Hier, Bruno Le Maire a voulu rassurer ceux qui craignent que des leçons ne soient tirées de la crise. Que personne ne s’inquiète, la « croissance » reste l’impératif suprême.
« Rien ne sera comme avant », assurait Emmanuel Macron. C’était il y a fort peu de temps mais, pour le pouvoir en place, l’idée de changement de paradigme paraît déjà loin… et la dette, la dette, la dette est déjà agitée comme un épouvantail pour préparer les attaques des droits et protections.
Traduisons-les : le système doit repartir et non changer. Il faut, nous dit le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, « se remettre fortement au travail ». Les dispositions des ordonnances coronavirus, qui détruisent le code du travail, vont-elles être transcrites dans le droit commun après la crise ? Les propos du ministre de l’Économie en donne clairement le sentiment.
Mettre à contribution les plus riches et les flux financiers ? Repenser la valeur des métiers ? Partager le temps de travail pour lutter contre le chômage et améliorer la qualité de vie ? Relancer l’activité en investissant dans la transition énergétique ou les métiers du soin ? Refonder notre modèle de développement afin de modifier ce que l’on produit, de répondre aux besoins pour une vie qui ait du sens et une activité économique soutenable écologiquement ? Accroître le socle des droits et protections ? Annuler la dette des États ? Pour une telle réorientation politique, nous ne voyons rien venir… La raison est profonde : le cadre de pensée du gouvernement empêche d’enclencher les bifurcations nécessaires. Il faut changer de cadre.
Dans cette trajectoire vers un nouveau choc néolibéral, l’Union européenne se révèle un allié décidément solide. Si affaiblie, et depuis longtemps, aux yeux des peuples européens, l’Union a d’abord montré toute son impuissance et son inanité pendant les longues premières semaines de crise sanitaire. Pendant que l’institution européenne brillait par son absence, les Chinois ou les Cubains apportaient du matériel ! Hier soir au Journal Télévisé, c’est avec tambours et trompettes que l’on nous annonçait le plan de soutien européen. Miracle, nous disait-on en substance, un accord a été trouvé ! On y voyait une image de Bruno Le Maire dans son bureau avec ses collaborateurs, bras en l’air de joie. Le champagne était sans doute au frais. Pourtant, ce n’est vraiment pas Byzance… Face à l’ampleur de la récession qui s’annonce, aux difficultés en chaîne pour une grande partie de la population, évidemment la moins privilégiée, la montagne a encore accouché d’une petite souris.
Le chiffre de 540 milliards peut impressionner mais rapporté aux besoins des États qui vont affronter une récession hors norme et compte-tenu des conditions de prêt, il n’y a vraiment pas de quoi saluer un geste inédit, à la hauteur d’une crise inédite [1]. Le volet d’aide au chômage partiel – 100 milliards – va permettre de soulager un peu les États. Mais prenons l’exemple de la France, sans doute bien en-deçà des drames sociaux à venir en Italie ou en Espagne : avec environ 7 millions de chômeurs en perspective, ce sont 40 milliards d’euros qui sont nécessaire pour notre seul pays ! Nous sommes donc très loin du compte.
Surtout, le Mécanisme Européen de Stabilité autorise les États à emprunter de l’argent à de faibles taux d’intérêt mais à condition qu’ils se soumettent au contrôle budgétaire de la Commission européenne, ici pour tout ce qui ne concerne pas la santé. C’est en tout cas la lecture néerlandaise du texte de l’accord, et probablement la plus juste. On reste dans les clous du dogme de l’Union, avec ses normes d’austérité. Le triste résultat est pourtant connu, il n’y a qu’à regarder l’état de la Grèce après les cures imposées à répétition. Changer de braquet, l’Union européenne ne s’y apprête pas du tout. Elle fonce dans le même mur. La mutualisation des dettes fait l’objet d’un refus catégorique des partisans de l’orthodoxie budgétaire, en l’occurrence, l’Allemagne et les Pays-Bas. Les égoïsmes nationaux tiennent le fil du désastre.
Le néolibéralisme viscéral et dominant empêche de prendre les mesures qui permettraient d’anticiper et de bifurquer.
Il faut bien comprendre qu’il s’agit là simplement de prêts. Or, contrairement aux idées-reçues, il est parfaitement possible de faire tourner la planche à billets ! Je rappelle qu’au moment de la bataille sur le Traité Constitutionnel Européen en 2005, avec les partisans du non de gauche, nous n’avons cessé de dénoncer l’indépendance de la Banque Centrale Européenne (BCE). Et pour cause… La BCE doit être un outil permettant de ne pas passer par les marchés financiers pour intervenir mais d’assurer des aides directes, d’effacer tout ou partie de la dette d’un État ou de financer une série d’investissements, écologiques ou sociaux, par la création monétaire. Or scoop : le 9 avril dernier, la banque d’Angleterre a annoncé qu’elle allait financer directement « sur une base temporaire et à court terme » les dépenses supplémentaires du gouvernement britannique liées aux conséquences de la pandémie. Un verrou saute dans le pays phare du néolibéralisme. L’Union va-t-elle en prendre de la graine ? Elle n’en prend malheureusement pas le chemin.
La dette est un prétexte, une forme contemporaine pour détruire les solidarités. La notion de croissance signe le mépris du désastre productiviste et consumériste. Cette voie n’est non seulement pas souhaitable mais elle n’a absolument rien d’inéluctable. Elle relève du choix politique et provient de dirigeants totalement aveuglés par leur carcan idéologique.
Puisqu’ils en sont incapables, à nous de nous emparer des solutions alternatives qui jaillissent de toutes parts dans une cohérence nouvelle qui s’affirme. Vite.
Clémentine Autain. Publié sur le site de Regards.