Emmanuel Macron a tranché. Le bulldozer de la « réforme » des retraites ne saurait s’arrêter, les aspirations populaires doivent être écrasées. Le Président et le gouvernement ne cèderont pas aux colères populaires, ils ne bougeront pas devant le désaveu d’une majorité de Français entêtée depuis plusieurs mois à rejeter son projet sur les retraites.
La durée et l’ampleur inédites de la mobilisation sociale auraient dû inquiéter et faire bouger les lignes au sommet de l’État. Que nenni. Même les efforts de la CFDT à chercher une éventuelle porte de sortie avec le retrait de l’âge pivot n’ont pas ébranlé la raideur au sommet. Le gouvernement avance sans sourciller. Il a bel et bien déposé devant le Conseil d’État son projet, intact dans ses grandes lignes de force si contestées, et annoncé un calendrier d’adoption. Que les grévistes tiennent tête après plus d’un mois de grève, que les manifestations soient toujours massives ne modifie pas leur position de fond.
Ce choix est, pour une part, sidérant. Comment un pouvoir en place dans un régime démocratique peut-il à ce point s’asseoir sur une telle lame de fond de contestation ? Cet entêtement est évidemment empreint de cynisme. La fameuse stratégie du « pourrissement » repose sur l’espoir d’une usure liée à la dure réalité sociale : les catégories populaires en grève, en particulier les cheminots et les salariés de la RATP en pointe dans ce mouvement, ne peuvent pas tenir indéfiniment parce qu’il faut payer le loyer, se nourrir, ne pas sombrer financièrement. Les caisses de grève viennent à leur secours mais elles ne sont pas un puits sans fond, ce ne sont pas les hyper-riches qui vont les remplir.
À près de quarante jours non payés pour les grévistes les plus actifs, évidemment que l’on commence à tirer la langue. La macronie estime que certains ayant déjà décroché, d’autres suivront par nécessité. Et qu’importe que les premiers à lâcher cessent la grève sans changer d’avis et en conservant un goût furieusement amer à l’égard d’un gouvernement qui n’entend rien. Qu’importe visiblement aussi qu’il affronte une détermination impressionnante dans le pays, rarement atteinte dans les dernières décennies. Le pouvoir en place se croit vainqueur. Ce n’est pas seulement le dogmatisme et le cynisme qui le poussent à avancer droit dans ses bottes. C’est aussi un calcul politique de court terme.
Les yeux rivés sur la présidentielle de 2022, Macron chercher à rejouer le scenario de 2017. L’enjeu majeur serait d’accéder au second tour en s’assurant un score supérieur à 20% et en espérant se trouver face au RN qui serait balayé car une majorité de Français n’est pas mûre pour donner les clés du pays à l’extrême droite. Ce qui change par rapport à 2017, se dit-on sans doute au sommet de l’État, c’est la base sociale à partir de laquelle le ticket d’entrée au second tour peut être obtenu. Siphonner la droite, voilà le crédo prometteur. Macron a conscience d’avoir perdu sa jambe gauche. Le « et de droite, et de gauche » s’est mué en deux ans en « à droite toute ». De cadeaux aux plus riches en politique ultra-répressive vis-à-vis des migrants, de propos méprisants à l’égard du monde populaire en impunité vis-à-vis des violences policières, les distances prises avec le cœur des principes associés à la gauche ont été franches. Les enquêtes d’opinion confirment aujourd’hui l’effet produit. Parmi ses soutiens, Macron a remplacé les électeurs de gauche par une partie de ceux de la droite qui l’apprécient de plus en plus – 40% lui font confiance en janvier, +10%. L’état de la droite classique, bien mal en point, ne permet plus de disputer sérieusement cette ascension de la macronie dans son électorat.
Macron et Philippe enfourchent donc le pas et c’est pourquoi ils ne cherchent aucun compromis avec les syndicats, aucune inflexion vis-à-vis des critiques fermes et répétées venant des tréfonds la société. Alors qu’une grande mobilisation émaille encore la journée du samedi 12 janvier, l’annonce embrouillée du Premier ministre sur le report de l’entrée en vigueur de l’âge pivot à 64 ans, qui ne vaudra que pour celles et ceux partant à la retraite après 2027, ressemble à une diversion et ne change évidemment en rien la substance de la contre-réforme.
Ce choix conscient est éminemment dangereux. Il l’est d’abord pour le pays. Croire que Marine Le Pen ne peut en tirer bénéfice est un pari d’une audace curieuse. Le divorce total de la macronie avec la partie modérée de l’électorat de gauche peut se traduire par un refus de ces électeurs d’arbitrer un éventuel second tour face à Marine Le Pen. Dans une hypothèse d’un duel Macron/Le Pen en 2022, les cartes ne seront pas les mêmes qu’en 2017. Et je pense à cet instant encore au remarquable ouvrage sur 1938 de Mickaël Foessel, « Récidives », où l’on voit combien la politique de Daladier, autoritaire vis-à-vis des grèves et manifestations, austère dans ses choix budgétaires et augurant une forme de néolibéralisme (le terme apparaît à cette époque), a préparé le terrain du fascisme alors qu’il se prétendait en être un rempart.
Si le choix de Macron est dangereux, c’est aussi pour lui-même. Il pourrait être balayé, comme le fut François Hollande, ne pouvant même pas se représenter à force de mener une politique et de tenir des propos qui heurtent des franges toujours plus grandes de l’électorat. La victoire de Macron, s’il passe en force en imposant à la faveur d’une majorité purement parlementaire son projet sur les retraites, ne peut être qu’à la Pyrrhus. Elle laisserait des traces considérables dans les profondeurs de la société, de la colère et du ressentiment en masse. Oui, Macron pourrait être balayé.
L’enjeu de l’irruption d’une issue progressiste aux crises actuelles se pose avec une acuité et une urgence redoublée. Pour l’heure, la faiblesse et l’atomisation de la gauche sociale et écologiste ne permet pas d’ouvrir une perspective. Mais le mouvement donne du grain à moudre. La justice sociale et l’égalité sont au cœur des revendications. L’ambition écologiste qui contribue à rebattre les cartes de l’alternative pour repenser le sens du travail et à faire société progresse dans les têtes mobilisées. Il y a donc une accélération des potentialités du côté de l’émancipation humaine.
De ce côté-là, il est possible de déjouer les scenarios effrayants dont on nous rabâche les oreilles, comme si le duel Macron/Le Pen était inéluctable. Or des millions de Français ne veulent ni de l’un, ni de l’autre, et cherchent, agissent, inventent progressivement les coordonnées d’une solution émancipatrice. C’est pourquoi l’heure est grave et l’heure est grève. Et l’espoir est permis. L’espoir que le nombre vienne percuter les rêves de domination du pouvoir en place en imposant une défaite au gouvernement sur les retraites. L’espoir qu’un réagencement du champ politique dans la gauche écologiste s’opère pour déjouer le pire et offrir un horizon tangible de victoire.
Chaque minute passée au côté des grévistes, dans les manifestations, à écouter les mots et les slogans de la révolte donnent l’énergie pour bousculer les routines. La conscience que nous devons nous y mettre massivement, en déployant toutes les convergences possibles pour faire échouer les petits calculs funestes de la macronie, doit prendre le dessus. Avanti popolo !
Clémentine Autain. Publié sur le site Le Fil des Communs.