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Otelo Carvalho, de la guerre coloniale à la révolution

Dans cet article, Chris Bambery (1) évoque Otelo Savaira de Carvalho, le cerveau de la Révolution des œillets qui vient de mourir.

Il est tout à fait exceptionnel que Counterfire (2) publie la notice nécrologique d’un officier de haut rang mais, dans ce cas, Otelo Savaira de Carvalho qui vient de mourir à l’âge de 84 ans mérite que l’on rappelle son parcours. Otelo, comme tout le monde l’appelait au Portugal, était le principal organisateur de la rébellion du 25 avril 1974 qui mit fin à plus  de quarante années de régime autoritaire et de dictature.

La Révolution des Œillets – c’est le terme que l’Histoire a retenu – a jeté des foules considérables dans la rue aux côtés des militaires et déchaîné une purge de grande envergure du prétendu « Estado Novo », en particulier de la police politique, la PIDE, qui était crainte et haïe.

Dans l’année et demie qui a suivi le 25 avril, le Portugal est entré dans une crise révolutionnaire qui a semblé sur le point de créer un pouvoir des travailleurs. Ces évènements ont constitué un point culminant des luttes de la classe ouvrière, d’une ampleur inégalée en Europe occidentale depuis au moins la Révolution de 1936 en Catalogne.

Otelo est né en 1936 au Mozambique, qui était alors une colonie portugaise. Le Portugal était le pays le plus arriéré d’Europe occidentale et, en conséquence, conduit à exploiter durement ses colonies africaines. Naturellement cette situation a débouché sur une révolte armée au cours des années 60, lorsque les rébellions anticoloniales se sont répandues à travers le « Sud global ».

Après avoir rejoint l’armée avec le grade de lieutenant, il a combattu pendant 6 ans  en Angola et en Guinée portugaise et obtenu le grade de capitaine. Son implication dans ces guerres l’a conduit à se radicaliser et à partager l’essentiel des convictions idéologiques qui étaient celles des mouvements de libération qu’il était censé combattre.

Au Portugal, Antonio de Oliveira Salazar occupait le poste de Premier Ministre depuis 1932 jusqu’en 1968 où une hémorragie cérébrale l’a forcé à se retirer. On ne peut pas caractériser le régime de Salazar de fasciste dans la mesure où il n’a pas créé de mouvement de masse paramilitaire comme les Chemises brunes d’Hitler ou les Chemises noires de Mussolini. Mais il ressemblait beaucoup à la dictature exercée par Franco dans l’Espagne toute proche. Salazar a alors été remplacé par un homme de sa garde rapprochée, Marcello Caetano.

Mais, au Portugal, le coût des guerres coloniales, la faiblesse flagrante de son économie avec pour conséquence le niveau de vie le plus bas d’Europe occidentale ainsi que le début de la récession mondiale de 1973 ont signifié un affaiblissement inéluctable de la dictature.

Otelo est l’un des officiers qui a fondé le Mouvement des Forces Armées (MFA) dont l’objectif était de libérer le Portugal du régime de l’« Estado Novo » et de mettre fin aux guerres coloniales. Le MFA a connu une forte croissance et regroupé jusqu’à 400 jeunes officiers, connus comme les « Capitaines d’Avril ».

Le 25 avril à midi vingt, Radio Renaissance a diffusé « Grandôla, Villa Morena », une chanson créée par Zeco Alfonso, un chanteur politique et populaire alors interdit sur les ondes portugaises. La diffusion de cette chanson était le signal qu’attendaient les unités militaires fidèles au MFA pour s’emparer des points stratégiques de Lisbonne et dans le reste du pays.

A l’origine, le MFA a demandé aux habitants de rester chez eux. Malgré cela, les gens se sont précipités dans les rues pour fraterniser avec les soldats et les marins, en brandissant des œillets rouges dont c’était alors la saison. C’est ensemble que le peuple et les soldats du rang se mirent à déchirer les symboles, à libérer les prisonniers politiques et à arrêter les informateurs de la police connus ainsi que les tortionnaires de la PIDE.

Formellement, c’est le nouveau gouvernement dirigé par le Général Antonio de Spinola – qui, pendant la Seconde guerre mondiale, avait combattu comme volontaire dans l’armée de Hitler – qui contrôlait la situation. Mais, en réalité, pendant les dix-huit mois suivant, le pouvoir était dans la rue et dans les casernes (3).

Les travailleurs se sont emparés des entreprises, y compris les stations de radio et les journaux, gérés grâce à un contrôle démocratique. Les travailleuses se sont imposées, organisant des grèves dirigées par des comités de grève élus.

Dès Mars 1975, Spinola a été évincé mais a répondu par une tentative de coup d’état. Le coup d’état a été écrasé par la réaction spontanée des travailleurs et des soldats, ce qui a débouché sur une radicalisation de la révolution.

Otelo s’est radicalisé lui-aussi et est devenu un personnage très populaire. Mais les partis socialistes ou travaillistes d’Allemagne, de France, de Suède et de Grande-Bretagne ont dépensé des sommes considérables pour construire un Parti socialiste portugais hostile à toute idée de révolution et partisan de l’appartenance du Portugal à l’Union européenne et à l’OTAN. A sa gauche existait un puissant Parti communiste qui, comme la plupart des groupes d’extrême gauche en plein développement, ne misait pas sur une révolution ouvrière mais sur de jeunes officiers radicaux pour prendre le pouvoir.

L’épuration qui a frappé les juges de Salazar, la police secrète et ses espions contraste avec ce qui s’est passé en Espagne après la mort de Franco, en novembre 1975. En Espagne, l’Etat franquiste et son personnel sont restés largement en place lors de la transition à la démocratie parlementaire. Au Portugal, ils ont été balayés.

Mais en novembre 1975, la droite s’est sentie suffisamment forte pour tenter son propre coup d’état contre les troupes d’élite commandées par Otelo. La droite a réussi rapidement à les neutraliser. Cet événement a marqué la fin de la révolution. Otelo a été jeté en prison pendant 3 mois. Une fois sorti de prison, il s’est présenté à l’élection présidentielle en 1976, sur la base d’un programme défendant le pouvoir populaire et le socialisme. Il a obtenu 792.720 voix, soit 16,46%.

Il s’est présenté à nouveau 4 ans plus tard, mais avec un résultat nettement moindre. Dix ans plus tard, en 1985, Otelo a été arrêté et accusé d’être le chef du FP-25, un groupe terroriste d’extrême gauche. Ce groupe était tenu pour responsable de plusieurs assassinats et attentats à la bombe. Le verdict de culpabilité et la sentence (15 ans d’emprisonnement) ont été largement interprétés comme une vengeance de la droite. En 1989, il a été amnistié au vu de la manière dont son procès avait été conduit.

Otelo est resté positionné à gauche et a dénoncé les mesures d’austérité imposées au peuple portugais à la suite du krach financier de 2008.

Chris Bambery. Traduction : François Coustal.

Notes

(1) Chris Bambery est auteur, journaliste et militant de la gauche révolutionnaire en Ecosse et en Grande-Bretagne. Il collabore régulièrement au site Counterfire.

(2) Counterfire (www.counterfire.org) est un site et une organisation de la gauche révolutionnaire britannique. Ses principaux animateurs ont quitté le SWP en 2010.

(3) Pour en savoir plus sur la Révolution des Œillets et les débats qu’elle a suscité au sein de la gauche révolutionnaire, on peut se référer au chapitre 12 (page 193 à 201) de l’ouvrage suivant : Hélène Adam et François Coustal, “C’était la Ligue”. Coédition Arcane 17 et Syllepse.