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Penser l’école à partir du travail des professeur·es des écoles

Quelle organisation politique peut se passer de l’élaboration d’un projet pour l’éducation en général, pour l’école en particulier ? Un projet qui peut être conçu en partant du rôle qu’a l’institution scolaire dans la société, ou encore à partir de l’enfant et son développement, à partir de ce que souhaitent les familles même ou bien encore à partir des contenus disciplinaires à enseigner. Mais il est plus rare de penser l’école à partir de l’activité de celles et ceux qui y travaillent. Je ne parle pas ici du travail qui leur est prescrit, mais de celui qu’iels font vraiment, de leur travail « réel ».

Parce que côté prescriptions les professeur·es des écoles sont servi·es ! Faire ceci, faire cela, et surtout le faire comme ceci ou comme cela, l’imposition d’injonctions descendantes s’est largement accrue ces dernières années dans les salles des maîtres et des maîtresses, laissant penser que le travail de ces dernièr·es est en passe de se prolétariser. Un phénomène de prolétarisation qui ne se mesure alors pas uniquement par le déclassement dû à la baisse de leur pouvoir d’achat ou par la fragilisation de leurs carrières, ni encore par la détérioration de leurs conditions de travail, mais plutôt en regardant du côté de la déqualification de leur métier, c’est à dire de la confiscation de leur expertise professionnelle et de la perte du sens de leur activité.

Cette forme de prolétarisation se caractérise par une tâche et par des outils pour la réaliser qui sont conçus de plus en plus en dehors des situations de travail, descendants alors dans les salles de classes par le biais de prescriptions fermées, de manuels labellisés, de formations aux bonnes pratiques ou de caporalisation de la chaîne de hiérarchie. Elle éclate les collectifs et permet de dessiner une école inégalitaire sans susciter trop de résistances. Prolétariser le travail en dépossédant l’expertise professionnelle, c’est aller à rebours des intérêts des professeur·es des écoles, à rebours des intérêts de l’enfant, mais également à rebours des intérêts du peuple et de la démocratie. Mais c’est dans l’intérêt de la classe dominante et c’est le projet porté par Emmanuel Macron et toutes les politiques néolibérales avant lui.

Si vouloir enrayer la casse de l’école Publique nécessite de lutter contre la prolétarisation des professeur·es des écoles, alors de manière symétrique, proposer un projet pour une école démocratique implique la possibilité pour les enseignant·es de retrouver du pouvoir d’agir et du sens à leur activité. Mais il faut peut-être aller plus loin et partir de l’expérience propre des professeur·es des écoles, des controverses qui ont traversé l’histoire de leur profession, des dilemmes qu’iels résolvent chaque jour, de l’expertise sédimentée dans leur métier, pour tracer le chemin d’une école émancipatrice. Penser une école au service du peuple, libérée des dictats libéraux et concrètement égalitaire, devrait pouvoir se faire à partir du travail réel de celles et ceux qui font la classe, à partir de leurs aspirations à « bien faire leur travail ». Bâtir cette école-là nécessite alors d’organiser les espaces-temps où les professeur·es des écoles pourraient élaborer collectivement, en assumant les nécessaires controverses, les critères de la qualité de leur travail.

Mutatis mutandis, il est alors possible de faire un raisonnement similaire avec l’ensemble des autres professions. Penser l’agriculture à partir du travail des paysan.nes, penser l’hôpital à partir du travail des personnels de santé, penser propreté urbaine à partir des du travail des agents du nettoyage etcetera… et ne plus imaginer que les travailleur.ses ne sont qu’au service d’une commande qui leur est extérieure, quand bien-même elle émanerait d’un gouvernement « idéal ». Ne plus concevoir les politiques publiques en ignorant le travail réel de celles et ceux qui vont les mettre en œuvre et ne plus réduire le travail à leur emploi, c’est permettre aux travailleur-ses de sortir des logiques de subordination et de redonner du sens ce qu’iels font. Et parfois, même à gauche, cela demande de déplacer un peu son regard lorsque l’on écrit un cahier revendicatif ou un programme électoral.

Frédéric Grimaud 

Note : enseignant-chercheur, Frédéric Grimaud est l’auteur d’ouvrages sur le travail enseignant. Son dernier livre :  Enseignants, les nouveaux prolétaires, ESF-Sciences Humaines 2024.