villes portugaises sont parcourues de manifestations incessantes. Contre l’avis des directions du Parti socialiste, du Parti communiste et, bien souvent, de la centrale syndicale (CGTP), l’on assiste au développement des grèves et des occupations d’usines. L’une des revendications les plus populaires est l’exigence de la réquisition des entreprises qui appartiennent à des patrons qui étaient des soutiens de la dictature. Enfin, l’auto-organisation se développe avec la création de commissions de travailleurs dans les entreprises et de commissions de moradores (habitants) dans les localités (4). A partir d’un certain stade d’avancées de la mobilisation populaire, des organisations de soldats indépendantes de la hiérarchie et du MFA vont aussi se constituer, comme l’organisation « Soldats unis vaincront » (SUV), sans pour autant remettre en cause l’hégémonie du MFA. Le documentaire militant « Setubal, ville rouge » restitue l’une des expériences de pouvoir populaire alternatif parmi les plus avancées (5).

L’autre caractéristique essentielle de la situation portugaise de ces années-là est la grande division de la gauche, une division qui va s’aggraver de mois en mois, principalement entre le Parti communiste portugais (PCP) et le Parti socialiste. Le PCP aborde la montée révolutionnaire auréolé de son combat dans la clandestinité sous le régime salazariste et le prix très lourd qu’il a payé : ainsi, son Bureau politique cumule des centaines d’années d’emprisonnement ! Mais c’est également, avec le Parti communiste grec (KKE), l’un des partis communistes les plus staliniens d’Europe occidentale … Les adversaires du processus révolutionnaire joueront abondamment sur ce facteur, prompts à dénoncer toute initiative du mouvement de masse comme une manipulation du Parti Communiste et une étape vers sa prise du pouvoir (6). Si le Parti socialiste portugais n’a pas le même enracinement populaire, il est par contre plus rassurant et constitue un outil beaucoup plus acceptable pour la bourgeoisie portugaise et européenne en vue d’une stabilisation de la situation. En pratique, le Parti socialiste et le Parti communiste polémiquent mais, surtout, se disputent les faveurs de telle ou telle fraction du MFA avec, comme conséquence institutionnelle, que divers gouvernements se succèdent, dont la composition et le centre de gravité varient en fonction des évolutions de la situation politique. Un an après la Révolution des œillets, en avril 1975, les élections législatives consacrent le Parti socialiste comme parti dominant.

La démocratie au cœur du débat stratégique

La question de la démocratie a été au cœur des débats et des divisions du mouvement populaire.  Avec le recul (7), on peut considérer aujourd’hui que cette aspiration à la démocratie a été fortement sous-estimée à gauche. Encore faut-il reconnaître que la situation était complexe et même contradictoire : la mobilisation populaire était extrêmement forte et s’accompagnait de l’émergence de structures d’auto-organisation dont les revendications étaient radicales et dont la dynamique était celle de l’émergence d’un pouvoir alternatif à celui des institutions. En même temps, les élections législatives d’avril 1975 étaient les premières élections libres depuis des décennies et, en tant que telles, prises très au sérieux par des secteurs importants de la société portugaise. Or elles ont été remportées par le Parti socialiste portugais qui n’était pas – loin s’en faut ! – la force la plus radicale de la gauche portugaise. En dénonçant les conseils de travailleurs et leur « anarcho-populisme », le dirigeant socialiste Mario Soares s’opposait ouvertement à la fois au développement du mouvement populaire et à toute radicalisation des revendications sociales. Pour avoir une indication équilibrée sur l’état réel de l’opinion publique des couches populaires, il fallait donc prendre en compte ces deux éléments : d’une part, la mobilisation et la radicalisation de secteurs significatifs du peuple et, d’autre part, une hégémonie (au moins électorale) de son secteur le plus à droite.

Cette grande division sur la question démocratique va s’exacerber avec ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Republica ». Le Republica est un journal d’opinion proche du Parti socialiste, mais il n’est pas son organe de presse. Le 1er mai 1975, des incidents éclatent entre le cortège du Parti socialiste et celui de l’Intersyndicale, du PC et de l’extrême gauche. Mécontents de la manière dont la rédaction voulait rendre compte de l’évènement, sous l’impulsion de la Commission des Travailleurs, les ouvriers du Republica refusent d’imprimer le journal et occupent l’entreprise. Dans la foulée, le COPCON (8) fait évacuer les lieux et les place sous scellés. A partir de ce moment-là, deux versions s’affrontent. Pour les travailleurs·euses du Republica, il s’agit d’un banal conflit du travail : selon eux, l’alignement du journal sur les positions du PS lui fait perdre des lecteurs, fragilise l’entreprise et menace leurs emplois. Le refus d’imprimer les positions de la rédaction n’est donc pour eux qu’un moyen de lutte pour la sauvegarde de l’emploi ; la reprise des locaux par les autorités militaires s’apparente alors à un lock-out. Pour la direction du journal et pour le Parti socialiste, cette occupation des locaux par les militaires les prive de leur liberté d’expression et, finalement, avalise l’acte de censure de la commission des travailleurs. Ce serait le prélude à l’instauration d’une dictature conjointe du MFA et du Parti communiste, au mépris du résultat des élections. Cette thèse sera largement reprise par la social-démocratie européenne, par les gouvernements de droite de la Communauté européenne et par les principaux médias.

Globalement, au Portugal comme en Europe, la gauche révolutionnaire dans sa majorité fait sienne la position des travailleurs·euses de Republica et dénonce avec virulence le rôle joué par le Parti socialiste. Par son souci d’équilibre, la position défendue par la LCI portugaise, la LCR française et la majorité de la Quatrième Internationale est un peu en décalage avec ce sentiment. En effet, elles affirment conjointement leur «soutien au droit démocratique des travailleurs de l’imprimerie du Republica d’avoir leurs propres opinions imprimées sur leurs presses, soit dans Republica même, ou dans un autre journal imprimé sur les mêmes presses » et leur « soutien au droit démocratique du Parti socialiste de publier son journal sans aucun contrôle ou censure ». Cette défense des droits démocratiques – y compris ceux du PS qui tente d’entraver la montée révolutionnaire – s’inscrit naturellement dans un héritage, celui de la lutte pour la démocratie socialiste et contre le stalinisme. Au-delà des faits eux-mêmes (9) –– et de leur instrumentalisation par la social-démocratie et l’impérialisme, si l’affaire Republica prend une telle importance, c’est parce qu’elle soulève, en filigrane, la question des rapports entre socialisme et libertés publiques. La suite du combat idéologique montrera que, sur un tel sujet, l’ambiguïté s’avère catastrophique.

Pour essayer de construire une issue politique à une situation marquée par des contradictions explosives, les organisations de la gauche révolutionnaire tentent de se rassembler en constituant le front d’unité des révolutionnaires (FUR) et en tentant de l’élargir au Parti communiste portugais. En Novembre 1975, la tendance de droite du MFA et du gouvernement tente d’écarter du commandement militaire de la région de Lisbonne Otelo de Carvalho, le représentant le plus connu de la gauche du MFA. Cette éviction provoque la révolte des parachutistes de la base de Tancos. Immédiatement, le PS et la droite crient à la tentative de putsch et de dictature militaire. Les parachutistes rebelles restent isolés et capitulent, marquant en pratique la fin de la Révolution des Œillets et le retour à l’ordre. Immédiatement, le gouvernement prend des mesures qui s’attaquent aux conquêtes de la Révolution : état de siège et couvre-feu, dissolution des unités militaires les plus politisées, coup d’arrêt aux occupations de terres, restitution des usines confisquées à leurs propriétaires.  Une longue période de régression politique et sociale commence. Au Portugal, mais pas seulement …

A l’issue de cet épisode, deux remarques s’imposent. D’abord, l’échec de la révolution portugaise marque en réalité un point d’inflexion majeure dans le développement de la situation européenne. La période de montée révolutionnaire dont l’année 68 avait été le moment le plus spectaculaire vient de se retourner. Pour l’extrême gauche révolutionnaire en Europe, la Révolution des Œillets présentait l’avantage de la proximité géographique, ce qui n’avait pas été le cas des luttes de libération nationale et sociale en Asie du Sud-Est ou en Amérique Latine. Ainsi, en 1974 et 1975, ce sont des milliers de militants révolutionnaires européens qui se rendront au Portugal pour y étudier la montée révolutionnaire et participer en direct et avec enthousiasme aux mobilisations et aux débats.

Avec l’échec de se processus, c’est une autre période qui se dessine marquée par la crise économique, le développement du chômage de masse, la dégradation des rapports de force au détriment de la classe ouvrière et la révolution conservatrice originaire du monde anglo-saxon. Mais cela, à l’époque, les révolutionnaires ne le voient pas. Ou bien ils ne veulent pas le voir. En pratique, il leur faudra une bonne dizaine d’années pour admettre la triste réalité et procéder à une réévaluation critique de la situation politique.

Enfin, il existe bien dans le paysage politique portugais actuel un héritage de l’époque de la Révolution des Œillets. La plupart des groupes révolutionnaires des années 70 ont certes disparu. Mais l’organisation actuelle de la gauche radicale, le Bloc de Gauche – Bloco de Esquerda – a été fondée en 1999 avec, à l’origine de l’initiative, deux organisations révolutionnaires actives lors des évènements que l’on vient d’évoquer : le Parti socialiste révolutionnaire (héritier de la LCI) et l’Union Démocratique Populaire …

François Coustal

Notes :

(1) Composée par José Alfonso, cette chanson est un hymne à la fraternité  ouvrière. Sa diffusion était interdite par la dictature salazariste.

(2) On peut trouver de plus amples développements sur les débats qui ont animé la gauche révolutionnaire – au niveau du Portugal comme au niveau international – à propos de la révolution portugaise dans l’ouvrage « C’était la Ligue » écrit par Hélène Adam et François Coustal, ouvrage coédité en 2019 par les Editions Syllepse et Arcane 17. Cet article en reprend de nombreux éléments et analyses.

(3) Créée l’année précédente dans la clandestinité, la Liga Comunista Internacionalista (LCI, Ligue Communiste Internationaliste) est au Portugal l’organisation sympathisante de la Quatrième Internationale (dont la LCR est alors la section française).

(4) Ces développements sont particulièrement mis en valeur dans l’ouvrage : « Portugal. La Révolution des œillets. » Textes rassemblés et présentés par Christian Maheux et Patrick Silberstein. Editions Syllepse. Avril 2024.

(5) Setubal ville rouge, réalisé par Daniel Edinger et Michel Lequenne.  DVD « Archives Rouge n° 2 ». Setubal est alors à 40kms de Lisbonne une ville ouvrière dont les chantiers navals constituent la principale activité.

(6) Au Portugal comme dans le reste de l’Europe, les grands médias se font alors les relais de la propagande de la droite et de la social-démocratie et construisent le fantasme d’un PCP qui préparerait un « coup de Lisbonne »,  par analogie avec le « coup de Prague » (février 1948).

(7) Et, aussi, avec la modestie qui est de mise lorsque l’on traite de l’activité politique de la gauche révolutionnaire dans d’autres pays et à d’autres époques…

(8) Dirigé par Otelo Saraiva de Carvalho, le Commando opérationnel du continent (COPCON) était un peu la force de frappe politique du MFA et l’un des régiments les plus à gauche.

(9) Les faits eux-mêmes sont d’ailleurs controversés : ainsi, le Parti communiste et ses desseins putschistes ont été utilisé comme épouvantail alors qu’il était loin d’être hégémonique au sein de la commission des travailleurs du Republica et d’avoir joué le rôle principal dans ce conflit.