« Regarder bien en face le présent – c’est cela qui compte pour Gramsci (…) l’analyser inlassablement, avec comme seul instrument la raison ».
Manuel Esposito. Postface à Combattre le fascisme
Les leçons de Gramsci/ Les traits de Gramsci/Les gentils et les méchants
Arf, le fascisme est revenu. Que faire ? Pour sûr : lire. Quoi ? Gramsci, tiens pourquoi pas ?
Il y a des phrases, même d’Engels qui traînent partout. L’Etat définit comme « une bande d’hommes armés » semble en faire partie. Cette phrase a bien-sûr tort. L’Etat ce sont des bandes armées. Au pluriel. En lutte entre elles. Qui mieux que l’extrême-droite a compris cette phrase ? Prions pour qu’elle ne tombe pas sur celle de Marx en son Capital, « entre deux droits égaux, la violence tranche », nous serions alors foutus.
Figures de Gramsci – Esquisses
La préface élégante et concise menée par Massimo Palma nous fait découvrir un Gramsci lecteur du philosophe allemand antifasciste Walter Benjamin. Gramsci sera attentif dès les huit courts articles recueillis ici aux formes artistiques populaires. En quoi parlent-elles d’une conscience de classe ? Que disent-elles de nos représentations du monde et de nous ? On lira ainsi l’article qui clôt l’ouvrage consacré à « L’origine populaire du surhomme » où Gramsci retrace une courte généalogie des lectures triviales, courantes de Nietzsche en pointant des avatars du « surhomme » dans la littérature de feuilleton de Dumas. Le compte de Monte-Cristo en sa volonté de vengeance permettent à la « petite bourgeoisie » de trouver un opium exaltant. On note le sens de la formule de Gramsci. Elle n’est pas que rhétorique. A propos du « petit bourgeois » qui dans la nomenclature marxiste des années 1920 désigne en partie une fraction de clase menaçante de par son absence d’alliance stable et d’intérêts bien compris,
« ‘’Mieux vaut vivre un jour comme un lion, que cent ans comme un mouton’’, succès particulièrement grand chez ceux qui sont véritablement et irrémédiablement des moutons. »p. 91
Ça sonne lycéen de Terminale en sortie de cours de philo mais il est des sarcasmes libérateurs. De soi d’abord.
Attentif aux conditions de réception et de diffusion des discours en les milieux populaires et des classes moyennes, Gramsci amorce une critique des formes de la diffusion moderne des images et des sons.
Pour notre classe qui êtes aux cieux quels martyrs endurer ?
Violence, violence. Quelle discipline nous faut-il ? La question se pose via la diffusion de masse d’images et de sons. On lira une distinction féconde entre la discipline et le conformisme. Distinction fine. A partir de la figure du singe héritée de Rudyard Kipling en son Livre de la jungle et de Walter Benjamin en son L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique on s’interroge sur les peuples de singes. Les singes s’imitent entre eux. Les fascistes aussi. Peut-on envisager un bon mimétisme, une imitation créatrice, féconde, pour lutter contre la violence disciplinaire de l’extrême-droite ou au contraire devons-nous abandonner toute forme d’imitation ? Ne serait-ce pas sous-estimer ce mécanisme social courant ? Au travail, j’imite mon collègue pour apprendre. On peut situer l’imitation dans la sphère du travail au moment tayloriste et le lier à la rationalisation qu’il implique. Ne s’agit-il pas d’acter cette tendance ou ce travail imitatif pour s’en défaire, le réécrire ? Comment ne pas devenir des singes mais des Balous qui dansent sans se laisser hypnotiser par le serpent fasciste ?
Quelques pistes sont ouvertes. Il s’agirait de mettre en œuvre un certain « conformisme » choisi i.e. une conformité acceptée aux buts et objectifs fixés collectivement par le Parti. Le Parti sera défini en partie et en première lecture dans Les Cahiers de prison comme relevant de la formation d’un « intellectuel collectif » au sens où sa démocratie interne et son souci de formation permanent lui permettent d’espérer que chaque prolétaire participe de l’intelligence collective. On aurait alors une obligation librement choisie. Se fixer des buts et chercher à les atteindre selon une organisation relevant du centralisme démocratique. On cherchera ainsi à rendre les actions de notre classe efficace et en nos temps obscurs à ne pas laisser le terme « d’efficacité » à ce gros faf d’Elon Musk. Quels buts se fixer ? D’abord ceux de la critique.
Du refus de ne pas jouer (Des jeux, des jeux, encore des jeux !)
Contre la discipline fasciste qui produirait une « masse fermée » i.e. close sur elle-même, prise dans de stricts rapports imitatifs opaques à eux-mêmes la préface esquisse une discipline capable de création, d’invention de masses ouvertes i.e. en mesure de se ménager des marges de liberté.
« Pour Gramsci comme pour Benjamin, on peut parler de fascisme dès lors que la marge de liberté, l’espace de jeu qui existe entre la masse et la conscience qu’elle possède d’elle-même, est supprimée, et que la masse se voit attribuer un espace à partir duquel il n’est plus question d’agir, à partir duquel ne s’ouvre plus la chance de posséder une conscience de soi : la masse se voit attribuer un espace uniquement dédié à la réaction. » Préface, p. 19
Certes le terme de « masse » peut nous sembler désuet, au titre des pluralisations actuelles des sujets des émancipations. Toutefois retenons que rien n’empêche de penser que des logiques d’assignation des sujets politique visant des émancipations persistent. A partir de quand sommes-nous contraints à la « réaction » i.e. à réagir seulement ? Est-ce là une position impossible à renverser ? Peut-être si à l’espace attribué vient se joindre comme l’indique Massimo Palma une absence de questionnement et la suppression de « la chance de posséder une conscience de soi ». Le degré zéro de soi. Un légume, une masse qui pendouille au bout de sa chaîne rouillée donc. A l’inverse que serait une « masse ouverte » ? Peut-être un ensemble coagulé en action peut-être, qui assume sa diversité et qui ne réagirait pas à chaque provocation mais agirait selon des orientations stratégiques selon une temporalité qui lui serait en partie en propre.
Troisième figure – Critique communiste
De même que « sans maîtrise la puissance n’est rien » (Pirelli, publicité des années 2010), sans structure ni cadre d’analyse un intellectuel n’est pas grand chose. On lit dans ces articles allant de 1921 à 1924 outre des intuitions relatives à la mise en spectacle des crises et soubresauts de la société italienne d’après-guerre se vivant comme défaite alors que vainqueur du conflit mondial via la farce tragique de l’aventure de Fiume des analyses au jour le jour de la conjoncture. Attentif au procès de Giacomo Matteoti il scrute ce temps comme réversible. A la fois un moment de conscience malheureuse d’un honnête homme socialiste, intègre, faisant trembler de par sa droiture morale et son sens de la contradiction le fragile autoritarisme fasciste et le temps propice à une grève générale de soutien visant à aller de l’avant.
Au fil de l’ascension de Mussolini, Gramsci décortique les aléas de cette prise de pouvoir, y voit une figure du refus de la politique. Gramsci saura voir en quelques distinctions nettes et sur le fil de l’actualité au moins deux types de fascisme. L’un agraire et l’autre plus urbain.
Intellectuel organique il ne cesse de proposer des orientations stratégiques et des coups tactiques visant à mobiliser une classe que la social-démocratie, enfoncée entre autres dans son « crétinisme parlementaire » i.e. dans une stratégie de grèves perlées et de seule bataille institutionnelle qu’elle abandonne lors de revers attendus ne parvient pas à entendre. Dès lors à partir de Gramsci on pourra se demander, contre la stratégie d’accumulation progressive et pacifique de forces mise en œuvre par la social-démocratie « à quoi ça sert d’avoir une classe ouvrière si c’est pour rien faire dedans ? ». Quelles articulations penser entre la sphère légale rongée, encerclée, prise de l’intérieur par les fascistes et les actions syndicales ? On reprend ainsi le débat sur la violence comme moyen acceptable ou non en vue d’une fin estimée juste.
En un plan général on note la lucidité de Gramsci. Ainsi dans la conscience qu’il a de l’impossibilité de rester isolé en avant-garde et des limites que comporte l’attitude qu’il qualifie de « pionnier ». Une conquête sera jugée vaine si elle reste sans défense.
On lit dans ces quelques articles un premier portrait impressionniste, des traits esquissés d’un intellectuel radical, intransigeant, drôle, au sens de l’art de la formule. Gramsci avait des lunettes mais il a su ne jamais devenir le schtroumpf à binocles d’aucun Grand Schtroumpf si ce n’est de son camp social d’élection, choix qui se dessine à travers ses pages. Mussolini l’a compris. Conséquent il l’a fait enfermer à triple tour. Benito Mussolini, un exalté conséquent donc redoutable. N’oublions pas avec Gramsci que tenir la ligne c’est d’abord la tenir contre les méchants et que comme dirait ma nièce, « Il faut être gentil avec les gentils et méchants avec les méchants. » A (re)lire donc, pour prendre les loups d’aujourd’hui au sérieux.
Pierre Jean
Combattre le fascisme, Antonio Gramsci, La variation, Paris, 2025, préfacé par Massimo Palma, textes choisis, traduits de l’italien, annotés et postfacés par Manuel Esposito.