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L’Union européenne, le Brexit, la Grèce de l’été 2015, la gauche et autres considérations

La sortie de « Conversations entre adultes »1 et la campagne en vue des élections générales britanniques sur fond de Brexit m’avaient incité, entre autres choses, à rédiger les notes que j’avais utilisées pour concevoir mon rapport introductif lors d’un atelier de l’Université d’automne d’Ensemble (2019) et consacré à « L’Union européenne et ses ruptures »2. En voici donc, avec quelque retard, une version finalisée.

Le propos du rapport3 était de donner un éclairage particulier à la question de la rupture et/ou de la désobéissance avec l’Union européenne (ou avec les traités européens) – question assez récurrente lors des débats sur l’UE au sein de la gauche radicale – à partir de deux exemples (ou « études de cas ») : le Brexit et la dynamique réactionnaire d’une rupture, la Grèce de l’été 2015 et la dynamique (inévitablement ?) pro-austérité d’une non-rupture. Avant de donner une appréciation sur le « Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe » et de soulever une interrogation stratégique née de la lecture de ce document.

Le Brexit ou la dynamique réactionnaire d’une rupture

Même si, naturellement, cette histoire est loin d’être finie, il est aujourd’hui possible, après plusieurs années de péripéties consécutives au Brexit, de dégager de ces évènements et des débats qui les ont accompagnés, notamment au sein de la gauche radicale, quelques indications sur ce que prouve le Brexit et sur… ce qu’il ne prouve pas.

Un petit retour historique s’impose. A l’origine du Brexit, il y a une manœuvre très politicienne de David Cameron, Premier ministre conservateur et confronté alors à une impopularité grandissante. Entre 1997 et 2007, Tony Blair, dirigeant travailliste version « New Labour », a prolongé et approfondi l’œuvre de destruction des droits sociaux initiée par Margaret Tchatcher. Après un court intermède travailliste sous le gouvernement de Gordon Brown, le Parti conservateur a repris les rênes du pourvoir, d’abord en alliance avec les Libéraux Démocrates, puis seul à la manœuvre. David Cameron a alors entrepris d’accélérer les mesures antisociales des gouvernements précédents. Toutes ces décennies marquées par des politiques économiques et sociales entièrement vouées à l’austérité n’ont pas déclenché de mobilisations sociales d’ampleur, le souvenir de la défaite imposée aux mineurs par M. Tchatcher, en 1984-1985, y étant sûrement pour beaucoup. Mais par contre, dans l’opinion publique, on a assisté à un discrédit grandissant des différents gouvernements successifs dirigés par les grands partis traditionnels (de gauche comme de droite) et à la montée des courants « populistes », xénophobes et réactionnaires.

Une telle montée n’a rien de spécifiquement britannique. On l’a observée sur plusieurs continents et dans de très nombreux pays européens. En général, elle s’exprime dans deux registres : l’hostilité à l’égards des migrants et, pour les pays européens, l’hostilité à l’égard de l’Union européenne. Mais, naturellement, les modalités d’expression de ce mouvement varient selon les différents pays ; on reviendra plus loin sur les caractéristiques spécifiquement britanniques du mouvement en faveur du Brexit.

Toujours est-il que David Cameron, alors Premier ministre, a cru bon de promettre, s’il était réélu en 2015, la tenue d’un référendum sur le maintien ou la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, dans le but de se concilier les faveurs des secteurs de l’électorat conservateur qui commençaient à faire défection, notamment en faveur de l’UKIP – le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni – alors dirigé par Nigel Farage. Mais, naturellement, à ce moment-là, pour David Cameron comme d’ailleurs pour de très nombreux commentateurs, il ne faisait aucun doute que l’issue d’un tel référendum serait favorable au maintien dans l’UE…

Lors des élections de 2015, le Parti conservateur a donc reconquis la majorité absolue. David Cameron est resté Premier ministre mais, cette fois, sans avoir besoin du soutien ou de l’alliance avec les Libéraux Démocrates. La première étape de la manœuvre avait donc parfaitement réussi. Restait au gouvernement à payer le prix de ce succès, avec la tenue du référendum promis. La campagne référendaire a alors été essentiellement marquée par la question de l’immigration, autour de l’exigence que le Royaume-Uni récupère « la maîtrise de ses frontières », etc.

Cette montée en puissance du Brexit résulte de nombreux facteurs qui se sont alors combinés pour que la vague nationaliste et xénophobe s’investisse précisément sur le thème de la sortie de l’UE : un fond de désespoir social ; le sentiment de déchéance ; des relents de regrets de la grandeur perdue de l’Empire ; la conscience d’être une « nation à part » (et, même une île !) ; une hostilité à la bureaucratie de Bruxelles, alimentée par les tabloïds. A quoi il faut sans doute ajouter une ambiguïté sur la question de savoir qui sont les vrais alliés de la Grande-Bretagne : les autres puissances européennes ou bien les USA ? Il faut se rappeler que le Royaume-Uni ne fait pas partie des pays « fondateurs » de l’Union européenne, qu’il n’appartient à l’UE que depuis 1973 et qu’il n’a jamais adopté l’euro.

On connaît le résultat du référendum : en juin 2016, 51.89 % des électeurs britanniques ont voté en faveur de la sortie de l’Union européenne. En termes électoraux, ce n’est pas un raz de marée. Mais, sur le plan politique, il en va naturellement tout autrement : pour la première fois, un peuple consulté sur son appartenance à l’Union européenne répond négativement, à la surprise générale. Il faut souligner, bien sûr et à nouveau, que la question de l’immigration a joué un rôle sensible dans ce résultat.

Attention : il faut bien cerner le problème posé dans ce cas d’espèce. Franchement, après le durcissement des contrôles aux frontières et les nombreux drames survenus en Méditerranée, il est très difficile d’incriminer le « laxisme » de l’Union européenne – en fait, la « forteresse Europe » – à propos d’immigration4. La question migratoire qui a été déterminante dans l’opinion publique en faveur du Brexit était donc moins celle des migrants du Sud – qu’il s’agisse de réfugiés, de demandeurs d’asile ou « migrants économiques » – que celle des déplacements intra-communautaire de travailleurs d’Europe de l’Est – notamment dans le cadre des entreprises de sous-traitance et des travailleurs détachés – dont la venue au Royaume-Uni a effectivement un rapport avec l’Union européenne. Ainsi ce qui a fait le lien entre immigration et Brexit, c’est d’abord la question de l’immigration intra-communautaire, alimentée par le syndrome du « plombier polonais ».

Les forces politiques à la manœuvre dans la campagne pour le Brexit – UKIP, droite du Parti conservateur autour de Boris Johnson qui a trouvé là son cheval de bataille – ont également mis en avant d’autres arguments portant sur l’économique et le social : venant de ce côté de l’échiquier politique, ces arguments ne portaient évidemment pas sur le fait qu’une rupture aurait permis au Royaume-Uni de mener une politique sociale audacieuse et de rompre avec l’austérité ! Tout au contraire, les arguments tournaient tous autour du fait que le Royaume-Uni pourrait récupérer sa souveraineté aussi en matière de législation sociale et libérer ainsi les entreprises innovantes des « contraintes bureaucratiques imposées par Bruxelles ».

En résumé,  on peut affirmer sans caricaturer que dans le Brexit réel, celui qui a été concrètement débattu au cours de la campagne référendaire de 2016, il n’y avait aucune dimension sociale, progressiste ou de gauche. Le Brexit réellement existant était une initiative de droite, au contenu entièrement formaté par des forces politiques de droite, de droite extrême et d’extrême droite, centrée sur l’hostilité à l’immigration et conçue pour rogner encore les droits sociaux.

Derrière le vote en faveur du Brexit

Pour autant, il serait un peu léger d’assimiler le Brexit comme proposition politique et ce qu’a signifié le vote en faveur du Brexit, notamment au sein des classes populaires. Il faut donc commencer par éviter les analyses caricaturales qui ont été nombreuses sur ce sujet. Un premier type de caricature constitue à affirmer que le vote a opposé deux camps : celui d’un Brexit regroupant secteurs les plus xénophobes, réactionnaires et archaïques (« Old England ») de l’opinion publique, alors que l’autre camp serait constitué des secteurs progressistes de la société, qu’ils aient été partisans du « Remain » ou du « Remain and Reform ». En gros, une version un peu classique : droite, droite extrême et extrême droite contre la gauche (dans toutes ses nuances).

Mais il a existé un second type de caricature : le débat aurait opposé les secteurs ouvriers et populaires, partisans du Brexit, aux insiders et élites mondialisées. D’ailleurs, au sein même du Parti travailliste, c’est surtout la droite blairiste et anti-Corbyn qui était favorable au Remain… C’est, en gros, la thèse du vote pour le Brexit comme un vote de classe, certains commentateurs favorables à cette thèse n’hésitant pas à convoquer l’analogie avec le vote français de 2005, sur le Traité constitutionnel européen. De fait, il n’est pas si facile de caractériser le vote pour le Brexit du point de vue social ni, d’ailleurs, du point de vue politico-idéologique. S’agissait-il d’un vote populaire ? D’un vote prolétarien ? D’un vote populiste ? D’un vote de droite extrême et d’extrême droite ?

Pour autant, il existe maintenant de nombreuses études qui autorisent quand même à tirer quelques conclusions … contrastées ! Ainsi, l’examen des résultats du référendum pour les circonscriptions les plus « populaires/prolétariennes » permet de dire sans aucune incertitude que des secteurs significatifs de la classe ouvrière ont voté pour le Brexit. Oui… mais cela est vrai surtout en Angleterre, pas globalement au Royaume-Uni. Ainsi ce n’est vrai ni en Irlande du Nord ni au Pays de Galles. Et encore bien moins en Ecosse… Autre donnée qui mérite réflexion : la majorité – peut-être les 2/3 – des électeurs du Parti travailliste ont voté Remain. Oui … mais des circonscriptions parmi les plus populaires et les plus traditionnellement acquises au Labour ont voté nettement pour le Brexit.

Une citation de Costas Lapavitsas5 résume bien cette situation de l’opinion populaire, notamment vue de gauche : « Le Labour a une direction de gauche majoritairement opposée à̀ l’UE, une base militante fortement en faveur du « Remain and Reform », et un électorat principalement basé dans des circonscriptions ayant voté pour le Leave. La majorité des députés du Labour sont en faveur du « Remain and Reform », mais les deux-tiers ont été élus dans des circonscriptions ayant voté pour le Leave. »6 Soit dit en passant, cette situation pour le moins complexe explique peut-être aussi les difficultés du Parti travailliste à adopter une prise de position claire que ce soit sur le fond – le Brexit – ou sur la méthode, notamment l’opportunité (ou non) d’organiser un second référendum. Dit autrement, il existait des fondements politiques objectifs à l’extrême prudence manifestée par Jeremy Corbyn sur ce sujet.

La gauche en difficulté

La question du Brexit, rappelons-le encore une fois, n’a pas été soulevée par la gauche. Pour autant, cette question a rapidement pris de l’importance et finit par phagocyter le débat politique en Grande-Bretagne. Il faut donc malheureusement souligner l’incapacité de la gauche – réformiste comme radicale – à fournir des réponses convaincantes. Pour de rien dire d’une réponse unifiée…

La première de ces réponses peu convaincantes a été portée par certains secteurs combattifs (et minoritaires) du mouvement syndical ou du Labour Party et par la majorité des organisations d’extrême gauche7, sous l’appellation Lexit (Left Exit, sortie de gauche). L’Union européenne étant une machine de guerre antisociale et un « club de patrons » – ce qui, naturellement, est vrai ! – il s’agissait de faire du Brexit un outil contre les restrictions anti-immigrés et contre les politiques d’austérité. Cette tentative de changer du tout au tout l’orientation et la nature même du Brexit a (comme on pouvait s’y attendre ?) complètement échoué. Lancé par la droite et l’extrême droite, soutenu par une grande partie des tabloïds, le mouvement en faveur du Brexit est totalement resté sous leur hégémonie, avant comme après le référendum. Dans la vraie vie, le Lexit s’est avéré totalement introuvable.

L’option opposée qui a eu les faveurs de l’autre partie de la gauche – la majorité du mouvement syndical et du Parti travailliste, ainsi que certains groupes de la gauche radicale8 – a été le Remain de gauche. Ou Remain and reform : rester dans l’UE pour la changer (de l’intérieur). Notons cependant que si lors du référendum de 2016, le Parti travailliste et Jeremy Corbyn se sont prononcés pour le Remain et ont fait campagne dans ce sens, il a ensuite beaucoup été reproché au leader travailliste de n’avoir vraiment assuré que le service minimum…

Cette orientation, il faut bien le dire, n’a pas connu plus de lisibilité ni de succès que le Lexit. Certes, il existe une exception écossaise : en Ecosse, c’est le Parti national écossais (SNP)9 qui domine désormais la scène politique ; en conséquence, c’est lui qui a imprimé sa marque à la campagne contre le Brexit. Mais, dans le reste du Royaume-Uni, la campagne Remain a été totalement hégémonisée par la majorité des élites politiques et culturelles. Et, en premier lieu, par les milieux d’affaires et le grand patronat, notamment celui des entreprises multinationales. Aucun secteur vraiment significatif du « Big business » n’a, en effet, fait le choix du Brexit. C’est d’ailleurs cette présence hégémonique du patronat dans le camp et à a tête des Remainers qui a alimenté la thèse selon laquelle, en retour, le vote pour le Brexit était un vote de classe.

Cette division et cette impuissante de la gauche n’ont pas pris fin avec le résultat du référendum. Au cours des années qui ont suivi, de 2016 à 2019, le débat sur l’attitude à adopter vis-à-vis du Brexit et de ses modalités a rebondi et divisé la gauche, y compris la gauche radicale, autour du thème : nouveau référendum sur le Brexit versus élections générales. L’idée d’un second référendum est naturellement à examiner, mais avec prudence. Disons que dans un monde démocratique parfait, on pourrait effectivement concevoir qu’après avoir consulté la population sur le principe de l’appartenance à l’Union européenne et que la population ait rejeté cette appartenance, elle soit de nouveau consultée à l’issue des négociations sur les conditions de la rupture et amenée alors à approuver ou non les termes de l’accord. Le problème est qu’en la matière l’Union européenne a un lourd bilan et une attitude assez déplorable qui consiste lorsqu’un peuple manifeste son désaccord à le faire revoter jusqu’à ce qu’il « vote bien ». C’est ainsi qu’il a fallu plusieurs scrutins successifs pour « ramener à la raison » le Danemark et l’Irlande.

Il existe au sein de la gauche radicale britannique des divergences d’analyse quant aux raisons du recul des intentions de vote pour le Parti travailliste. Est-ce parce que le Labour n’a pas pris la tête du Remain et de la bataille pour un autre référendum ? Ou bien, au contraire, parce que le Parti travailliste ne s’en n’est pas tenu à sa position de départ : respecter le vote de 2016 et exiger des élections générales ?

On le sait aujourd’hui10 : les élections législatives du 12 décembre 2019 ont donné une majorité absolue à Boris Johnson et le Parti travailliste, sous la conduite de Jeremy Corbyn, a connu une défaite retentissante. Au sein de la gauche radicale britannique, le débat fait rage quant aux raisons de la défaite. Une partie de la gauche radicale attribue la catastrophe politique en cours au refus de Jeremy Corbyn de prendre vraiment la tête du mouvement pro-Remain et pour un second référendum. Une autre partie de la gauche radicale défend exactement la thèse inverse : Jeremy Corbyn et le Parti travailliste auraient payé cher le fait d’avoir trop cédé aux « Remainers ». Ces « explications » contradictoires reflètent la division sur le sujet qui a été celle de la Gauche et du Parti travailliste.

En guise de conclusion, on peut dire aisément que de droite dans son contenu, impulsé par la droite dure, le Brexit montre que la volonté politique de sortir de l’UE peut être de droite ou, a minima, qu’elle n’est pas forcément de gauche. Par contre, il ne démontre pas que toute volonté politique ou tout projet de rompre et/ou de sortir de l’UE est forcément de droite et xénophobe.

On peut penser que les péripéties post référendum montrent plutôt qu’ont été sanctionnées moins la position du Parti travailliste que ses hésitations et son manque de lisibilité sur un sujet qui était de fait – sans doute malheureusement – au cœur du débat politique. Il semble bien que le bilan de la gauche radicale ne soit pas non plus très convaincant11 : non seulement elle a exposé ses divisions et ses contradictions, mais aussi une certaine propension à considérer, à rebours de l’opinion, que le Brexit était une diversion par rapport au « vrai » débat politique : l’urgence de chasser les Conservateurs et de porter au pouvoir un « gouvernement Corbyn ».

Si la gauche radicale veut vraiment peser sur les choses et s’inscrire dans un mouvement à vocation majoritaire, elle a tout intérêt à pousser la discussion et à élaborer une orientation praticable sur l’Union européenne. Car la question s’invitera inévitablement, notamment dans le cas de l’arrivée au pouvoir, dans un pays européen, d’un gouvernement désireux de rompre avec les logiques d’austérité. De ce point de vue, nous pouvons aussi apprendre de l’expérience grecque de 2015

2015 : l’été grec, ou la dynamique austéritaire d’une non-rupture

Revenir sur cette expérience dramatique est en effet absolument indispensable12. L’histoire de l’étranglement du peuple grec par la Troïka commence maintenant à être abondamment documentée . Il faut bien sûr lire le récit de Yannis Varoufakis qui constitue la source principale voire unique du film de Costa-Gavras déjà évoqué. Mais il faut lire aussi les différentes contributions critiques qu’ont suscité cet ouvrage et ce film. L’une des critiques les plus récurrentes est que Y. Varoufakis a tendance à se donner le beau rôle dans un récit qui reste circonscrit aux coulisses des négociations avec la Troïka. Cette critique n’est pas fausse, mais elle est loin de faire le tour de la question.

Parmi d’autres documents, je recommande vivement les contributions au long cours écrites par Éric Toussaint qui « déconstruisent » méthodiquement le récit dont est inspiré le film « Conversations entre adultes ». Éric Toussaint a été le principal animateur de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque. Son point de vue est disponible notamment sur le site du CADTM et il a été synthétisé dans un ouvrage publié aux éditions Syllepse13. Éric Toussaint y montre systématiquement et de façon très argumentée comment l’échec final et la capitulation de Tsipras et du gouvernement Syriza devant les exigences de la Troïka étaient déjà largement contenus dans la politique menée, dès les premiers mois, par ce gouvernement… notamment sous la houlette de Yannis Varoufakis.

Dans le cadre de ce rapport, on ne peut naturellement pas reprendre en détail l’ensemble des évènements qui ont scandé le calvaire du peuple grec. On se contentera ici d’évoquer les principales dates de l’année 2015. Syriza remporte les élections législatives de janvier 2015, sur la base d’un programme pour en finir avec l’austérité et la politique des mémorandums14. Cette victoire s’inscrit naturellement dans la continuité des mobilisations sociales anti-austérité des années précédentes ; encore faudrait-il préciser quels rapports exacts existent entre mobilisation sociale et victoire électorale…

Au cours du premier semestre d’exercice du pouvoir, la vie politique du gouvernement Syriza est alors ponctuée moins par son action propre et les mesures qu’il prend que par l’enlisement des négociations avec la Troïka, l’Union Européenne étant en première ligne de ces « négociations ». De ce point de vue – et sans pour autant donner crédit à leur orientation politique – il faut bien reconnaître que le récit de Varoufakis et le film de Costa-Gavras possèdent au moins l’avantage de montrer ce qu’a été la conduite impériale de la Troïka et de ses différentes institutions – Eurogroupe et BCE, notamment – ainsi que l’incroyable arrogance des gouvernements des principaux pays européens. Dont la France, évidemment. Mais surtout, il faut bien le dire, l’Allemagne…

Au cours de ces « négociations », la Troïka n’a jamais envisagé que deux issues : soit la capitulation totale du gouvernement Tsipras – cela a toujours été l’option privilégiée – soit l’expulsion de la Grèce de l’euro (et de l’UE ?), option un temps défendue par Wolfgang Schäuble (ministre des finances de l’Allemagne) mais restée minoritaire. Pendant tout ce temps – en gros, le printemps 2015 – le gouvernement Tsipras est resté englué dans ce processus, cherchant vainement des alliés parmi les gouvernements européens. Du coup, il a négligé tout ce qui a trait à la mobilisation, qu’il s’agisse de mobilisations en Grèce ou en Europe. En particulier, aucun véritable soutien n’a été accordé aux travaux de la « Commission pour la vérité sur la dette publique grecque ». Cette Commission – mise en place par la Présidente du Parlement grec (Zoe Konstantopoulos) et animée, on l’a dit, par Éric Toussaint montrait pourtant combien des parties importantes de la dette grecque étaient absolument illégitimes…

La tenue du référendum du 5 juillet 2015 a été la dernière manœuvre de Tsipras : malgré une victoire (inattendue ?) qui lui conférait une légitimité encore plus grande pour refuser les exigences de la Troïka, le gouvernement grec a accepté les conditions posées par celle-ci. Il a donc engagé une politique de renforcement de l’austérité, dans la droite ligne de celles des gouvernements précédents. Alors même qu’il avait été élu pour en finir avec la « politique des mémorandums »…

La question qui, forcément, surgit est : comment on en est arrivé là ? Mais dans cet enchaînement, il ne pas surtout pas sauter un épisode, ce que l’on peut appeler sans exagération le « coup d’Athènes ». En effet, contrairement au gouvernement grec, la Troïka s’est, elle, donné les moyens de sa politique par une énorme campagne idéologique et, surtout, par des mesures concrètes dont, lors de l’annonce du référendum, l’arrêt des crédits et l’asséchement des liquidités. Cela a notamment permis aux médias de montrer en boucle les images anxiogènes des files d’attente devant les distributeurs de billets. Alors même que les citoyens grecs ne pouvaient retirer que quelques dizaines d’euros par jours, les touristes15 n’avaient pas ce problème et disposaient, eux, de toutes les liquidités qu’ils souhaitaient. Cette situation a alors crédibilisé l’idée d’une possible expulsion prochaine de la Grèce de la zone euro. D’où, sans doute, une éphémère discussion émergente sur « un système alternatif de paiement », une monnaie parallèle afin de fournir des réponses immédiates et pratiques à la situation d’étranglement du pays. Mais il me paraît difficilement contestable de considérer que le choix de l’équipe dirigeante de Syriza – comme, d’ailleurs, de Yannis Varoufakis – d’exclure toute approche incluant la sortie de l’euro – ou pouvant conduire à la sortie de l’euro – a joué un rôle important dans le processus de capitulation.

Au final, parmi bien des interrogations – notamment sur la faiblesse des mobilisations – l’expérience grecque souligne deux préoccupations que la gauche radicale européenne a intérêt à traiter. D’abord, il y a l’attitude de la Troïka, à commencer l’UE : il y a bien eu en Juin 2015 une agression préventive contre la démocratie grecque, avant même que celle-ci ne prenne la moindre mesure qui aurait pu apparaître comme une « rupture ». Alors même que, sur le plan stratégique, l’appartenance ou non de la Grèce à l’Union européenne ou à la zone euro n’était pas, pour ces dernières, une question vitale16. En réalité, l’Union européenne s’est offert à peu de frais une démonstration pédagogique de ce qu’il pouvait en coûter de braver ses dogmes ultra-libéraux. On peut penser que l’UE serait plus prudente s’agissant d’un grand pays. On peut aussi penser exactement l’inverse : l’UE pourrait d’autant moins tolérer les incartades d’un pays important qu’il s’agit précisément d’un pays important, susceptible de donner l’exemple… La seconde « leçon » de l’expérience grecque est l’impossibilité d’une rupture avec les politiques austéritaires dans le cadre de l’Union européenne, mais aussi l’extrême difficulté de la rupture avec l’UE sans aucune préparation.

ReCommonsEurope, réponses programmatiques et réponses stratégiques

Pour conclure, quelques mots sur le document « ReCommonsEurope, Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe ».

Le premier niveau de lecture est de considérer qu’il s’agit d’un programme pour unifier les revendications, les propositions et les mobilisations à l’échelle du continent. L’intérêt évident de cette démarche est de construire un « cadre », qui a vocation à opérer comme une « contrainte » pour les différents mouvements sociaux « nationaux » : il s’agit en effet de pousser à formuler des revendications et/ou des propositions qui aient un caractère universel. Ou qui soient, a minima, compatibles ou acceptables par les mouvements sociaux des autres pays. Pour le dire autrement, il s’agit de couper court dès le début de la construction d’une alternative à toutes les tentations de repli national. C’est donc une sorte de « feuille de route » prometteuse pour le mouvement social.

Par contre, même si le sujet est bien présent dans le document, on peut s’interroger sur les limites du Manifeste en ce qui concerne le champ politique à proprement parler. A mon avis, le point de départ de tout raisonnement rationnel sur ces questions est forcément la déconnexion dans le temps des processus de lutte dans les différents pays de l’UE. On ne peut exclure des victoires partielles – c’est-à-dire sur un thème spécifique – de mobilisations politiques et sociales qui se situent d’emblée à l’échelle de l’Union européenne. Encore qu’il n’y ait aucun exemple de ce genre en plusieurs décennies d’existence de l’UE (ou des institutions qui l’ont précédée)… Par contre, on peut exclure une vraie victoire politique – par exemple, l’accession de gouvernements anti-austérité, remettant en cause les dogmes libéraux – qui soit simultanée dans tous les pays de l’UE, ou même dans une partie importante d’entre eux. Pour ne rien dire de l’élection d’un Parlement européen majoritairement acquis à la défense et au développement des droits sociaux ! Du coup, je pense qu’il faudrait se pencher en priorité sur l’hypothèse qui a une chance, elle, de se réaliser : l’arrivée au pouvoir dans UN pays (éventuellement dans un ou deux pays) d’un gouvernement de gauche anti-austérité authentique.

L’objectif du travail d’élaboration politique est alors d’envisager quels obstacles un tel gouvernement devra surmonter, d’étudier quelles mesures il devra prendre, de voir comment il pourrait diviser ses adversaires et unifier ses alliés potentiels, etc. Et, si possible, indiquer si et comment en pratique l’on peut sortir de l’alternative mortifère entre soumission à l’UE ou repli national. Cette question est largement abordée dans le Manifeste. Tout un chapitre du document – le chapitre 1 – est précisément consacré aux « premières mesures d’un gouvernement populaire ». On peut prendre une citation illustrant cette démarche, parmi d’autres possibles :

« Par exemple, la possibilité́ de quitter l’UEM devrait toujours être associée à̀ une opposition aux forces politiques qui visent une politique d’exportation ’plus compétitive’ et/ou une ’préférence nationale’ dans la satisfaction des besoins (ces forces politiques qui promeuvent par exemple l’idée de services sociaux pour les seuls citoyens nationaux, à l’exclusion des immigrant-e-s ou des ’citoyen-ne-s de seconde zone’). Et quelle que soit la monnaie choisie, des mesures doivent être prises pour défendre les droits de circulation et d’installation de tout individu. Inversement, l’option consistant à̀ rester au sein de l’UEM ne devrait jamais être associée à̀ une présentation apologétique de l’UE ou à des arguments affirmant qu’un niveau politique et institutionnel ’européen’ serait en lui-même et en tant que tel plus ’progressiste’ qu’un niveau national (le récit inverse et l’approche apologétique de ’l’État-nation’ comme étant en lui-même ’progressiste’ est également inacceptable) »

Encore une fois, on peut apprécier vraiment le positionnement global et la volonté d’équilibre. Mais on peut aussi avoir une double interrogation. D’abord, si l’européisme et le repli chauvin constituent bien deux écueils, jusqu’à quel point peut-on réellement les mettre sur le même plan, à égalité ? Plus gênant : jusqu’à quel point une telle volonté d’équilibre constitue-t-elle… une stratégie ?

En particulier, je voudrais attirer l’attention le fait que, à l’issue de l’énumération17 des mesures que devrait prendre un gouvernement authentiquement anti-austérité, on chute sur une sorte de conclusion à la formulation pour le moins étrange : « Si cela implique de se voir opposer un ultimatum pour quitter l’UE, qu’il en soit ainsi. » Qu’il en soit ainsi, vraiment ? En fait, on sait bien que la formulation adéquate n’est pas « si cela implique » mais… « comme cela implique » ! Alors, est-il raisonnable et/ou utile de faire comme s’il y avait un doute et comme si on ne savait pas que la mise en œuvre des premières mesures d’un programme anti-austérité provoquerait inéluctablement la réaction « thermonucléaire » de l’Union européenne. Rappelons-nous le « coup d’Athènes » … alors même que le gouvernement Tsipras n’avoir encore rien fait !

La question du rapport à l’Union européenne est en générale réduite à l’alternative redoutable entre la soumission ou la sortie, sans que soit explorées vraiment d’autres possibilités comme la mise en crise de l’Union européenne, voire l’explosion de l’Union européenne sous sa forme actuelle18. En résumé, le Manifeste synthétise assez bien ce qu’il faudrait faire. Mais il reste assez flou sur comment le faire. En cela, il constitue une réponse programmatique tout à fait pertinente, mais laisse largement ouverte la question stratégique.

François Coustal

1 Réalisé par Constantin Costa-Gavras, ce film est inspiré de l’ouvrage « Adults in the room », écrit par Yannis Varoufakis. On y revient plus loin.
2 L’autre intervenante était Catherine Samary qui a notamment présenté le travail qui a donné lieu au « Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe »
3 La contribution présente est globalement fidèle au rapport fait à l’Université d’automne (Toussaint 2019) à l’exception, bien sûr, des commentaires concernant le résultat des élections britanniques du 10 décembre 2019. Pour la clarté du propos, ce passage est en italique.

4 On ne peut pas non plus oublier qu’en pratique ce sont les autorités françaises qui, à Calais et en bord de Manche, effectuent une police des frontières draconienne pour le compte du Royaume-Uni.
5 Professeur au SOAS (Université de Londres), Costas Lapavitsas a été l’un des animateurs de la gauche de Syriza. Après la signature par Tsipras du troisième mémorandum, il a participé à la fondation d’Unité populaire.
6 Cette analyse des rapports complexes au Brexit du Parti travailliste, de ses députés, de ses militants et de ses électeurs me semble tout à fait pertinente. Mais citer cette analyse ne vaut pas approbation des positions politiques de fond de son auteur à propos du Brexit…
7 Notamment le Socialist Party (SP), le Socialist Workers Party (SWP) et Counterfire.
8 Socialist Resistance (section britannique de la IV° Internationale), Left Unity (organisation de gauche radicale « large ») ainsi que le Scottish Socialist Party, par exemple.
9 L’indépendance de l’Ecosse est la principale revendication portée par le Parti national écossais (SNP), ainsi d’ailleurs que le principal ressort de ses succès électoraux. Se basant sur le fait que l’Ecosse a voté très largement contre le Brexit et va néanmoins se retrouver en dehors de l’Union européenne, le SNP réclame un second référendum… sur l’indépendance écossaise. Sur le plan programmatique (notamment dans les domaines économiques et sociaux), le SNP est un parti de type social-démocrate, voire social-démocrate de gauche. Grosso modo, il se situait à gauche du Parti travailliste version Tony Blair (ce qui, il est vrai, n’était pas difficile). Mais sans doute moins à gauche que Jeremy Corbyn et son équipe…
10 Ce passage a été écrit après les élections générales britanniques du 12 décembre 2019.
11 Ceci est écrit avec beaucoup d’humilité : il serait d’ailleurs plutôt présomptueux depuis le continent de prétendre qu’il existait une solution simple et évidente. D’autant que l’on voit mal laquelle… Mais, peut-être, pouvons-nous apprendre quelque chose de cet échec. Et, donc, pour cela, aller au fond des débats.
12 Pour une première approche – mais qui dit l’essentiel ! – on peut lire l’ouvrage collectif coordonné par Alexis Cuckier et Pierre Khalfa « Europe, l’expérience grecque. Le débat stratégique ». Editions du Croquant, novembre 2015.
13 Éric Toussaint, « Capitulations entre adultes, Grèce 2015 : une alternative était possible ». Editions Syllepse, Mars 2020.
14 Même s’il enregistrait déjà quelques reculs par rapport aux positions initiales de Syriza, le « programme de Thessalonique » – adopté en septembre 2014 dans la perspective des élections législatives à venir – aurait constitué une véritable rupture avec les différentes exigences de la Troïka… s’il avait été mis en œuvre !
15 Au mois de juin, les touristes – notamment français et allemands – sont déjà nombreux en Grèce.
16 La Grèce ne représente que 4 à 5% du PIB de l’Union européenne.
17 L’énumération est, en l’occurrence, tout-à-fait pertinente et illustre que le programme proposé par le Manifeste est quand même très radical. Même si je sais bien que, à l’extrême gauche, il y aura toujours des courants pour en dénoncer le réformisme…
18 Pourquoi toujours considérer l’explosion de l’UE comme une catastrophe ? Peut-être s’agit-il de la condition pour reconstituer une coalition de pays. Pas tous ceux de l’actuelle UE, mais peut-être aussi d’autres qui ne sont pas « géographiquement » en Europe. Et, cette fois, non sur la base d’une situation géographique, mais sur la base d’un accord politique pour une autre politique économique et sociale…