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Nous ne commémorerons pas la « victoire » de 1918

Nous ne commémorerons pas la “victoire » de 1918. Nous ne le ferons pas pour faire plaisir à Angela Merkel. Mais il n’est pas question d’exalter ce qui fut une hécatombe inouïe et qui inaugura un XXe siècle brutal, accouchant de tous les monstres, dont nous n’avons pas fini, hélas, de conjurer la mémoire.

Quand la guerre s’achève, la question de ses causes ne se pose pas. Ce que l’on veut, ce sont des coupables. Malheur donc au vaincu ! Imposé par les vainqueurs et signé le 28 juin 1919, le traité de Versailles est catégorique : l’Allemagne est responsable, l’Allemagne paiera. Les historiens, bien sûr, sont revenus sur ce constat sommaire. La « politique mondiale » de l’empereur allemand Guillaume II (1888-1918) pouvait certes être montrée du doigt, pour son ambition expansive et son agressivité. Mais entre le 28 juin et le 3 août 1914, entre l’assassinat de l’archiduc autrichien et la généralisation du conflit, l’ardeur belliqueuse s’est trouvée d’abord du côté de l’Autriche-Hongrie, de la Russie et de la Serbie, davantage que du côté de l’Allemagne. Quant à la France et au Royaume-Uni, ils pêchèrent à tout le moins par leur ambiguïté et leur irrésolution face aux protagonistes principaux.

Personne ne savait les risques d’un embrasement ? Plaisanterie ! Des socialistes expliquent depuis longtemps que l’expansion coloniale et les tensions territoriales européennes annoncent le pire et que « le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage » (Jean Jaurès). Friedrich Engels évoque en 1887 la possibilité d’une « guerre mondiale d’une ampleur et d’une intensité insoupçonnées ». Quant à August Bebel, un des « papes » de la social-démocratie allemande, il déclare en 1905 que l’Europe va être « happée par une vaste campagne militaire à laquelle prendraient part 16 à 18 millions d’hommes […] équipés des armes les plus meurtrières », ce qui, ajoute-t-il, débouchera sur un « éclatement ». Belle lucidité…

Or ces hommes n’étaient pas des devins hallucinés. Il n’était pas nécessaire de recourir à la voyance, ou à la sophistication extrême de la pensée, pour deviner que la guerre à venir serait atroce. On avait déjà mesuré la portée ravageuse des équipements modernes pendant la guerre de Sécession américaine, pendant la Semaine sanglante qui a mis fin à la Commune de Paris, ou à l’occasion des massacres des guerres de colonisation. On savait donc très bien que la puissance meurtrière de l’industrie était considérable. Inutile, bien sûr, de s’imaginer des dirigeants d’un cynisme absolu, complotant pour faire en conscience le choix d’une boucherie. Mais il y a, dans l’air du temps, quelque chose qui conduit ces responsables à estimer que le bilan prévisible d’une guerre ne serait pas assez lourd pour que l’on cherche à la conjurer à tout prix. Quel est donc cet arrière-plan général ? Au fil du temps, les interprétations se sont focalisées sur trois séries de causes structurelles.

La faute à l’Allemagne ? Allons donc !

La première piste, la plus répandue, met l’accent sur les rivalités impériales qui dominent la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Entre 1880 et 1914, l’Europe parachève l’expansion extérieure qu’elle a amorcée à la fin du XVe siècle et qui installe son empire colonial sur quatre continents. L’Angleterre et la France, stimulées par leur réussite industrielle précoce, se sont taillé la part du lion. Mais l’Allemagne, qui a réussi spectaculairement la seconde phase de la révolution industrielle, veut à son tour bénéficier de la manne coloniale. Des dominants anciens qui font face à un apprenti dominant : la confrontation des impérialismes – le mot naît en Angleterre en 1902 – s’avère vite explosive. Elle se cherche dans les quelques années qui précèdent 1914 ; la péripétie de Sarajevo, le 28 juin, joue en cela le simple rôle de déclencheur final. On peut bien sûr – c’est la deuxième interprétation – insister sur le mécanisme des alliances militaires.

L’équilibre voulu en 1815 par les monarques vainqueurs de la France révolutionnaire et impériale s’effrite dans le dernier tiers du siècle. À partir de 1880, deux systèmes d’assistance s’installent sur le continent européen : la France, le Royaume-Uni et la Russie constituent la Triple Entente, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie forment la Triple Alliance. La logique militaire nourrit la paranoïa des États – chacun se sent menacé par le concurrent le plus proche – et suscite la course aux armements. Entre 1850 et 1913, les dépenses d’armement ont quintuplé en Europe. Or la paranoïa peut pousser à la prudence… ou à la précipitation. Dans bien des états-majors s’installe la conviction qu’il convient d’attaquer l’adversaire, avant qu’il ne soit prêt à le faire. C’est la hâte qui l’emporte, en Autriche, en Allemagne et en Russie.

Impossible enfin d’oublier – troisième interprétation – que le XIXe siècle est celui de la montée des nationalismes exclusifs, cocardiers et belligènes. Tout nationalisme n’est pas guerrier par nature. Le nationalisme des populations opprimées, dans les grands empires multinationaux (Autriche-Hongrie, Empire ottoman, Russie), n’est pas celui, virulent, qui croît dans les grandes puissances installées. Le nationalisme tempéré et bon enfant du brave soldat Chveik n’est pas le chauvinisme virulent de l’écrivain nationaliste Paul Déroulède ou de l’Action française monarchiste. Quant à la violence elle-même, elle peut être le signe fugace et circonscrit du désespoir ou l’effet brut et inquiétant d’une volonté de puissance. Il reste que, si les nationalismes ne se confondent pas, l’exaltation nationale se généralise sur tout le continent européen. Au bout du compte, elle prend le pas sur le libéralisme politique et sur le socialisme. Rien ne peut refroidir les emportements belliqueux, au moment où il s’agit de décider de la guerre et de la paix, dans les quelques jours qui séparent l’ultimatum autrichien à la Serbie (23 juillet) et l’embrasement général du début août.

Pas de fatalité, mais…

Les causes profondes du conflit de manquent pas. Il ne faut pourtant pas s’imaginer que la guerre, en août 1914, était une fatalité. Le heurt des impérialismes ? À plusieurs reprises, jusqu’aux années 1880, Français et Anglais – qui se haïrent pendant des siècles – ont été à deux doigts de s’affronter sur le terrain colonial. Ils ne l’ont pas fait pour autant. L’esprit guerrier l’emporte en 1914, alors qu’il s’est calmé quelques années plus tôt, par exemple au moment de la querelle franco-allemande du Maroc (1911), quand l’excitation des esprits était à son comble à l’Ouest et quand les Balkans s’embrasaient (1912-1913).

La mécanique infernale des alliances ? Elles se révèlent, à l’époque, bien plus fragiles qu’on ne le croit. L’Italie des années 1910 prend de plus en plus de distances avec ses alliés allemands et autrichiens (de fait, elle entrera plus tard en guerre, et au côté des franco-britanniques). Et tout laisse entendre que la lune de miel entre la France et la Russie est déjà oubliée en 1914. Mourir pour Vienne, pour Belgrade ou pour Moscou… En a-t-on à ce point envie à l’été de 1914 ? Rien n’est moins sûr.

Quant au nationalisme, il a ses limites. Dans sa forme extrême, il concerne une minorité, active mais relativement marginale. En France, elle est même politiquement sur le déclin. En dehors des exaltés, le nationalisme plus ou moins affirmé n’est qu’un instrument de pouvoir, ou une idée bien vague qui n’implique pas nécessairement l’envie de tuer. Les historiens ayant étudié le moment de l’entrée en guerre ont depuis longtemps montré que l’enthousiasme populaire n’est pour l’essentiel que de façade. Les images des défilés joyeux, la fleur au fusil, sont montées en épingle, mais ne disent pas la tristesse majoritaire des départs. Pour l’essentiel, en France comme en Allemagne, la population se résigne à la guerre et ne la souhaite pas.

Quand les socialistes européens s’engagent dans la grande lutte pour empêcher la guerre, ils ont bien raison de dire qu’elle peut être conjurée. Mais pour qu’elle le soit effectivement plusieurs conditions auraient dû être réunies, qui ne l’ont pas été malheureusement.

Une violence sourde

Il aurait d’abord fallu que l’opinion européenne ait conscience que le XIXe siècle avait été moins pacifique qu’il ne le semblait sur le Vieux continent. Sans doute les grands États européens ont-ils cessé de s’affronter, comme ils en avaient l’habitude. Mais la paix entre les nations d’Europe a été contrebalancée par de graves troubles internes, sociaux ou nationalitaires. Et la violence a déferlé sur le reste du monde, guerre de Sécession américaine (2% de la population tuée), révoltes sanglantes d’Asie (révolte des Cipayes en Inde, révolte des Boxers en Chine), guerres coloniales. En 1899, après la révolte chinoise des Boxers et la guerre des Boers en Afrique australe, le grand écrivain et penseur indien Rabindranath Tagore écrit, terrifié : « Le soleil du siècle est en train de se coucher dans des nuages de sang. Aujourd’hui, dans ce festival de haine, le chant atroce de la mort résonne dans le fracas des armes. » La violence est bien là, visible à qui ne veut pas se boucher les yeux. À l’été de 1914, elle ne concerne certes que les périphéries plus ou moins lointaines de la modernité. Mais ses fracas sont audibles.

Il ne faut pas oublier d’autre part que l’optimisme des Lumières bourgeoises a laissé la place à la grande peur des révolutions populaires. Les tumultes des révolutions européennes de 1848-1849 ont parachevé le processus. Loin des hardiesses libérales de la charnière de deux siècles, la grande translation vers l’industrie – la grande affaire du XIXe siècle – se fait dans un cadre conservateur et bourgeois à l’ouest du continent et dans des structures encore fortement féodalisées à l’est et au centre. À l’exception des États-Unis, on a l’impression que, à peu près partout, la nouvelle modernité conforte les hiérarchies anciennes, au lieu de les subvertir. Même l’Angleterre, le pays à la pointe de l’industrialisation et de l’urbanisation, se présente à nous sous l’aspect d’un capitalisme de gentlemen, où le suffrage universel demeure restreint et où il faut attendre 1911 pour revenir sur très aristocratique veto de la Chambre des Lords. Le siècle aurait dû voir le triomphe du libéralisme, économique et politique. En réalité, il s’affirme plutôt, selon la formule provocante de l’historien américain Arno Mayer, comme celui de « la persistance de l’Ancien Régime ». Or cet Ancien régime continue de reposer sur des castes nobiliaires de grands propriétaires et de guerriers. L’hypothèse extrême d’Arno Mayer ne manque pas alors de souffle : la guerre n’est pas déclenchée par les classes montantes des affaires et de l’industrie, mais par des classes déclinantes et cependant toujours au pouvoir, qui pensent que les valeurs belliqueuses leur assureront définitivement une place qu’elles savent menacée.

Elles le peuvent d’autant plus que, si elles résistent becs et ongles, ces castes savent utiliser à leur profit les ressources de la modernité. Le XIXe siècle a été celui du triomphe du capital ; il a vu aussi l’apogée de la technique et de l’État-nation. La première phase de la transition démographique a amorcé la croissance vertigineuse du nombre des hommes, tandis que les révolutions industrielles ont accéléré celle des biens matériels, dans l’agriculture comme dans l’industrie. Par-là, les États régentent davantage d’hommes et de ressources qu’ils n’ont pu le faire dans le passé. Leurs moyens de contrôle et leur autorité se sont élargis, dans les convulsions du cycle des révolutions et des contre-révolutions. Ils s’appuient désormais sur des cohortes conséquentes de professionnels pour lesquels le sens de l’État, de ses normes et de ses hiérarchies, prend peu ou prou le pas sur les obédiences dynastiques du passé.

Une course européenne

De plus, l’industrialisation des techniques militaires et la course au gigantisme de l’armement, terrestre ou maritime, ont limité l’efficacité de l’arsenal privé et renforcé d’autant le monopole étatique de la violence légale. Les pouvoirs disposent ainsi, là encore, de moyens de destruction sans commune mesure avec ceux que permettaient les ateliers du passé, des moyens qui s’appliquent indifféremment à l’extérieur (en Inde, en Afrique du Nord), et à l’intérieur (Commune de Paris). La conquête coloniale élargit le champ de la violence publique ; les deux révolutions industrielles exacerbent sa capacité destructrice. L’État-Léviathan du XXe siècle n’est pas encore là, mais après 1850 la Prusse de Bismarck, le Second Empire français ou l’État colonial britannique en Inde portent la puissance et la capacité de contrainte des États à un niveau de sophistication et d’efficacité sans équivalent. C’est cette puissance démultipliée qui va rendre possibles les guerres totales, d’une intensité inégalée, sans trêve ni répit pour les armées engagées.

Le tout se développe dans un contexte mental bouleversé. Le XVIIIe siècle laissait entrevoir le règne du libéralisme, économique et politique. Or le laisser-faire du libéralisme économique a buté sur la crise économique de 1873-1896 qui a relancé un certain protectionnisme. Quant au libéralisme politique, il est presque partout en berne depuis le milieu du XIXe siècle. La peur des « classes dangereuses » et des flambées révolutionnaires a poussé l’ensemble des dominants, anciens ou nouveaux, vers un conservatisme soucieux d’ordre et de hiérarchie. À la charnière des XIXe et XXe siècles, les tenants du libéralisme politique sont partout mis à l’écart, à l’Ouest comme à l’Est. La Troisième république française fonctionne comme une relative exception, avec son hégémonie des notables radicaux.

Le libéralisme en souffrance, que reste-t-il comme grand repère mobilisateur ? Le socialisme européen ne manque certes pas d’atouts. Il s’appuie sur une pléiade d’intellectuels brillants et sur un prolétariat de plus en plus expansif et concentré, dans l’usine comme dans la ville. Mais si ce mouvement attire de façon significative le cœur du monde du travail, si sa sociabilité s’avère très dynamique dans tout l’Ouest européen, il n’est pas assez attractif pour compenser le déclin continu des vieilles sociabilités d’autrefois. Le nouveau monde des classes est en même temps le monde des masses, qui affirme la prééminence de l’individu (le postulat de toute démocratie) mais qui le fragilise, dans un environnement mobile et de plus en plus concurrentiel, celui de la première grande mondialisation.

Or ni le rationalisme des Lumières, ni le libéralisme des notables, ni même l’espérance socialiste ne peuvent aisément se substituer aux symboliques monarchistes ou religieuses, qui soudaient mentalement le corps social, de haut en bas. C’est le nationalisme qui sert de relève, à la fois affective et intellectuelle, pour ce besoin de faire corps. À la fin du XIXe siècle, il prend une forme de plus en plus simpliste, volontiers raciale et virulente. La Belle Époque est davantage celle de l’angoisse que celle de l’optimisme. On peut célébrer les bienfaits de la Fée Électricité : dominent en fait, un peu partout, les critiques de la modernité que porte un Frédéric Nietzsche ou les extrapolations raciales des épigones médiocres du darwinisme social. La peur est sans frontières et elle transcende les appartenances de classe. Telle est sa force, si grande que bien peu, à l’été 1914, osent se dresser contre son exacerbation belliqueuse.

Les nationalistes rêvent du conflit, les conservateurs en attendent des fruits, les libéraux, monarchistes ou républicains ne veulent pas apparaître comme des faibles. Quant aux socialistes, ils s’exclament qu’ils ne veulent pas de la guerre, sans trop savoir ce qu’ils vont faire contre elle et jusqu’où ?

L’Europe malade de sa puissance

Qu’est-ce que l’Europe en 1914 ? Un continent en forte expansion démographique (un quart de la population mondiale), qui exporte ses hommes, ses marchandises et ses capitaux aux quatre coins du monde. Un continent qui a écarté la guerre de ses espaces centraux, mais qui l’a rejetée vers le reste du monde. Un continent en apparence sûr de lui, assuré de la supériorité de sa civilisation quand ce n’est pas de sa race. Un continent, toutefois, qui redoute sa décadence, qui se réfugie de moins en moins dans les certitudes rassurantes de la religion, mais qui ne croit pas pleinement aux vertus de la raison scientifique. Un continent qui a perdu bien de ses antiques communautés ou qui est en train de les perdre, que ce soient les communautés populaires ou les ordres aristocratiques ou bourgeois. Un continent qui découvre la force de la masse, mais qui n’a pas poussé jusqu’au bout la logique de la démocratie. En bref, un continent qui s’enrichit globalement, qui domine, mais qui doute de son avenir.

Dans ce contexte, les historiens ont bien montré que la passion guerrière ne touche pas en profondeur des catégories populaires qui, consciemment ou non, savent qu’elles en paieront les premières le prix. Mais ceux qui ne veulent pas de la guerre, ne savent pas non plus comment la conjurer. Monarchies et Républiques prêchent, avec la même ardeur, un patriotisme qui exalte la quasi-sainteté de celui qui meurt pour sa patrie. Face à cette passion entretenue, le pacifisme théorique n’a pas de force entraînante, sauf dans la minorité que constitue un socialisme presqu’exclusivement ouvrier. Pas de force, en tout cas, capable de contrebalancer efficacement l’exaltation nationaliste. Quand la masse est hésitante, ce sont les déterminés qui donnent le ton. Et en 1914, la balance de ces déterminés pèse d’abord en faveur de l’inéluctabilité d’un conflit.

À partir de juin 1914, la balle est du côté des diplomates et des militaires. Leur système est profondément élitiste, opaque, y compris pour les gouvernements qui les guident théoriquement. Dans ce monde clos, chacun s’observe, se méfie de l’autre, s’attache d’abord à se protéger, par la défensive ou par l’offensive. Avec cette méthode, l’initiative conciliatrice est quasiment impossible. Il n’y a pas alors de table de négociation institutionnalisée. Quand un des protagonistes propose d’en réunir une (par exemple l’Angleterre à la fin juillet), tous les autres flairent le piège et pratiquent l’esquive.

Quid du parti de la paix ?

À ce jeu d’une démocratie bien timide, le parti de la paix ne peut résister au-delà d’un certain seuil. Les plus déterminés, à l’époque, sont les socialistes, dont Jean Jaurès est en France la figure de proue. En apparence, leur discours est sans faille : menace de grève générale et de révolution imminente. Voilà plusieurs années que les socialistes s’accordent sur les discours. Mais ils ne savent pas répondre ensemble à la seule question pratique qui compte : que feront les socialistes si la guerre est effectivement déclenchée ? Les dirigeants au pouvoir des grands pays européens s’en inquiètent certes ; beaucoup prévoient des mesures de répression préventives, pour circonscrire tout mouvement de refus. L’inquiétude n’est toutefois pas si forte. Pas assez pour pousser les gouvernements à la prudence. Intuitivement, ils savent que le réflexe patriotique de défense nationale sera toujours le plus fort. Et ils n’ont pas tort. La mort de Jaurès sonne la fin du dernier espoir de sursaut ouvrier. Il ne reste plus qu’à attendre la conclusion logique : l’Union sacrée. Elle viendra quelques jours plus tard, précipitant la défaite la plus cruelle du mouvement ouvrier européen.

Au bout du compte, l’Europe va payer très cher les comptes d’une modernisation rapide des cadres matériels, qui ne peut pas s’accompagner d’une expansion analogue de la pratique démocratique. Quatre ans de guerre totale vont installer les mécanismes d’une violence légale, déjà en germe dans les méandres du XIXe siècle, mais démultipliée à l’infini. Il en sortira une brutalisation massive des sociétés et les troubles récurrents d’une guerre de trente ans (1914-1945), suivie par une longue guerre froide (1947-1991). Le coût humain sera terrible. Le court XXe siècle (1914-1991) en sera marqué de part en part.

La conclusion logique de la Grande Guerre fut la séquence des traités, qui redessinèrent la carte des États, sans que les peuples soient consultés. Les effets furent sans appel : répression brutale des vagues révolutionnaires, ressentiments allemand et italien, déstabilisation de l’Europe centrale et orientale, crispations nationalitaires, isolement de la Russie soviétique et expansion du stalinisme, montée des fascismes, capitulation des démocraties. Il n’y a décidément pas de quoi être fier d’un tel gâchis.

Sortir définitivement du XXe siècle

Décidément non : nous n’allons pas commémorer une « victoire » qui s’avéra être un désastre. Mais nous nous devons d’engager une réflexion citoyenne pour conjurer radicalement la possibilité de nouveaux cataclysmes.

Alors que la fin de la guerre froide devait marquer l’ouverture d’un nouvel ordre international, elle a ouvert la voie à un désordre plus grand que jamais. La mondialisation financière a creusé le gouffre des inégalités, accentué les rancœurs, nourri tous les ressentiments. L’Organisation des Nations Unies, le grand espoir de l’après-guerre, a vu son rôle s’effriter peu à peu, devant la concurrence accrue des puissances. Il n’y a jamais eu autant de conflits et de murs, depuis que le bloc soviétique s’est effondré. La course aux armements s’est amplifiée, les conflits internes ont pris le pas sur les guerres externe. L’état de guerre est devenu une notion endémique et un principe universel de gouvernement, justifié désormais par le conflit des civilisations.

Le capital financier a ruiné le bel idéal de la mondialité par les errances de la mondialisation. Il a nourri l’idée que la méfiance devait primer sur l’échange, que le repli sur soi valait mieux que le partage, que l’autorité des hommes forts était plus efficace que la patience démocratique. La démocratie est rongée d’abord par les limites de la gouvernancetechnocratique, dont on sous-estime les effets meurtriers en parlant pudiquement de propension à l’illibéralisme et au populisme.

Comment ne pas voir que le cours contemporain de nos sociétés conduit au désastre ? Et comment ne pas comprendre que c’est en continuant la conjonction de la concurrence, de la gouvernance et de l’obsession identitaire que l’on nourrit la possibilité du pire ? Comment ne pas voir que ce n’est pas en attisant le ressentiment contre les boucs émissaires que l’on améliorera le sort des plus modestes ? Mais croit-on pour autant qu’il suffit d’attiser la haine contre les adversaires indistincts, les élites ou la caste, pour que les catégories populaires délaissées se dressent enfin contre les logiques sociales qui les oppriment ?

En 1914, il n’y avait pas de fatalité à la guerre, mais des tendances bien lourdes poussaient à son déclenchement. Aujourd’hui, des évolutions préoccupantes nous précipitent vers un monde d’agressivité et de fermeture, mais les conditions existent pour qu’elles ne soient irréversibles. Les forces ne manquent pas, pour dire non et pour rêver d’un autre monde possible. Ce qui leur fait défaut, pour l’instant, est la conviction que, rassemblées, elles comptent plus que la somme des puissances.

Si le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale est utile, c’est à permettre à ces forces vives de réfléchir à la manière d’écarter concrètement la déroute de l’esprit humain. Laissons donc les élans cocardiers sur les rayons poussiéreux du passé. Ne célébrons surtout pas, mais réfléchissons et agissons, contre les guerres d’aujourd’hui, contre le cataclysme possible de demain. Mais pour conjurer la guerre, quoi de plus fort que le rêve réaliste d’une société d’égalité, de partage et de paix ?

Roger Martelli. Publié sur le site de Regards.