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Nicaragua : d’où vient le régime de Daniel Ortega et de Rosario Murillo ?

La gauche a de multiples raisons supplémentaires de dénoncer le régime d’Ortega au Nicaragua et la politique qu’il mène. Pour comprendre cela, il est nécessaire de résumer ce qui s’est passé depuis 1979.

Une authentique révolution en 1979

Le 19 juillet 1979, une authentique révolution populaire a triomphé au Nicaragua et a mis fin au régime de la dynastie dictatoriale des Somoza. Le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) a joué un rôle fondamental dans la victoire grâce à son rôle dans la lutte armée, à ses initiatives politiques et à sa capacité à représenter les aspirations du peuple. Néanmoins, le FSLN n’aurait jamais pu vaincre la dictature sans la mobilisation extraordinaire d’une majorité du peuple nicaraguayen. Sans le courage et l’abnégation de ce peuple, la dictature somoziste, soutenue depuis des décennies par Washington, n’aurait pu être durablement vaincue. Le soutien de Cuba a également joué un rôle positif.

Dans les années qui ont suivi la victoire, une partie importante des couches populaires a vu ses conditions de vie s’améliorer pour ce qui concerne la santé, de l’éducation, du logement, du droit d’expression et d’organisation, des droits des travailleurs et des travailleuses des villes et des campagnes. Les banques ont été nationalisées ainsi qu’une série d’entreprises industrielles et de l’agrobusiness. Cela a provoqué un grand enthousiasme, tant à l’intérieur du pays qu’au niveau de la solidarité internationale qui a été réellement importante. Des dizaines de milliers d’activistes des quatre coins de la planète (principalement d’Amérique latine, d’Amérique du Nord et d’Europe) se sont rendus au Nicaragua pour y apporter de l’aide, pour participer à des brigades de travail volontaire, pour contribuer à l’amélioration de la santé, de l’éducation et du logement, pour empêcher l’isolement de la révolution.

Au début des années 1980, le grand capital nicaraguayen, de grandes sociétés privées transnationales présentes en Amérique centrale (dans l’agrobusiness, dans l’extraction minière, etc.), l’impérialisme étatsunien et ses vassaux (comme le régime du « socialiste » Carlos Andrès Perez au Venezuela ou les dictatures comme celle du Honduras) se sont coalisés pour tenter de mettre fin à cette extraordinaire expérience de libération sociale et de récupération de la dignité nationale. Il s’agissait aussi d’empêcher une extension de la révolution qui était réellement à la portée de la main dans la décennie 1990. En effet, la révolte sociale grondait dans la région, en particulier au Salvador et au Guatemala où des forces révolutionnaires proches des sandinistes luttaient depuis des décennies. Et Cuba n’hésitait pas à défier Washington et les classes dominantes d’Amérique centrale en apportant son soutien à la révolution centraméricaine.

La contra

 

Les ennemis intérieurs et extérieurs ont mis en place la contra, une armée contre-révolutionnaire qui visait à renverser le régime sandiniste. Celle-ci a acquis une puissance de feu telle qu’elle a pu porter des coups très durs à la révolution et faire durer le conflit jusqu’en 1989. Washington l’a financée, l’a entraînée, a envoyé des conseillers et l’a présentée internationalement comme une armée de libération. De plus, l’armée américaine a miné des ports, ce qui a été condamné en 1986 par la Cour internationale de Justice de La Haye [1]. Pour toute réponse, le gouvernement des États-Unis a annoncé qu’il ne reconnaissait plus la compétence de cette cour de justice.

Malgré les réussites sociales et démocratiques, la politique suivie par la direction sandiniste a montré rapidement de graves limites. La réforme agraire, tant attendue par une grande partie de la population rurale, a été menée de manière tout à fait insuffisante : le gouvernement a trop tardé à distribuer massivement des terres et des titres de propriété en faveur des petits paysans. La contra a trouvé une base sociale parmi une partie importante de la paysannerie déçue par la réticence des dirigeants sandinistes à organiser la redistribution des terres. Une majorité du peuple dans les zones urbaines participait à la révolution tandis qu’à la campagne, la situation était beaucoup plus contrastée. Les partisans enthousiastes de la révolution en cours y étaient moins nombreux.

« Direction : Ordonne »

Bien sûr, les principaux responsables de la situation difficile dans laquelle se trouvait la société nicaraguayenne étaient l’impérialisme nord-américain et les classes dominantes locales voulant protéger leurs privilèges et continuer à exploiter le peuple. Mais l’orientation de la direction sandiniste a également joué un rôle dans l’échec de l’extension, la consolidation et l’approfondissement de la révolution. Parmi les responsabilités de cette direction, il y avait sa tendance autoritaire, exprimée par le slogan qu’elle avait lancé, « Direction : Ordonne ». Cela voulait dire que les masses devaient attendre de la direction sandiniste des consignes à appliquer. Cela réduisait la dynamique d’auto-organisation du peuple.

La manière adoptée pour conduire la guerre a également produit des effets inquiétants. La gauche du FSLN (notamment via la revue Nicaragua Desde Adentro) a reproché à Humberto Ortega, général en chef de l’armée, frère de Daniel Ortega, d’avoir développé une armée « classique » sur le plan de l’armement en la dotant de tanks lourds, ce qui était coûteux et n’était pas approprié dans la lutte contre la contra qui utilisait des méthodes de guérilla [2]. La conscription obligatoire de la jeunesse afin de renforcer l’armée a également été mal perçue par une partie importante de la population.

Un plan d’ajustement structurel sous le gouvernement sandiniste

De plus, à partir de 1988, la direction sandiniste a commencé à appliquer un plan d’ajustement structurel qui a dégradé les conditions de vie de la majorité la plus pauvre de la population et n’a pas affecté les riches [3]. Ce plan d’ajustement structurel était assez proche de ceux dictés par le FMI et la Banque mondiale même si ces deux institutions, sous l’influence de Washington, avaient suspendu leur assistance aux autorités sandinistes [4]. Cette politique d’ajustement a été critiquée par un courant au sein du FSLN car elle faisait porter l’effort de l’ajustement sur les secteurs populaires.

Un plan d’ajustement structurel, c’est comme une kalachnikov, cela dépend de qui s’en sert

Je me souviens très bien de la réponse que nous a donnée en public Omar Cabezas [5], commandant guérillero, membre de l’assemblée sandiniste, quand on lui a demandé en 1989 comment il était possible que le gouvernement sandiniste applique un plan d’ajustement structurel ressemblant à ceux du FMI. Il a répondu en substance qu’un plan d’ajustement structurel, c’est comme une kalachnikov ou un fusil FAL, cela dépend de qui s’en sert. Si ce sont des révolutionnaires qui s’en servent, c’est bon. Evidemment c’est impossible de se satisfaire d’une telle réponse.

Maintien du modèle extractiviste exportateur avec bas salaires

En réalité, la direction sandiniste a fait beaucoup de concessions au patronat, surtout au niveau des salaires qui restaient très bas. L’argument utilisé pour justifier cette politique était que le Nicaragua devait exporter au maximum sur le marché mondial, et pour rester compétitif, devait comprimer les salaires. Peu de mesures ont été prises pour sortir progressivement du modèle extractiviste exportateur à bas coûts. Pour rompre avec ce modèle strictement dépendant de la compétitivité sur le marché mondial, il fallait aller à l’encontre des intérêts des capitalistes qui dominaient encore le secteur extractiviste exportateur. Il aurait fallu bien plus renforcer les petits et moyens producteurs approvisionnant le marché intérieur.

En 1989, le gouvernement FSLN est arrivé à un accord avec la contra afin de mettre fin aux hostilités, ce qui était bien sûr une bonne chose. Cela a été présenté comme une victoire de la stratégie suivie. C’était en fait une victoire à la Pyrrhus. Sûre de les gagner, la direction sandiniste a convoqué des élections générales pour avril 1990. Le résultat de celles-ci a frappé de stupeur et de panique la direction sandiniste : la droite a été victorieuse car elle annonçait au peuple que si le FSLN remportait les élections, les hostilités armées reprendraient. La majorité du peuple qui voulait éviter la reprise du bain de sang [6] a voté sans aucun enthousiasme pour la droite. Elle espérait la fin définitive de la guerre. Certains secteurs populaires étaient également déçus par les politiques menées par le gouvernement FSLN dans les zones rurales (insuffisance de la réforme agraire) et dans les zones urbaines (effets négatifs de l’austérité imposée par le plan d’ajustement structurel démarré en 1988) même si les organisations sandinistes bénéficiaient encore d’une grande sympathie dans une partie importante de la jeunesse, de la classe ouvrière et des fonctionnaires publics et dans une partie significative des travailleurs ruraux.

La direction sandiniste, qui s’attendait à obtenir 70 % des voix au cours des élections d’avril 1990, était stupéfaite car elle ne s’était pas rendu compte de l’état d’esprit dans lequel se trouvait une partie importante du peuple. Cela montre la distance qui s’était créée entre la direction qui avait pris l’habitude de lancer des consignes et la majorité du peuple.

L’orientation de la direction sandiniste était principalement déterminée par Daniel Ortega et son frère Humberto.

La piñata

Après la victoire de la droite, une partie importante des biens immobiliers qui avaient été expropriés aux somozistes après la victoire de 1979 a été répartie entre les principaux dirigeants sandinistes qui se sont en conséquence fortement enrichis. Une partie des dirigeants a participé à ce processus, connu au Nicaragua comme la piñata. Ceux des dirigeants sandinistes qui ont organisé la piñata l’ont justifié par la nécessité de sécuriser un patrimoine en faveur du FSLN face à un nouveau gouvernement qui risquait de confisquer les biens du parti.

Selon eux, il valait mieux les attribuer sous la forme de la propriété privée à des personnes de confiance comme eux. En pratique, une partie importante des dirigeants s’est transformée en nouveaux riches et leur mentalité a changé.

L’armée sandiniste après la défaite électorale d’avril 1990

La direction sandiniste, sous le leadership de Daniel et d’Humberto Ortega, a négocié avec le nouveau gouvernement de Violetta Chamorro la transition. Humberto est resté le général en chef de l’armée qui a été fortement réduite. Une partie du secteur le plus à gauche de l’armée a été écartée, notamment sous le prétexte qu’elle avait fourni des missiles au Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) qui tentait encore à cette époque de provoquer une insurrection générale au Salvador. Les autorités soviétiques, dans le cadre du rapprochement entre les présidents M. Gorbatchev [7] et G. Bush [8], avaient dénoncé le fait que des missiles SAM 7 et SAM 14 livrés par l’URSS [9] aux sandinistes étaient passé aux mains du FMLN et avaient servi à abattre des hélicoptères de l’armée US opérant au Salvador [10]. Quatre officiers sandinistes ont été emprisonnés sur ordre d’Humberto Ortega avec la justification suivante : « Ce petit groupe d’officiers, aveuglés par leur passion politique et guidés par des arguments extrémistes, portèrent atteinte à l’honneur militaire et à la loyauté de l’Institution et du Commandement militaires, ce qui équivaut à porter atteinte aux intérêts sacrés, patriotiques et révolutionnaires du Nicaragua » [11].

Cela avait provoqué des critiques très fortes de la part du Front national des travailleurs (qui regroupaient les organisations syndicales sandinistes), de la part de la Jeunesse sandiniste ainsi que d’une série de militants du FSLN. De plus, un secteur de la gauche du FSLN a reproché à Humberto Ortega d’avoir choisi de rester chef de l’armée sous la présidence de la droite au lieu de participer à l’opposition politique au nouveau régime en laissant la direction de l’armée à son second, lui aussi membre du FSLN.

Le FSLN et le gouvernement de Violetta Chamorro

Quelques mois après le début du mandat de la présidente Violetta Chamorro, un mouvement massif de protestation s’est étendu à tout le pays en juillet 1990. Managua et d’autres villes se sont couvertes de barricades sandinistes et les syndicats ont décrété une grève générale. Cela a abouti à un compromis avec le gouvernement de Violetta Chamorro qui a reculé sur certaines mesures, mais l’arrêt du mouvement décrété par la direction du FSLN a provoqué un mécontentement certain du côté de la base sandiniste. Par la suite, la direction du Front a progressivement concédé des concessions à Chamorro en acceptant le démantèlement du secteur bancaire public, la réduction du secteur public dans l’agriculture et l’industrie, l’abandon du monopole de l’État sur le commerce extérieur. Chamorro a aussi organisé l’épuration de la police et y a fait rentrer d’ex-contras. C’est cette police qui est en première ligne dans la répression de la protestation sociale en 2018, aux côtés de milices paramilitaires dont on reparlera plus loin. Chamorro ne s’est pas attaquée directement à l’armée dans le cadre du pacte de coexistence avec la direction du FSLN. Les sandinistes, dans l’opposition, se sont engagés à collaborer au désarmement de la population.

Les six premiers mois de 1991 se traduisent par une radicalisation de la direction du FSLN en partie sous la pression des dirigeants des organisations sociales sandinistes et de l’auto-activité des masses qui veulent défendre autant que faire se peut les conquêtes de la révolution. On ne peut qu’être admiratif devant le niveau d’auto-activité des masses populaires qui veulent résister et adoptent des formes variées de luttes : occupations de terres, occupations d’entreprises, relance de la production sous contrôle des travailleurs, luttes générales (grèves, marches, barricades) mettant en action différents secteurs. La jeunesse joue un rôle très dynamique.

Agissant dans un sens contraire, une partie des dirigeants sandinistes (pas les membres de la direction nationale mais surtout des anciens ministres sandinistes comme Alejandro Martinez-Cuenca) parlent ouvertement de la nécessité d’un « co-gobierno », une sorte d’appui externe conditionnel au gouvernement de Violetta Chamorro, et soutiennent la politique dictée par le Fonds monétaire international car elle est en partie le prolongement de la politique adoptée par le gouvernement sandiniste à partir de 1988 [12].

Le premier congrès du FSLN de juillet 1991

A l’occasion du premier congrès du FSLN qui a lieu en juillet 1991, on constate que celui-ci fait preuve malgré tout d’une grande vitalité et la direction présente un document où elle fait une autocritique à propos des insuffisances de la politique agraire dans les années 1980 et de la verticalité dans le fonctionnement [13]. Signe de cette radicalisation : pour protester contre les réformes néolibérales et l’offensive de la droite, le groupe parlementaire sandiniste quitte le parlement pour une durée illimitée.

Un tournant à droite va ensuite s’opérer sous la conduite de Daniel Ortega en préparation des élections de 1996.

Tournant à droite de Daniel Ortega en 1996

Au cours de la campagne électorale de 1996, Daniel Ortega ne ménage pas ses efforts pour tendre la main en direction de la grande bourgeoisie, pour indiquer une conversion en faveur des bienfaits de l’économie de marché, pour modérer son discours à l’égard de Washington. Le candidat de la droite Arnoldo Alemán remporte les élections avec 51 % des voix tandis que Daniel Ortega recueille 38 % des suffrages. Sergio Ramirez, ex-membre de la direction nationale qui a rompu avec le FSLN pour lancer le Mouvement de rénovation sandiniste, ne recueille que 0,44 % des voix.

Selon Monica Baltodano, ex-dirigeante [14] du FSLN : « L’affrontement au sein du Front sandiniste entre 1993-1995 [qui a abouti notamment à la création du Mouvement de rénovation sandiniste, ET] a persuadé Ortega et sa garde rapprochée de l’importance de contrôler l’appareil partidaire. Et ça s’est concrétisé plus précisément lors du congrès du Front en 1998, où ont commencé à se diluer totalement ce qu’étaient les restes de la Direction nationale, de l’Assemblée sandiniste et du Congrès du Front : ils furent remplacés par une assemblée à laquelle participaient principalement les dirigeants des organisations populaires fidèles à Ortega. Peu à peu, même cette assemblée a cessé de se réunir. À ce moment, une rupture importante eut lieu. Il était alors évident que Ortega s’éloignait toujours plus des positions de la gauche et centrait sa stratégie sur l’élargissement de son pouvoir. Il mettait l’accent sur le pouvoir pour le pouvoir.

Dès lors, pour accroître son pouvoir, il a commencé des processus successifs d’alliances. La première avec le président Arnoldo Alemán produisit les réformes constitutionnelles de 1999-2000. La proposition centrale de l’alliance avec Alemán consista à réduire à 35 % le pourcentage nécessaire pour gagner les élections, répartir entre les deux partis les postes de toutes les institutions de l’État et garantir la sécurité des propriétés et des entreprises personnelles des dirigeants du FSLN. En échange, Ortega a garanti à Alemán la « gouvernabilité » : les grèves et les luttes revendicatives prirent fin. Le Front sandiniste cessa de s’opposer aux politiques néolibérales. Les organisations dont les principaux dirigeants sont devenus députés dans les années suivantes ou se sont intégrés aux structures du cercle de pouvoir de Ortega cessèrent de résister et de lutter. » [15]

En résumé, à la fin du mandat d’Arnoldo Alemán, celui-ci fit un pacte avec Daniel Ortega afin de faire entrer dans les institutions plus de représentants qui leur seraient fidèles par la suite. En conséquence, ils élargissent leur présence dans des institutions comme le conseil électoral, la cour des comptes et la cour suprême.

Daniel Ortega perd les élections présidentielles de 2001 avec 42 % des suffrages face à Enrique Bolaños, ex-vice-président de Arnoldo Alemán, qui obtient 56 % des voix.

Daniel Ortega fait un pacte avec Arnoldo Alemán un des principaux leader de la droite

Le pacte Alemán – Ortega a été activé lorsque Enrique Bolaños, devenu président, décide de s’en prendre à son ex-coéquipier Alemán en soutenant son inculpation pour corruption et sa condamnation à 20 ans de prison. En 2003, Daniel Ortega fera intervenir les hommes qu’il a placé dans l’appareil judiciaire afin qu’Alemán bénéficie d’un régime de faveur et puisse purger sa peine à son domicile.

Plus tard en 2009, deux ans après avoir été élu président du Nicaragua, Daniel Ortega soutiendra la décision de la cour suprême de casser la condamnation d’Alemán, qui retrouvera une liberté complète de mouvement. Quelques jours plus tard, en échange, le groupe parlementaire du Parti libéral conduit par Alemán apporta ses voix à l’élection d’un sandiniste à la tête de l’Assemblée nationale.

En 2005, Daniel Ortega se rapproche du cardinal ultra-conservateur Miguel Obando y Bravo : conversion au catholicisme et mariage à l’église

Daniel Ortega avait en 2007 gagné les élections présidentielles en donnant des gages à une série d’ennemis du sandinisme. Daniel Ortega avait réussi à obtenir les faveurs du Cardinal Miguel Obando y Bravo, qui l’avait combattu très durement comme il combattait très durement la révolution sandiniste tout au long des années 1980 et 1990, au point de soutenir quasi ouvertement la contra. Pour obtenir une amélioration des relations avec le Cardinal réactionnaire, Daniel Ortega a présenté des excuses pour le traitement subi par l’Église au cours du processus révolutionnaire. Il s’est converti au catholicisme et a demandé à Miguel Obando y Bravo de prononcer son mariage avec sa compagne Rosario Murillo en septembre 2005 [16].

En 2006, Daniel Ortega en faveur de l’interdiction totale de l’avortement

En 2006, quelques mois avant les élections, le groupe parlementaire du FSLN, sous la conduite de Daniel Ortega, a apporté son soutien à l’adoption d’une loi ultra-réactionnaire interdisant totalement l’avortement, y compris en cas de danger pour la santé ou pour la vie de la femme enceinte, ou en cas de grossesse suite à un viol. Cette législation est appliquée avec l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, en juillet 2008, sous la présidence de Daniel Ortega. Avant cela, l’avortement « thérapeutique » (en cas de danger pour la santé de la femme enceinte ou en cas de grossesse suite à un viol) était autorisé dans le pays depuis 1837 [17].

Eric Toussaint. Publié sur le site du CADTM. Voir la suite plus bas….

Notes

[1Monique Chemillier-Gendreau, « Comment la Cour de La Haye a condamné les États-Unis pour leurs actions en Amérique centrale », Le Monde diplomatique, août 1986 : https://www.monde-diplomatique.fr/1986/08/CHEMILLIER_GENDREAU/39416

[2Voir Inprecor numéro 328, avril 1991

[3Voir la revue nicaraguayenne Envio, août 1988 dont des extraits ont été publiés par la revue Inprecor, n°273 octobre 1988 sous le titre « Nicaragua : Traitement de choc »

[4Voir Éric Toussaint, Banque mondiale, le coup d’Etat permanent, chapitre 5, p. 68-69.

[5Pour des infos sur Omar Cabezas : https://es.wikipedia.org/wiki/Omar_Cabezas

[6La comparaison suivante permet de donner une idée des pertes en vies humaines durant la lutte contre la contra : si on extrapolait ces pertes proportionnellement à la population des États-Unis, cela représenterait 2 millions de morts.

[7Mikhaïl Gorbatchev, né en 1931, a dirigé l’URSS entre 1985 et 1991.

[8George Bush, né en 1924, a été le 41e président des États-Unis pour un unique mandat de janvier 1989 à janvier 1993. Il est le père de George W. Bush, né en 1946, qui a été le 43e président des États-Unis, en fonction de janvier 2001 à janvier 2009.

[9En 1990 l’URSS existait encore, elle était dirigée par Mikhaïl Gorbatchev. Elle a traversé un processus de dislocation entre mars 1990 et décembre 1991, donnant naissance à la fédération de Russie, à la Lituanie, à la Lettonie, à l’Estonie, à l’Ukraine, à la Biélorussie, à la Moldavie, au Kazakhstan, au Kirghizistan, à l’Ouzbékistan, au Tadjikistan, au Turkménistan, à l’Azerbaïdjan, à l’Arménie, et à la Géorgie.

[10Voir Éric Toussaint, « Le dilemme de l’armée sandiniste », Inprecor n° 328, 12 avril 1991.

[11Cité dans Éric Toussaint, « Le dilemme de l’armée sandiniste », Inprecor n° 328, 12 avril 1991

[12Voir Éric Toussaint, « Front ou parti : que choisir ? », Inprecor n° 329, 26 avril 1991.

[13Voir Éric Toussaint, « Renouvellement du Front sandiniste », Inprecor n° 337, 27 septembre 1991.

[14Mónica Baltodano (« Isabel 104 » dans la clandestinité), une des dirigeantes de l’insurrection urbaine de juin 1979 à Managua, commandante guérillera, ex-membre de la Direction nationale du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) et ex-députée du FSLN. Lors des congrès du FSLN en 1994 et 1998, Mónica Baltodano animait la tendance Izquierda Democratica, opposée à celles et ceux qui allaient fonder le Movimiento renovador sandinista (MRS) dirigé par Sergio Ramirez qui a été vice-président du Nicaragua de 1985 à 1990 aux côtés de Daniel Ortega. Elle avait alors soutenu Daniel Ortega comme secrétaire général du FSLN (face à Henry Ruíz, qui s’était porté candidat contre Daniel Ortega en 1994), convaincue par son « discours gauche ». Elle a quitté le FSLN en 1998, au moment du pacte Ortega-Alemán. Elle a participé, en 2005, avec l’ex commandant Henry Ruiz, à la fondation du Movimiento por el Rescate del Sandinismo (MpRS, Mouvement pour le sauvetage du sandinisme) voir en esp. http://www.rebelion.org/noticia.php?id=33344 Elle continue à être active dans la lutte politique au Nicaragua.

[15Monica Baltodano, « Qu’est-ce que ce régime ? Quelles ont été les mutations le FSLN pour arriver à ce qu’il est aujourd’hui ? », Inprecor n° 651/652, mai-juin 2018 (ou ici : http://www.inprecor.fr/article-Nicaragua-Qu’est-ce%20que%20ce%20régime%C2%A0%20%20Quelles%20ont%20été%20les%20mutations%20le%20FSLN%20pour%20arriver%20à%20ce%20qu’il%20est%20aujourd’hui%20%20?id=2144)

[16Voir l’intéressante notice nécrologique publiée le 4 juin 2018 par un portail officiel de l’église catholique : Centre catholique des médias Cath-Info, « Nicaragua : décès du cardinal Miguel Obando Bravo à l’âge de 92 ans » https://www.cath.ch/newsf/nicaragua-deces-du-cardinal-miguel-obando-bravo-a-lage-de-92-ans/

[17Voir Amnesty International, Interdiction totale de l’avortement au Nicaragua. La santé et la vie des femmes en danger, les professionnels de la santé passibles de sanctions pénales, 2009 : https://www.amnesty.be/IMG/pdf/AMR_43_001_2009_WEB.pdf Sur le continent américain, à part le Nicaragua, cinq pays interdisent totalement l’avortement le Salvador, Honduras, le Surinam, Haïti et la République dominicaine. Trois pays autorisent sans restriction l’avortement : Cuba, l’Uruguay et le Guayana. Source : https://www.courrierinternational.com/article/societe-seuls-trois-pays-autorisent-lavortement-sans-condition-en-amerique-latine

L’évolution du régime du président Daniel Ortega depuis 2007

Ce qu’a obtenu Daniel Ortega de 2007 à 2018 fait penser à ce qu’a réalisé au Mexique le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) pendant les années 1960 et 1970 (voir l’encadré sur le régime du PRI) : défendre les intérêts du grand capital, ouvrir plus largement l’économie aux grandes entreprises étrangères, entretenir de bonnes relations avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux, tout en s’assurant l’appui d’une série d’organisations populaires sur lesquelles il exerce une très forte influence, et en maintenant une politique d’assistance sociale minimale (soutiens financiers et matériels aux plus pauvres sans combattre structurellement les causes de la pauvreté), permise à la fois par une conjoncture économique internationale favorable aux exportations et par l’aide provenant du Venezuela. Comme le PRI en 1968, Ortega n’a pas hésité à utiliser la violence contre des protestations sociales. Mais, proportionnellement à la taille de la population, il l’a fait en 2018 sur une plus grande échelle que le PRI. Comme le PRI à cette époque, Ortega bénéficie toujours du soutien de plusieurs gouvernements anti-impérialistes (Cuba, Venezuela, Bolivie) et d’une partie de la gauche latino-américaine. Combien de temps cela peut-il durer ? Cela dépendra de plusieurs facteurs : l’ampleur de la crise économique du modèle qui réduit les marges pour une politique de distribution de quelques miettes pour les plus pauvres, la capacité des mouvements sociaux et de la gauche radicale nicaraguayenne à surmonter la désorientation, le dégoût, la répression brutale, le discrédit jeté sur le sandinisme et sur le socialisme par la caricature que présente le régime de Daniel Ortega et Rosario Murillo, et la capacité de la gauche internationale à surmonter la désorientation.

Revenons sur ce qui s’est passé depuis la victoire électorale de Daniel Ortega en novembre 2006 et le début de sa présidence en 2007. Comme le dit Monica Baltodano, l’ex-commandante guerillera : « En 2007, avec l’arrivée d’Ortega à la présidence, se manifeste de manière évidente une tendance qui est devenue toujours plus claire. Le pragmatisme économique montré par le Front par rapport aux privatisations et aux politiques néolibérales se déploie pleinement. Débute alors une nouvelle phase où Ortega entre dans un processus de rapprochement avec l’autre pilier du pouvoir national : les grands patrons regroupés au sein du Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP). Alors se produit la symbiose entre Ortega et le grand capital national. Je ne l’appelle pas alliance : c’est une symbiose car ce qui définit la nature du régime actuel, c’est que sa mission principale consiste à fortifier et à créer les conditions pour l’économie de marché, fortifier le grand capital, tout en distribuant des miettes aux pauvres pour que ceux-ci restent tranquilles. (…) Ortega et son groupe ne sont pas avec le grand capital par convenance tactique. Ils sont avec le grand capital, parce que maintenant eux-mêmes sont un important groupe capitaliste : aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational. » [1]

Refus de Daniel Ortega de remettre en cause la légitimité de la dette réclamée au Nicaragua et renouvellement des accords avec le FMI

Déjà après la victoire de la révolution en juillet 1979, la direction sandiniste a décidé de ne pas remettre en cause le remboursement de la dette contractée par la dynastie Somoza. Pourtant toute cette dette remplissait les deux critères qui permettent de qualifier une dette d’odieuse et refuser en conséquence de la payer : elle n’avait pas bénéficié à la nation et les créanciers le savaient car ils étaient directement complices du régime corrompu de Somoza [2]. Fait aggravant, mais pas indispensable pour qualifier d’odieuse cette dette, elle avait servi à financer une dictature responsable de crimes contre l’humanité.

La dette accumulée ensuite par les trois gouvernements de droite qui se sont succédés entre 1990 et 2007 a servi à financer des contre-réformes néolibérales, des privatisations, des atteintes aux droits économiques et sociaux de la population. De plus, il était possible de démontrer que cette dette avait alimenté la corruption en particulier durant le mandat d’Arnoldo Alemán (1997-2002). Daniel Ortega, une fois élu président, aurait pu – s’il l’avait voulu – s’inspirer de l’initiative prise par le président de l’Équateur, Rafael Correa, qui avait lui aussi été élu fin 2006. Rafael Correa avait mis en place une commission d’audit de la dette en juillet 2007 avec une large participation citoyenne (y compris des représentants de mouvements sociaux très critiques à son égard, comme la CONAIE et Ecuarunari). Cette commission avait pour mission d’identifier la partie illégitime et illégale de la dette publique interne et externe réclamée à l’Équateur. Sur la base des travaux de la commission, le gouvernement de l’Équateur avait, en novembre 2008, suspendu unilatéralement le paiement d’une partie de la dette identifiée comme illégitime et illégale par la commission d’audit. Grâce à cela, l’Équateur avait remporté en 2009 une victoire contre les créanciers. Ajoutons également que l’Équateur avait expulsé en mai 2007 le représentant permanent de la Banque mondiale. Il avait également demandé au FMI de quitter les locaux qu’il occupait au sein des bâtiments de la banque centrale et avait décidé de ne plus passer d’accord de prêt avec cet organisme. Rappelons également que la Bolivie, suivie par l’Équateur et le Venezuela avaient décidé de quitter l’organisme d’arbitrage de la Banque mondiale en matière de litiges sur les investissements (CIRDI).

Daniel Ortega a adopté une toute autre attitude : il a tout fait pour maintenir de bonnes relations avec le FMI et a affirmé qu’il poursuivrait les réformes que celui-ci demandait. Il s’est engagé à dégager un excédent primaire du budget afin de pouvoir poursuivre le remboursement de la dette et à comprimer le déficit budgétaire. Choisir cette option a impliqué de refuser de répondre positivement à la demande légitime des travailleurs publics de voir augmenter leurs salaires qui étaient et restent particulièrement bas notamment dans l’enseignement et la santé [3].

Daniel Ortega a augmenté le nombre de traités de libre commerce

Lorsque le FSLN était dans l’opposition, Daniel Ortega, comme principal dirigeant, a obtenu que le groupe parlementaire vote en 2006 en faveur du traité de libre commerce avec les États-Unis. Cela a constitué un tournant de plus dans l’orientation du FSLN car, auparavant, il avait accusé le gouvernement du président Enrique Bolaños de soumettre le Nicaragua aux intérêts économiques de Washington. L’approbation par les parlementaires du FSLN de ce traité a été accompagné par le soutien au changement de toute une série de législations conformément aux conditions préalables posées par les États-Unis. D’autres traités de libre commerce ont été approuvés avec l’appui du FSLN : un traité avec Taiwan (entré en application en 2008), un qui concerne l’Amérique centrale avec le Mexique (2011) et un autre entre l’Amérique centrale et l’Union européenne (2012).

Daniel Ortega a amplifié l’ouverture du Nicaragua aux intérêts des entreprises étrangères dans le domaine de l’agrobusiness, des industries minières, de la pêche

L’observatoire des multinationales en Amérique latine (OMAL), basé au pays basque et orienté clairement en faveur de la défense des intérêts des peuples, a fourni des études fouillées des compromissions du gouvernement de Daniel Ortega à l’égard des multinationales dans le prolongement de ses prédécesseurs.

Monica Baltodano y fait référence et ajoute son témoignage. Selon elle, les relations du gouvernement de Enrique Bolaños avec la multinationale espagnole Unión Fenosa du secteur de l’énergie étaient tendues. Bolaños avait déposé des plaintes contre Unión Fenosa et il y a eu douze jugements et des amendes prononcées par les tribunaux contre cette multinationale. Monica Baltodano précise : « Tout fut résolu avec le gouvernement Ortega. En novembre 2007, alors que Daniel Ortega tenait un discours virulent contre les multinationales au sommet ibéro-américain à Santiago du Chili, Bayardo Arce [homme de confiance de Daniel Ortega, ancien membre de la direction nationale ayant profité fortement de la piñata, ET] était en train de rencontrer à Madrid, au Palais de la Moncloa, la direction de Unión Fenosa. À partir du « Protocole d’accord entre le gouvernement du Nicaragua et Unión Fenosa » – auquel fut donné rang de loi, le 12 février 2009, par l’Assemblée nationale, une législation comprenant des garanties de toutes sortes pour l’entreprise – tout le passé conflictuel fut rayé d’un trait de plume. Rayés tous les jugements, toutes les plaintes et les amendes en souffrance. Ensuite, d’autres lois furent promulguées au bénéfice de la multinationale. Jamais les relations avec la multinationale espagnole qui distribue l’énergie ne furent aussi fluides que sous ce gouvernement. » [4]

Elle ajoute que, sous la présidence de Daniel Ortega, la privatisation du secteur énergétique, et donc des ressources naturelles nicaraguayennes, a été croissante, cela au profit des multinationales et notamment de celles dans lesquelles Ortega investit. Monica Baltodano souligne l’appropriation, soutenue par le gouvernement, « des principales exploitations minières du pays » par l’entreprise B2Gold dont le siège se trouve au Canada [5], avec des conséquences néfastes pour l’environnement et pour les communautés locales. Elle dénonce encore la déforestation due aux concessions accordées aux « mafias du bois ».

Monica Baltodano détaille la manière dont la multinationale Pescanova parvient à faire de très bonnes affaires sous le gouvernement de Daniel Ortega : « Un autre exemple, moins connu, est celui de la pêche, aux mains de la multinationale espagnole Pescanova. La chercheuse espagnole María Mestre a publié dans Diagonal (décembre 2010) un rapport sur l’action de Pescanova au Nicaragua [6]. Pescanova est arrivée au Nicaragua en 2002, en achetant l’entreprise Ultracongelados Antártida S.A., la plus grande usine espagnole de conditionnement de fruits de mer, qui possédait un tiers d’une entreprise nicaraguayenne de production de crevettes opérant à Chinandega. À partir de là, Pescanova s’est étendue, ne se limitant pas à traiter les crevettes et la production de larves de crevette en laboratoire, mais en obtenant toujours plus de surface en concession. Si en 2006 Pescanova disposait de 2 500 hectares, en 2008 – sous le gouvernement Ortega – elle avait doublé cette surface, et contrôlait 58 % de la superficie des concessions de pêche. Entre janvier et avril 2009, Pescanova en contrôlait 82 %. » [7]

Le canal interocéanique

Ce projet vieux de plus de deux siècles a été réactivé par le gouvernement de Daniel Ortega. Le 14 juin 2013, l’Assemblée Nationale du Nicaragua a approuvé par 61 voix contre 28 une loi qui octroie une concession pour une durée renouvelable de cinquante ans au consortium chinois HKDN Nicaragua Canal Development. Les coûts estimés sont de 50 milliards de dollars, ou 41 milliards d’euros. La construction a commencé en 2015 et devait se terminer en 2019 pour une ouverture prévue en 2020. Finalement, la réalisation du projet est suspendue car l’entreprise chinoise a fait faillite et son propriétaire a disparu.

Le projet suscite l’opposition d’organisations écologistes et scientifiques. Il y a un risque grave de pollution du lac Nicaragua qui constitue une importante réserve d’eau douce pour la biodiversité et pour la population locale qui boit l’eau du lac et s’en sert pour irriguer les terres agricoles. Sur le plan social, 25 000 personnes devraient être déplacées.

L’interdiction totale de l’avortement entre en vigueur dans le code pénal en 2008

Comme mentionné dans l’article précédent, le groupe parlementaire sandiniste a voté en 2006, main dans la main avec les députés conservateurs, une loi interdisant complètement l’avortement. C’est sous la présidence de Daniel Ortega, qui s’est refusé à faire marche arrière, que cette interdiction a été incluse dans le nouveau code pénal entré en vigueur en juillet 2008. Cette interdiction n’admet aucune exception, y compris en cas de danger pour la santé ou pour la vie de la femme enceinte, ou en cas de grossesse suite à un viol. Amnesty International indique : « Compte-tenu du fort taux de grossesses chez les adolescentes au Nicaragua, une grande partie des femmes touchées par la nouvelle législation ont moins de dix-huit ans. L’abrogation des dispositions autorisant l’avortement thérapeutique met en danger la vie de femmes et de jeunes filles et place les professionnels de la santé dans une situation inadmissible. » Avant l’adoption de ce nouveau code pénal, l’avortement « thérapeutique » (en cas de danger pour la santé de la femme enceinte ou en cas de grossesse suite à un viol) était légal et considéré comme légitime et nécessaire, depuis une loi adoptée en 1893 sous le gouvernement du libéral Zelaya, et qui était un premier aboutissement d’une évolution commencée dès 1837. Un gouvernement représentant les intérêts populaires aurait pu assumer un nouvel aboutissement de la législation en élargissant le droit à l’avortement (par exemple, en autorisant la femme enceinte à décider seule quelles que soient les causes de la grossesse, et en supprimant les conditions selon lesquelles trois praticiens devaient s’accorder sur l’interruption de grossesse et la femme enceinte devait obtenir l’autorisation de son mari ou de sa famille proche). Au lieu de cela, Ortega a décidé de faire un terrible pas en arrière.

Cette législation rétrograde s’accompagne d’attaques graves contre les organisations de défense des droits des femmes, qui ont été parmi les plus actives dans l’opposition au gouvernement de Daniel Ortega. En particulier, le Mouvement autonome des femmes (MAM, Movimiento Autonomo de Mujeres de Nicaragua), fortement mobilisé contre l’interdiction de l’avortement, s’est retrouvé dans le viseur des autorités. Les mouvements féministes ont été victimes de répression administrative, policière et judiciaire. Afin de les bâillonner, Daniel Ortega et Rosario Murillo les ont sommés de rejoindre le mouvement de femmes rattaché au régime. Dans une autre évolution très inquiétante du régime, Murillo n’a pas manqué de dénoncer le Mouvement autonome des femmes et les soutiens étrangers dont il bénéficie dans sa lutte pour le droit à l’avortement comme étant l’œuvre du diable.

Le recours à la religion

Daniel Ortega et Rosario Murillo recourent systématiquement à des références à la religion chrétienne se réclamant en permanence de l’action de Dieu qui est à leur côté. Le régime dirigé par ce couple présidentiel a produit un profond recul idéologique. Dans la suite du texte, Dieu, Diable, Foi, Justice Divine, apparaissent avec une majuscule car dans tous les textes de Murillo et Ortega ils sont effectivement utilisés avec majuscule.

Parlant des mutations qu’a connues le FSLN sous la conduite de Daniel Ortega et de Rosario Murillo, Monica Boltadano écrit : « Une seconde mutation à analyser est celle qui a mené le Front sandiniste du rationalisme au fondamentalisme religieux. Le programme de la révolution revendiquait le respect des croyances religieuses et préconisait la laïcité. La Constitution de 1987 établit que l’État n’a pas de religion officielle et que l’éducation publique est laïque. Et qu’avons-nous maintenant ? L’usage et l’abus de la religiosité populaire et sa manipulation continuelle en vue de fortifier le projet de pouvoir. Les institutions étatiques opèrent comme reproductrices des croyances religieuses pour souligner que tout ce qui se passe dans le pays est le produit de « la volonté de Dieu ». Établissant ainsi que l’autorité [de Rosario Murillo et de Daniel Ortega, ET] provient de la volonté divine, tout comme sous l’absolutisme monarchique le pouvoir des rois venait directement de Dieu. Et ce lien divin, selon le discours officiel, fait que le Nicaragua vit « béni et prospère ». Comme résultat de ce modèle, les hiérarchies religieuses légifèrent, les Églises commandent, les autorités civiles promeuvent des croyances religieuses et toutes les institutions étatiques et municipales sont remplies d’images, de symboles et de messages religieux. »

Du côté de Rosario Murillo, les références à Dieu et au diable viennent de loin, j’ai retrouvé un extrait d’un article qu’elle a signé en 1991 en tant que responsable de Ventana, le supplément culturel du quotidien sandiniste Barricada. En préparation du premier Congrès du FSLN, elle écrivait « A l’intérieur du Front, on retrouve des sandinistes et des non sandinistes. Millionnaires et miséreux. Âmes de Dieu et âmes du Diable (…). Oui, Messieurs, le Front sandiniste est actuellement un front, et comme front, où l’on trouve de tout, c’est en ce moment un tas de merde » [8]. Plus tard, Murillo a abandonné la caractérisation grossière du Front comme un tas de merde, mais par contre elle a introduit dans tous ses discours une présentation manichéenne et religieuse fondamentaliste conservatrice, obscurantiste des évènements et des personnes.

Dans le discours que Rosario Murillo a prononcé le 19 juillet 2018 lors de la célébration du 39eanniversaire de la victoire de la révolution, elle a constamment fait appel à la foi, à la grâce de Dieu, à la dénonciation des actions diaboliques des manifestants qui protestent contre la politique du régime qu’elle codirige.

Le lendemain, elle a poursuivi dans la même veine dans une déclaration sur la chaîne de TV canal 4 qui est la propriété d’un de ses fils : « Nous savons qu’il y a des institutions qui seront capables de reconnaître les délits et les crimes de ceux qui ont causé tant de douleur, tant de morts, tant de souffrance, tant de crimes aberrants, diaboliques, dans notre Nicaragua. Et nous avons confiance dans la Justice, confiance dans la Justice Divine également » [9].

Elle poursuit plus loin : « Ce peuple de Dieu, parce que le peuple nicaraguayen est le Peuple de Dieu ! Il y a peu de peuples dans le monde faisant preuve de tant de Foi et tant de Dévotion, avec une relation si forte avec Dieu. Et nous, les Catholiques, avec la Vierge Marie, avec tant de (…) Foi. » [10]

Dans la même déclaration, elle oppose le peuple aux femmes et aux hommes qui luttent pour la dépénalisation de l’avortement de la manière suivante : « Un Peuple qui a défendu la Vie sous toutes ses formes, depuis le ventre maternel… Depuis le ventre maternel ! Alors que beaucoup d’entre eux prétendent mener des actions civiques, alors qu’ils n’ont rien de civique parce qu’ils sont des criminels, ils ont défilé dans les rues de Managua, demandant l’Avortement. Portant atteinte à la Vie ! C’est la Vérité. » [11]

Elle présente ensuite les manifestants qui protestent depuis le 18 avril 2018 comme les vrais coupables des centaines de morts qui endeuillent le peuple : « …le Peuple le sait, il sait qui a donné la mort ; il sait, parce que nous le savons, comment entre eux à cause de leurs conflits dus à leurs ambitions, pour leurs conflits dus à leur culture de la drogue avec laquelle ils ont cherché à terroriser le pays, ce sont des personnes droguées, alcooliques, des personnes liées à toute sortes de crimes et de délinquance. Le Peuple sait qu’entre eux-mêmes ils se sont donnés la mort pour ensuite en rendre coupable le Gouvernement. » [12]

La veille, le 19 juillet 2018, lors du grand rassemblement convoqué par le régime, Daniel Ortega avait été tout aussi loin dans le raisonnement manichéen et inquisiteur. Il avait expliqué que les protestataires, désignés comme terroristes et putschistes, avaient des pratiques diaboliques et sataniques. Il a affirmé que les terroristes torturaient « de manière satanique » (sic !) des gens du peuples sur le lieu des barricades [13] ! Il a littéralement affirmé que les protestataires « terroristes » et « putschistes » sont totalement « satanisés ». Il a appelé les évêques catholiques à « exorciser » ces « diables », ces « démons » (ce sont les termes que Ortega utilise pour désigner les manifestants) pour chasser le diable qui a pris possession d’eux. Ortega affirme qu’ils mettent le feu aux cadavres près des barricades et qu’ils dansent autour de ceux-ci. Il a appelé les évêques à respecter la parole de Dieu et à ne pas soutenir l’exigence des manifestants contestataires qui demandent la démission du couple présidentiel.

Eric Toussaint. Publié sur le site du CADTM.

L’auteur a réalisé une douzaine de séjours au Nicaragua et dans le reste de l’Amérique centrale entre 1984 et 1992. Il a participé à l’organisation de brigades de travail volontaire de syndicalistes et d’autres militants de la solidarité internationale qui partaient de Belgique et se rendaient au Nicaragua dans les années 1985-1989. Il était un des animateurs des FGTBistes pour le Nicaragua. Il a eu des rencontres avec différents membres de la direction sandiniste : Tomas Borge, Henry Ruiz, Luis Carrion, Victor Tirado Lopez au cours de la période 1984 – 1992. Il a été en contact étroit avec l’ATC, l’organisation sandiniste des travailleurs agricoles. Il était présent à Managua en juillet 1990 durant le mouvement des barricades et la grève générale contre les mesures prises par le gouvernement de droite de Violetta Chamorro. Il a été invité au 1er congrès du FSLN en juillet 1991 et au 3e Forum de Sao Paulo tenu à Managua en juillet 1993. A l’International Institute for Research and Education d’Amsterdam, il a donné des formations dans les années 1980 sur la stratégie révolutionnaire du FSLN avant la prise du pouvoir et sur la période post – 1979.

L’auteur remercie Nathan Legrand pour la relecture et pour l’aide à la recherche des documents. Il remercie Claude Quémar pour la relecture et Joaldo Dominguez pour la mise en ligne.

 

Le régime du PRI au Mexique

Le PRI, né en 1946, avait réussi, à partir des années 1950-1960, à détourner et à dévoyer ce qui restait de la révolution mexicaine de 1910-1920 et des grandes réalisations sociales réalisées pendant le mandat présidentiel de Lazaro Cardenas entre 1934 et 1940 (nationalisation du pétrole et des chemins de fer, expropriation de 16 millions d’hectares aux grands propriétaires étrangers ou nationaux et redistribution de ces terres aux communautés natives « indiennes » pour leur usage collectif, victoire sur la dette – réduction de 90 % – due aux banques des États-Unis principalement – voir Éric Toussaint, Le Système dette, Les Liens qui libèrent, 2017, chapitre 11, p. 242-243). Le PRI a monopolisé le pouvoir et s’est entouré de partis satellites. Il contrôlait les syndicats ouvriers et de la fonction publique ainsi que la plupart des organisations paysannes. Il contrôlait tous les organes de l’État, une partie des industries stratégiques et les moyens de communication de masse. Il a réprimé très durement le soulèvement étudiant le 2 octobre 1968 en provoquant le massacre de Tlatelolco. Le nombre exact de morts n’a jamais été révélé. De source sérieuse, on parle de 300 morts. Le gouvernement PRI a fini par reconnaître une trentaine de morts mais cela n’est pas convaincant. Dans la foulée de la répression de 1968, le PRI a fait éliminer des centaines de militants de gauche en généralisant les disparitions afin de rester au pouvoir. Il a utilisé des groupes paramilitaires pour organiser la répression et procéder à des exécutions. À partir des années 1980, il a éliminé de manière progressive de nombreuses conquêtes sociales qui subsistaient de la période 1910-1940. En tant que Parti-État, il s’est approprié des recommandations du Consensus de Washington, a privatisé massivement le secteur public et a commencé une forte libéralisation des marchés au Mexique.

Malgré la répression, le PRI au gouvernement a réussi à obtenir le silence gêné de la part de plusieurs gouvernements et partis de gauche en Amérique latine jusque dans les années 1990 car il avait des intérêts qui différaient de ceux de Washington sur certains aspects et non des moindres.

Pour comprendre le caractère complexe de la politique du PRI au pouvoir et de ses rapports particuliers avec la gauche latino-américaine, il est intéressant de prendre quelques exemples. Le président « tiers-mondiste » Echeverría (1970-1976) rompt les relations avec la dictature de Pinochet et accueille des centaines de militants chiliens persécutés. De même, il offre l’asile à des militants politiques de gauche provenant d’Argentine, d’Uruguay et du Brésil. Mais en même temps, Echeverría (qui était par ailleurs un collaborateur de la CIA) applique pour la première fois de manière massive la politique des disparitions forcées pour éliminer des guérilleros mexicains. Or, les politiques progressistes telles que l’accueil d’exilés de la gauche latino-américaine conduisent une partie de la gauche à ne pas critiquer le régime du PRI. Ainsi, quand la militante des droits humains, Rosario Ibarra (dont le régime du PRI a fait disparaître le fils en avril 1975) participe en tant qu’animatrice du Comité Eureka aux réunions de FEDEFAM (Federación de Familiares de Desaparecidos de América Latina, Fédération des familles des disparus d’Amérique latine), elle est critiquée durement par les Mères de disparus du Cône Sud (Argentine, Chili, Uruguay, Chili, etc.), surtout les Chiliennes, qui refusaient d’inclure le Mexique dans la liste des régimes qui pratiquaient les disparitions forcées. Les militantes chiliennes ne souhaitaient pas qu’on mentionne le régime du président Luis Echeverría, notamment parce qu’il offrait l’asile à des dirigeants et à des militants de l’Unité Populaire fuyant la dictature de Pinochet. Plus tard, le gouvernement mexicain été parmi les premiers à reconnaître le régime sandiniste qui avait renversé la dictature de Somoza. Il a également soutenu le processus de négociations entre la guérilla salvadorienne et le régime en place. Le gouvernement mexicain avait aussi permis à Fidel Castro et à ses camarades, parmi lesquels Raul Castro et le Che, de s’entraîner à Mexico avant de lancer leur expédition contre le régime de Batista en novembre 1956 en quittant les côtes du Mexique à bord du bateau Granma. Le régime mexicain a défendu le régime cubain face aux États-Unis après la victoire de la révolution en 1959.

Le gouvernement du PRI du président Carlos Salinas de Gortari (de 1988 à fin 1994) a réprimé le soulèvement zapatiste à partir de janvier 1994. Le monopole du pouvoir du PRI a commencé à se fracturer avec les évènements tragiques du séisme de 1985 qui a frappé très durement la ville de Mexico. La société a dû s’organiser elle-même face à l’inaction gouvernementale pendant la catastrophe naturelle, ce qui a marqué une nouvelle prise de conscience sociale et politique. La fracture décisive du monopole du PRI s’est manifestée aux élections pour élire le gouverneur de la Ville de Mexico en 1997, quand Cuauhtémoc Cárdenas (fils de Lázaro Cárdenas) est élu gouverneur comme candidat d’un parti qui s’opposait au PRI.

Le PRI est revenu au pouvoir en 2012. En juillet 2018, Andrés Manuel López Obrador, opposant au PRI, à la tête de Morena, une formation de centre gauche, a gagné les élections et est devenu président.