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Pas de paix sans justice

Pas de paix sans justice, une fois de plus ce slogan s’inscrit dans la réalité des chairs meurtries, des civils tués, des prises d’otages dans ce qui semble un engrenage sans fin d’une violence qui semble ne jamais devoir s’arrêter. Dépasser l’émotion devant les actes de terreur du Hamas et les représailles aveugles et meurtriers de l’État d’Israël contre la population civile de Gaza, avec une catastrophe humanitaire en route, est une nécessité absolue si nous voulons sortir de cet engrenage. La qualification précise de tous ces actes relève du droit international et ce doit être aux juristes de nous dire quelle est celle qui devrait être retenue en la matière – crime de guerre, crime contre l’humanité, voire génocide – et la Cour pénale internationale est là pour en punir les auteurs. Mais qualifier ces actes, les condamner au nom d’une morale humaniste pour laquelle une vie vaut tout autre vie, pour nécessaire que cela soit, est totalement insuffisant si nous ne les restituons pas dans une profondeur historique qui seule permet de les déchiffrer.

Contrairement à ce qu’affirment une macronie de plus en plus à droite, une droite de moins en moins républicaine et l’extrême droite, nous ne sommes pas dans une guerre de civilisations dans laquelle Israël représenterait la démocratie et les Palestiniens la barbarie islamiste. Et face à cette barbarie, nous dit la Présidente de l’Assemblée nationale, « rien ne doit empêcher Israël de se défendre », justifiant ainsi, de fait, les bombardements israéliens sur Gaza. Nous ne sommes pas non plus dans un conflit religieux qui opposerait juifs et musulmans. La majorité des juifs, même s’ils sont attachés affectivement à Israël, n’y vivent pas et ne veulent pas aller y vivre au grand dam des gouvernements israéliens successifs. Quant aux Palestiniens, ils ne sont pas tous musulmans et la société palestinienne est d’une grande diversité.

Un conflit entre colonisés et colonisateurs

Nous sommes dans un conflit politique qui oppose des colonisateurs aux colonisés. Comme l’avait écrit Maxime Rodinson dès 1967 dans la revue Les Temps modernes, article qui à l’époque fit beaucoup de bruit, Israël est un fait colonial. Ce n’est pas le seul. Les États-Unis, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande sont eux aussi des pays issus de processus de colonisation et le fait colonial s’est transformé en fait national. Il y a aujourd’hui un fait national israélien dont l’existence ne peut être niée. Cependant l’État d’Israël a trois caractéristiques bien particulières. Tout d’abord, c’est le génocide des juifs par les nazis qui justifie in fine la fondation de l’État d’Israël. Les puissances occidentales qui ont refusé à l’époque d’accueillir les juifs persécutés puis les survivants de la Shoah se sont ainsi débarrassés à bon compte du « problème juif » sur les Palestiniens. Ensuite, l’État d’Israël, État juif, est donc fondé sur une base ethnico- religieuse, fait encore aggravé par le vote en juillet 2018 d’une loi fondamentale proclamant celui-ci « État nation du peuple juif ». Au-delà, de la discussion sans fin de savoir qui est juif – ce qui a amené des chercheurs israéliens à essayer de trouver un « gène juif » -, comment qualifier de démocratique un État fondé sur de telles bases qui inévitablement font des non-juifs des citoyens de seconde zone ? Enfin, alors que les États-Unis, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande ont certes très difficilement et très imparfaitement commencé à rendre justice aux populations autochtones, l’État d’Israël, non seulement n’a pas entamé le moindre retour critique sur son passé, mais a continué un processus de colonisation qui s’est même accentué ces dernières années.

Ce conflit colonial a débuté avant la création de l’État d’Israël. Elias Sanbar le date de 1917, date de la déclaration Balfour, du nom du secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères qui se prononçait pour la création d’un foyer national juif en Palestine. Ce conflit éclate avec la grande révolte arabe de 1936 violement réprimée par les Britanniques, se poursuit en 1948 avec l’expulsion de près de 800 000 Palestiniens de leurs terres, la Nakba, et la création de l’État d’Israël. On peut certes penser rétrospectivement, au vu de la situation actuelle, que les Palestiniens, ou plus exactement leurs dirigeants, ont eu tort de refuser le plan de partition de la Palestine proposé par l’ONU qui prévoyait la création d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël. De plus, après le génocide, les juifs de Palestine pensaient se battre pour leur survie face à l’intervention armée des gouvernements arabes, ce d’autant plus que des émeutes antisémites avaient éclaté dans les pays arabes. L’image du « David contre Goliath », qui s’est construite à ce moment-là, avait de beaux jours devant elle. Quoi qu’il en soit, c’est une guerre de longue durée qui s’installe.

Dans cette guerre, les accords d’Oslo en 1993, qui avaient permis de mettre fin à la première intifada,  ont été un espoir immense et laissaient présager enfin le règlement de ce conflit. Ils ont été torpillés par le Hamas qui a multiplié les attentats terroristes en Israël et par les gouvernements israéliens successifs après l’assassinat d’Yitzhak Rabin par un militant d’extrême-droite israélien. Malgré la seconde intifada, la colonisation a continué avec les massacres qui vont avec et la construction du « Mur de la honte » en Cisjordanie instaurant un régime d’apartheid comme l’analysait en 2022 Amnesty International et plus récemment l’ancien chef du Mossad Tamir Pardo. L’Autorité palestinienne s’est transformée en supplétif de l’État d’Israël et a étouffé tout fonctionnement démocratique dans les territoires soumis à son contrôle. Le Hamas, dont la création a été encouragée par les gouvernements israéliens pour affaiblir l’OLP, ayant pris le contrôle de Gaza, cela a justifié le blocus de la zone transformée ainsi en prison à ciel ouvert. La question palestinienne semblait sous contrôle et elle disparaissait de la scène politique mondiale, ce d’autant plus qu’un processus de normalisation des relations entre Israël et les pays arabes était en cours en « oubliant » les droits des Palestiniens. Les négociations entre Israël et l’Arabie saoudite étaient censées en être le point d’orgue. Le réveil a été douloureux et s’est fait de la pire des manières. Le Hamas a réussi à reposer sur la scène politique la question palestinienne avec un prix à payer considérable tant en termes de vies humaines israéliennes et palestiniennes que sur le plan politique par la haine réciproque qui se développe en Israël-Palestine, espérons-le de façon provisoire, notamment dans la jeunesse.

La fin et les moyens

Un regard vers le passé colonial de la France peut ici nous apporter un point de vue décalé instructif. En 1954 en Algérie, la situation semblait aussi sous contrôle. La répression féroce en 1945 des manifestations dans la région de Sétif, le trucage des élections de 1948 à l’Assemblée algérienne par l’administration coloniale, la marginalisation des défenseurs de l’égalité des droits et le harcèlement des indépendantistes, tout cela semblait indiquer que « l’Algérie de papa », pour reprendre une expression employée plus tard par De Gaulle, allait pouvoir continuer ad vitam aeternam. Le réveil là aussi fut douloureux et s’en s’est suivie une guerre atroce où les civils ont payé le prix fort que ce soient la population arabe massacrée, regroupée dans des camps ou la population européenne victime des attentats du FLN.

Ce qui pose une fois de plus la question de la fin et des moyens. Le FLN avait un but révolutionnaire louable, l’indépendance. A-t-il eu raison de s’en prendre à la population civile en mettant des bombes dans les cafés et dans les lampadaires ? La réponse à cette question est d’autant moins simple aujourd’hui que nous connaissons la fin de l’histoire, c’est-à-dire l’exode des pieds-noirs basculant massivement du côté de l’OAS et la confiscation de la révolution algérienne par les militaires. S’il est difficile de savoir ce qu’aurait pu être le comportement des pieds-noirs si le FLN n’avait pas pratiqué des attentats aveugles, par contre la confiscation du pouvoir par les militaires n’est pas sans rapport avec le fait que la priorité avait été donné par le FLN à la lutte armée, ce qui a abouti à donner une place centrale aux militaires dans ce processus. Pour mémoire, un des principaux dirigeants du FLN, Abane Ramdane a été assassiné en 1957 par des militaires algériens parce qu’il voulait subordonner les militaires aux civils. Les moyens employés par le FLN ont certes permis d’obtenir l’indépendance de l’Algérie, mais cette indépendance s’est faite dans des conditions telles que l’histoire future de ce pays en a été largement obérée.

Un dialogue résume assez bien les dilemmes d’une guerre de libération nationale asymétrique, du faible au fort. En 1957, lors de la Bataille d’Alger, un des principaux dirigeants du FLN, Larbi Ben M’hidi, arrêté – il sera torturé puis exécuté sans procès – s’entretient avec le général Massu, responsable de « l’ordre public » à Alger. Ce dernier lui reproche, comme intellectuel, de mettre des bombes dans des couffins pour tuer des civils. Réponse de Ben M’hidi : « donnez-moi vos tanks et vos avions et je vous donnerez mes couffins ». Il n’y a pas une guerre de libération nationale qui n’ait pas été confronté au même dilemme.

Plus globalement, dès qu’un conflit armé se déclare, il est vain de penser que les populations civiles pourront être épargnées. Dire que ce qui se passe aujourd’hui est un nouveau moment de la guerre coloniale entre Palestiniens et Israéliens ne veut évidemment pas dire accepter les massacres de populations civiles. Le massacre de populations civiles est atroce et doit être condamné sans restriction aucune. Et c’est atroce, parce que la guerre, quelle qu’elle soit, est atroce. Il n’y a pas de guerre propre, sans crime de guerre que ce soit dans le cas des « victimes collatérales » d’actions militaires ou par la volonté de cibler volontairement les populations civiles.

Il y en a eu, même dans les guerres les plus justes, contre le nazisme par exemple ou les guerres de libération nationale, de la part du « bon camp ». Dès que la violence est à l’œuvre, il est vain de penser pouvoir la contenir. Le droit international vise à protéger les populations civiles, mais en général il est appliqué a posteriori et souvent par les vainqueurs. Ainsi, si on a jugé (trop peu) les crimes nazis, ceux commis contre les populations civiles allemandes par les Alliés n’ont jamais été jugés : par exemple, Churchill a personnellement ordonné le bombardement de Dresde en février 1945, alors que la ville avait été déclarée ouverte et n’abritait aucun objectif militaire mais des centaines de milliers de réfugiés. Ce constat n’empêche pas, sauf à tomber dans la barbarie, de tout faire pour que le droit international en temps de guerre soit respecté par les belligérants. C’est en théorie le rôle de la communauté internationale. On sait cependant à quel point cette dernière est divisée et soumise aux intérêts nationaux des grandes puissances.

La fin est dans les moyens, et l’emploi de la violence comme moyen d’arriver à une fin modifie la fin elle-même à l’insu des acteurs. La violence détruit celles et ceux qui la subissent et transforme celles et ceux qui l’emploient. C’est pourquoi une stratégie non-violente doit être privilégiée à tout autre. Encore faut-il qu’une telle stratégie puisse exister et ne pas rester un vœu pieux servant de prétexte à une passivité favorable au statuquo. Le combat des Palestiniens illustre parfaitement cette difficulté. Ainsi la « Grande marche du retour », série de manifestations pacifiques organisée à Gaza en 2018 pour protester contre la construction du mur, a été prise sous le tir des snipers israéliens faisant ainsi des centaines de morts et des milliers de blessés. Comment dans ces conditions mettre en œuvre une stratégie non-violente ?

Et maintenant

Concernant Israël et la Palestine, outre le fait que les Israéliens, contrairement aux pieds-noirs, n’ont nulle part où aller et donc que toute résolution du conflit ne peut que passer par une garantie de sécurité pour Israël, c’est le projet même du Hamas qui est inacceptable. L’objectif du Hamas est de détruire Israël et d’instaurer une Palestine islamique (même s’il avait semblé adoucir sa position ces dernières années), avec tout ce que cela signifie en termes de régression des droits humains, particulièrement ceux des femmes, de refus de la démocratie et de la diversité de la société palestinienne. C’est un projet politique cohérent qui se traduit assez logiquement par des actes de terreur contre la population israélienne qui visent à rendre infranchissable le fossé entre les deux peuples. De ce point de vue, le Hamas est l’ennemi idéal pour la droite et l’extrême droite israélienne aujourd’hui au pouvoir. Ainsi Benjamin Netanyahou lui-même a pu déclarer lors d’une réunion le 11 mars 2019 : « Le transfert de l’argent fait partie d’une stratégie visant à séparer les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. Quiconque s’oppose à la création d’un État palestinien devrait soutenir le transfert de fonds du Qatar vers le Hamas, de cette façon nous contrecarrerons la création d’un État palestinien ».

Dans une telle situation, il y a toutes les raisons de désespérer. Étienne Balibar les résume parfaitement dans un point de vue dans Mediapart. Notre désespoir cependant ne doit pas nous empêcher de dire qu’il n’y a pas de solution militaire à ce conflit. Que les Israéliens envahissent ou pas Gaza, qu’ils s’y embourbent ou au contraire réussissent à détruire les infrastructures du Hamas, qu’ils réussissent ou pas à expulser la population de Gaza vers l’Égypte – ce dont rêvent tout haut des officiels israéliens -, ils ne feront que construire une nouvelle génération de combattants palestiniens qui les empêchera de vivre en paix. Il n’y aura de solution que dans la négociation sur la base du droit à l’autodétermination du peuple palestinien et des résolutions de l’ONU.

Mais avec qui négocier, nous répondent en cœur les soutiens du gouvernement israélien ? Il n’y a pas de partenaire pour la paix, nous disent-il après que l’État d’Israël ait tout fait pour détruire ceux qui existaient. Eh bien, on négocie avec ses ennemis. La France a négocié avec le FLN après l’avoir férocement combattu et traité de terroriste. L’État d’Israël détient sans jugement ou sur la base de procès iniques des milliers de Palestiniens, dont Marwan Barghouti, partisan d’une solution négociée qui aurait pu aider à construire un nouveau leadership en Palestine. C’est d’ailleurs la raison profonde de son emprisonnement et les gouvernements israéliens successifs s’accommodent très bien d’une autorité palestinienne discréditée et antidémocratique. La libération des prisonniers politiques palestiniens et l’organisation d’élections libres en Palestine sont les conditions de la paix. Et il faudra aussi négocier avec le Hamas car comme le résume Edwy Plenel : « Si des actions du Hamas peuvent être qualifiées de terroristes, c’est s’aveugler volontairement que de ne pas prendre en considération son autre réalité, celle d’un mouvement politique avec une assise sociale. Que sa ligne idéologique et ses pratiques autoritaires en fassent l’adversaire d’une potentielle démocratie palestinienne, qui respecterait le pluralisme des communautés et la diversité des opinions, ne l’empêche pas d’être l’une des composantes, aujourd’hui devenue dominante, du nationalisme palestinien ».

C’est dans cette perspective que l’action de la communauté internationale peut avoir une efficacité pour imposer un processus de paix. Or c’est tout le contraire de ce que propose Emmanuel Macron qui déclare que « La France est prête à ce que la coalition internationale contre Daech puisse lutter aussi contre le Hamas ». Double erreur. D’une part, c’est assimiler le Hamas, issu des Frères musulmans, et Daech, mouvement salafiste, alors que le premier contrairement au second ne vise pas à instaurer un califat islamique sur la terre entière et n’a jamais organisé d’attentats en dehors de la Palestine et d’Israël, contrairement là aussi à Daesh. D’autre part, c’est mettre en scène la guerre des civilisations et faire ainsi un beau cadeau à Daesh au lieu de se focaliser sur une solution politique négociée.

Au-delà, la société israélienne est lourde d’une guerre civile, pour le moment larvée, entre deux conceptions radicalement différentes de ce que doit être l’État d’Israël : État théocratique versus État laïque démocratique. Un espoir pour l’avenir est que les partisans et partisanes de cette dernière option – en rappelant que les femmes ont un rôle crucial à jouer dans ce processus, comme le souligne le mouvement pacifiste et féministe israélien, Women Wage Peace – fassent leur cette phrase de Marx : « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ».

Pierre Khalfa