Le contraste est saisissant. Été 2022, une masse de militant·es, certes exigeant·es sur l’évolution de La France insoumise (LFI), mais soudé·es et conquérant·es, se retrouvent dans des amphis d’été pleins à craquer. Six mois après, la trêve des confiseurs est marquée par de vives polémiques publiques qui traversent le mouvement. Sans pouvoir véritablement mesurer son impact – et sa durabilité – dans l’opinion du pays, la crise (passagère, espérons-le) qui secoue LFI a des effets délétères sur les militant·es et sympathisant·es du mouvement. Elle nuit à son rayonnement auprès de celles et ceux pour qui LFI, et plus largement la NUPES, représentent un espoir, à l’heure où de larges franges de la population souffrent de la vie chère, où le pouvoir macroniste s’apprête à porter son coup le plus fort en réformant les retraites, où la crise climatique exige, le plus vite possible, une bifurcation écologique conduite par un gouvernement de gauche.
Face à cette situation, rien de pire que la politique de l’autruche. Il faut un diagnostic clair et une volonté collective, sans faille et sans calcul, de rechercher des solutions pour sortir de cette crise par le haut. C’est l’objectif de cette contribution au débat.
Ce qu’il est convenu d’appeler désormais l’affaire Quatennens fragilise LFI. Les faits sont établis. Ils relèvent de violences conjugales. Ils sont incompatibles avec les valeurs que nous défendons. Personne, pas même le premier intéressé, ne le conteste. Le devenir d’Adrien Quatennens a fait l’objet d’un débat difficile au sein du groupe de député·es. Il a abouti à une décision d’éviction du groupe pour quatre mois, assortie du suivi d’un stage féministe avant son retour. Adrien Quatennens a décidé ensuite de s’exprimer en public. Son long entretien avec Bruce Toussaint sur BFMTV a rajouté un sentiment de malaise. Bien que reconnaissant la gravité des faits, Adrien Quatennens a choisi une posture assez victimaire et a fait porter en grande partie la responsabilité de la situation à son épouse.
Donner du temps au temps
Quoi que l’on pense de la sanction prise par le groupe de député·es avant cette interview, elle est devenue inadaptée et doit être revue. Le retour rapide d’Adrien Quatennens dans ces conditions n’est pas possible. Certain·es partisan·es de cette solution arguent du fait que ce dernier serait la « meilleure arme de la France insoumise » dans la lutte politique et sociale, notamment le combat contre la réforme des retraites portée par Macron et Borne. S’il est incontestable qu’Adrien Quatennens a été un des plus talentueux défenseurs de nos idées et de notre programme, il n’est hélas plus dans la même situation aujourd’hui. S’il persiste à vouloir revenir rapidement, il risque d’être pris dans la polémique et d’être dans l’incapacité de déployer un discours utile et efficace contre la politique du gouvernement. Pire, il affaiblira tout le mouvement. Parce qu’à chaque fois qu’un·e leader·e insoumis·e sera l’invité·e d’un média – et c’est déjà le cas –, iel sera pris à partie par les journalistes et aura du mal à parler d’autre chose que de « l’affaire ». S’il est responsable, Adrien Quatennens doit enregistrer cela. Il doit choisir de protéger le mouvement, soit dit en passant en se protégeant lui-même et sa famille. Il doit se tenir à l’écart de la vie politique en prenant le temps de réfléchir sous des formes et avec des choix de vie qui lui appartiennent. Il ne s’agit pas d’une mise à l’écart ad vitam aeternam, mais de donner du temps au temps. La France insoumise, au nom de la fidélité à ses valeurs, au féminisme, doit prendre ses responsabilités et décider de sa mise à l’écart le temps qu’il faut. Un dirigeant pour lequel il est établi clairement qu’il a enfreint les valeurs que nous portons n’est plus, en l’état actuel, en situation de nous représenter, de s’exprimer en notre nom. Sinon le discrédit peut atteindre le mouvement tout entier de façon durable et profonde dans la société. Car ce serait semer le doute sur notre sincérité et sur la fidélité aux valeurs que nous portons fièrement.
Vous avez dit « parti » ?
La crise que traverse LFI ne se résume pas à la façon de traiter l’affaire Quatennens. Elle renvoie au vieux débat sur la « forme parti » ou la « forme mouvement ». Depuis 2016, la théorie la plus répandue est que la forme dite « gazeuse » découle du fait que LFI est un mouvement et non un parti. Pourtant si l’on prend les définitions données par les dictionnaires du terme « parti », elles tournent toutes autour de l’idée qu’un parti est un « groupe de personnes défendant les mêmes idées, les mêmes intérêts »(Le Robert). Le Larousse rajoute l’idée qu’un parti est une « organisation structurée dont les membres mènent une action collective dans la société aux fins de réaliser un programme politique ». Ainsi LFI regroupe des militants – dont la forme et le degré d’investissement sont variables –, autour d’un programme L’avenir en commun, dans le but de prendre le pouvoir, de l’exercer sur cette base programmatique. La France insoumise est donc… un parti. On peut l’appeler « mouvement » pour traduire le fait que les « partis » sont discrédités, surtout d’ailleurs à cause des politiques qu’ils ont menées lorsqu’ils ont été au pouvoir et qui ont provoqué plus globalement le discrédit de la « forme parti » aux yeux d’une masse considérable de citoyens.
Va donc pour un « parti » que l’on appelle « mouvement », mais cela ne règle pas la façon dont il fonctionne. Les partis ou les mouvements ont des règles qui sont d’ailleurs très variables. Certains sont parfois clivés et autoparalysés par les jeux de tendance ou de fractions qui s’affrontent et « consomment » le temps militant en temps interne. Le NPA vient de se couper en deux dans une nouvelle scission qui contribue à l’affaiblir considérablement, au terme d’une longue lutte fratricide. Le PS a longtemps été le cénacle d’affrontements entre les différentes factions qui le composaient, souvent regroupés autour d’une lutte pour le leadership, un affrontement aussi violent que chronophage, parfois soldé par une synthèse inopérante, un accord de façade, préparant les affrontements suivants. Bien que le discrédit des partis de gauche qui ont échoué au pouvoir ne résulte pas que de leur fonctionnement, à La France insoumise, à juste titre, personne ne veut la reproduction de ces formes organisées sclérosantes.
Mutation de LFI : des attentes déçues
Fondée en 2016, La France insoumise l’a été sur la base d’un programme équilibré, précis, chiffré, répondant aux principales exigences sociales et écologiques de l’heure, sur lequel, avec un degré d’engagement « à la carte », se sont regroupé·es des dizaines de milliers d’insoumis·es dans l’espoir de renverser la table et d’envoyer Jean-Luc Mélenchon à l’Élysée pour commencer à changer la société. Une conception de « Blitzkrieg » ou « guerre de mouvement » pour la conquête du pouvoir, dirigée par un groupe soudé derrière un candidat, leader naturel, incontestable et incontesté. Et cette politique a été reproduite pour la présidentielle de 2022. Non seulement il ne serait pas sérieux de reprocher à la direction de LFI et à Jean-Luc Mélenchon de ne pas avoir réussi à prendre l’Élysée, mais il faut de surcroît reconnaître que ces choix, et une mise en œuvre remarquable, ont rempli une mission essentielle, décisive, celle d’avoir permis à la vraie gauche de disposer d’une audience de masse en France. Il faut apprécier cela à sa juste mesure, car hélas, dans de nombreux pays capitalistes développés, en Allemagne, au Japon, au Royaume-Uni ou en Italie, on en est très loin.
Cependant, le mouvement « gazeux » n’a pas réussi à aborder la suite. Sans doute serait-il outrancièrement simpliste, dans le cycle 2017-2022, d’attribuer nos échecs répétés uniquement à une forme organisée qui serait inadaptée. Ces échecs renvoient à des éléments plus complexes, au rapport à une société où les idées de la gauche radicale sont fortement concurrencées voire devancées, dans la lutte pour « l’hégémonie », par celles des droites. Une société où le rapport de force entre les classes sociales s’est dégradé au détriment des classes populaires. Une société où les élections montrent que le temps des électorats captifs n’a pas survécu au siècle précédent.
Cela n’exonère pas de chercher à faire mieux. Pour LFI, tirer les leçons de la période précédente doit permettre, sans effacer les éléments négatifs précédemment évoqués d’un coup de baguette magique, de gagner en efficacité. Dans la presse, Manuel Bompard a justifié les choix précédents précisément au nom de l’efficacité. Une efficacité certes incontestable pour les deux présidentielles mais discutable pour les échéances suivantes. Pour résister quand l’air du temps est moins porteur, il faut un mouvement plus solide, qui travaille sérieusement son implantation sur le terrain. Pour emprunter de nouveau au vocabulaire militaire, il faut savoir articuler « guerre de mouvement » et « guerre de position ». Cela suppose de former des cadres, de leur faire confiance, de donner de l’autonomie financière et politique aux équipes au plus près du terrain, de faire un effort volontariste pour aider celles qui œuvrent dans les « terres de mission », notamment dans les zones périphériques du territoire. Cela n’a pas vraiment été fait dans la période 2017-2022 et il semble que la nouvelle organisation qui se met en place suite aux décisions annoncées lors de la Convention nationale de LFI du 10 décembre va dans ce sens. Dans le bon sens.
Cet aspect n’est pas mis en cause dans le flot de critiques qui se sont exprimées dans les jours qui ont suivi la Convention. Ces critiques s’articulent autour de deux questions essentielles auxquelles tout l’enjeu désormais est de répondre : qui décide ? Où se discute l’orientation ?
Ces préoccupations, celles d’avoir davantage de pouvoir sur la mise en œuvre de l’activité, de pouvoir de décision, de contrôle, et davantage de transparence ont largement traversé le mouvement. C’était et cela reste perceptible dans les débats entre insoumis, cela s’est largement vu à travers diverses contributions. La dernière édition des amphis cet été l’a largement souligné. C’est sur ce point précis que la Convention nationale, dont nombre de militant·es attendaient beaucoup, a déçu. Occasion ratée mais, il faut l’espérer et œuvrer en ce sens, partie remise.
Implication, démocratie, pluralisme : une mutation à poursuivre
Une première solution de court terme pourrait être d’opérer une modification du rôle et des missions du Conseil politique. Ce n’est pas un problème de personnes. Il est totalement légitime que Manuel Bompard soit désigné coordinateur national du mouvement. D’ailleurs, si l’on organisait une élection au suffrage direct de leur coordinateur national, les insoumis·es lui accorderaient massivement leurs voix, la mienne incluse. La coordination des espaces doit conserver une rôle d’animation, d’organisation de mise en œuvre et elle comprend sans aucun doute des camarades très compétent·es pour cela. Mais l’orientation doit se discuter collectivement, en associant plutôt qu’en écartant. Notre mouvement est constitué de personnalités diverses, qui sont certes soudées par un programme et des objectifs communs mais qui ne sont pas uniformes. Car l’unanimisme n’existe pas. L’histoire a maintes fois montré que rechercher cet inatteignable objectif aboutit imparablement à des ruptures qui affaiblissent. Le mouvement doit accepter sa diversité, la considérer comme une richesse, dès lors que toutes et tous acceptent de débattre dans le respect et en toute loyauté. On ne peut pas écarter telle ou telle personnalité et s’étonner ensuite que les questions qui ne sont pas véritablement posées à l’intérieur du mouvement remplissent les colonnes de la presse. Dire que tout cela relève de la conjuration « des égos » ou de la course des petits chevaux pour la prochaine Présidentielle n’est ni respectueux ni sérieux.
La proposition raisonnable, c’est que le Conseil politique soit le centre de gravité de la direction de LFI. Un cadre qui associe toutes les sensibilités. Un cadre qui se réunisse avec une fréquence suffisante pour qu’il permette le débat libre et la décision collective qui engage toutes et tous. Il est encore possible de prendre cette décision.
Pour une France insoumise 2.0, soudée et démocratique, fer de lance de la NUPES
Le Conseil politique pourrait en outre prendre en charge le débat sur une nouvelle organisation décidée largement par tout le mouvement. Manuel Bompard a exprimé l’idée que le mouvement se redéfinit en avançant. Faisons-le.
Quel pourrait être le principe d’une nouvelle future organisation ? Le débat, la délibération politique, doivent traverser le mouvement tout entier. Quoi de plus formateur au passage que la discussion politique ? Cela permettrait de réduire, et ce n’est pas un petit sujet, l’écart qui existe entre un projet de société qui veut porter la démocratie à un niveau inégalé et un fonctionnement interne qui ne le matérialise pas suffisamment. Bien entendu, retour à la case départ, le garde-fou doit être de ne pas reproduire ce qui a échoué, le fractionnisme, ou de passer sa vie dans des salles de congrès au détriment de l’action de terrain. On peut trouver un équilibre entre action et débat. Dans une récente interview au journal Le Monde, Alexis Corbière rappelait cette sage réflexion de Jean Jaurès : « Qu’est-ce que l’action sans la pensée ? C’est la brutalité de l’inertie. »
Un congrès (ou Convention nationale) de refondation, à valeur statutaire, pourrait se tenir l’an prochain. On pourrait par exemple imaginer que tous les deux ans, une Convention nationale se réunisse. Que le Conseil politique produise un document d’orientation et que sur ce document uniquement, on fasse apparaître sous la forme de « fenêtres » des éléments d’orientation sur tel ou tel point précis qu’il faut trancher. Que l’on organise un débat national préparatoire et des votes sur les points précis en débat. La Convention nationale pourrait désigner une coordination nationale qui se réunirait trimestriellement et qui pourrait être constituée à partir de trois collèges : un collège d’insoumis·es « tiré·es au sort », un collège de représentant·es régionaux élu·es par les membres des groupes d’action, un collège d’élu·es européen·nes, nationaux et locaux. Le Conseil politique pourrait en émaner en partie.
Pour terminer, je dirai qu’il faut raison garder. On peut comprendre les insatisfactions voire les rancœurs et la colère. Il ne serait pas raisonnable de les balayer d’un revers de main et se dire que tout doit continuer comme avant et que ceux et celles qui ne sont pas content·es peuvent aller voir ailleurs. La France insoumise doit être préservée. Si elle s’affaiblit, le combat sera plus difficile qu’il n’est.
Le crash test, c’est maintenant. Il faut considérer qu’il n’est pas trop tard. Corriger tout de suite ce qui peut l’être est de la responsabilité du groupe dirigeant qui ne doit pas se dérober. Si le débat contradictoire est naturel et légitime, il faut plus globalement que les insoumis·es tournent le dos aux polémiques stériles, posent les problèmes de façon constructive et avancent collectivement. Si nous en avons la volonté, cette crise peut être surmontée et n’avoir été in fine qu’une crise de croissance.
La bataille qui nous attend, qui se joue à la fois dans la rue, dans les entreprises et dans les institutions, est majeure. Elle nécessite que LFI sorte de la crise par le haut, retrouve sa cohésion, qu’elle redonne un second souffle à la NUPES, une construction essentielle dont la genèse fut une excellente nouvelle pour ouvrir la voie à une alternative. Elle doit le faire en renonçant à toute attitude hégémonique et en étant force de proposition, en faisant vivre la NUPES à toutes les échelles du territoire.
Il faut aussi reprendre la discussion avec les forces du mouvement social, syndical en particulier, avec lesquelles il faut trouver les formes d’une coopération efficace pour infliger un échec cuisant au gouvernement, en particulier sur le dossier des retraites.
Fred Borras, membre de la coordination LFI 31 et adhérent de la Gauche écosocialiste.
Tribune publiés sur le site de Regards.