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L’Europe vue d’Est

Depuis plusieurs siècles, l’Europe, ou plus exactement les principales puissances européennes – la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Autriche ou la Suède –, entretiennent des relations paradoxales avec leur flanc Est. Paradoxales car d’un côté les nations qui le composent sont considérées comme un des berceaux de la culture européenne, surtout baroque, romantique ou moderne, et de l’autre côté leurs États, économies et sociétés ont longtemps été dominés voire détruits par ces puissances. Pour mesurer ce passif, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte de cette région après le Traité de Vienne (1815), qui ne montre que quatre empires, ou de remarquer le tracé des frontières au XXe siècle qui a toujours été la décision des grandes puissances (Versailles 1918, Yalta 1945, Moscou 1990). Cette relation de longue durée n’est jamais oubliée, elle demeure comme un fond de tableau. Elle sous-tend nombre de débats et attitudes depuis que ces nations d’Europe centrale, baltique et balkanique ont recouvré leur souveraineté, et que les quinze États membres de l’Europe communautaire ont admis le principe de leur intégration sur un pied d’égalité.

A la veille des années vingt du XXIe siècle, le paysage politique est toujours aussi paradoxal. On y compte une douzaine d’États jadis sous le joug soviétique, bien intégrés depuis une quinzaine d’années à l’Union européenne, des économies généralement prospères, et, dans le même temps, une montée spectaculaire de courants nationalistes conservateurs, xénophobes et eurosceptiques, qualifiés de « populistes ». Parfois au pouvoir, ces courants sont d’ailleurs largement relayés à l’Ouest du continent par leurs homologues puissants en Italie, Autriche, Allemagne, France ou Royaume-Uni.

Aussi doit-on appréhender les paysages politiques à la veille des élections européennes, comme le fruit de longs processus contradictoires qui tiennent autant de ce passé historique, des traditions politiques locales, que des transformations radicales mises en œuvre par les membres de l’UE et les nouvelles élites nationales depuis les révolutions démocratiques de 1989. Trente années qui ont beaucoup plus façonné la situation actuelle que les quarante ans de « socialisme réel » qui l’ont précédée. C’est particulièrement vrai sur le terrain géopolitique et du point de vue des processus d’intégration européenne.

Dans le giron atlantiste

L’Europe signifiait sécurité et prospérité pour les foules qui criaient son nom lors des mobilisations de 1989-1991. Sans qu’ait été élaboré un programme par les groupes d’opposition démocratique qui accédaient au pouvoir, quelques idées clés revenaient le plus fréquemment : sortie du Pacte de Varsovie et du Comecon (et retrait des troupes soviétiques), protection de l’Occident (Europe et États-Unis) face aux ambitions russes, et parfois neutralité. Or, très rapidement, il a fallu se rendre à l’évidence : le monde qui s’annonçait ne ressemblait ni à la fin de l’histoire ni à la fin de la guerre. Lors de la Guerre du Golfe (1990-1991), quand l’Irak annexe le Koweït, plusieurs pays, contrairement à la Russie, s’engagent symboliquement1 dans la coalition formée par les États-Unis. De même, ils se trouvent immédiatement confrontés à une autre guerre sur le territoire européen, c’est-à-dire en Yougoslavie. En outre, la vague des révolutions en Europe centrale gagne les Pays baltes et surtout l’Ukraine, qui sont des républiques soviétiques. L’ensemble de la fédération se disloque, donnant naissance à plusieurs conflits armés récurrents et extrêmement violents (Tchétchénie, Moldavie, Géorgie, Donbass, etc.), qui renforcent les craintes traditionnelles des populations d’Europe centrale et orientale vis-à-vis des ambitions russes.

Dans un premier temps (jusqu’en 2001) deux options géopolitiques contradictoires se sont affirmées parmi ces pays, auxquelles les puissances européennes et les États-Unis ont répondu avec hésitations, contradictions et négligence.

La première option est conduite par la Pologne dont les nouveaux dirigeants sont acquis à la « politique orientale » méditée depuis de longues années par les forces modérées de l’opposition démocratique. Inspirée dans l’exil par la revue Kultura basée à Maisons-Laffitte en France, cette orientation part du principe que, coincée entre l’Allemagne et la Russie, la Pologne et plus généralement l’Europe centrale n’assureront leur sécurité que si elles entérinent les tracés des frontières issues de Yalta, acceptent et garantissent l’indépendance des États qui les séparent de la Russie (Lituanie, Biélorussie, Ukraine) et établissent avec eux une coopération amicale et dynamique. Cette vision « réaliste et pragmatique » se distingue de l’irrédentisme de la vieille droite polonaise (« Rendez nous Lwów et Wilno ! ») et des politiques communistes fondées, elles, sur l’anti-germanisme et la recherche de la protection du Grand Frère face à l’impérialisme américain2.

Cette politique a permis de désamorcer des conflits nationaux potentiels et s’est étendue à toute la région. Dans le même esprit, Vaclav Havel s’était excusé, dès sa nomination à la présidence de la République tchécoslovaque, pour l’expulsion des Sudètes après la guerre, et il a engagé un long dialogue avec l’Allemagne reconnaissant les torts de part et d’autre (Déclaration de réconciliation, 1997). La Hongrie a adopté également très tôt une loi sur les droits des minorités (1993) et a signé une série d’accords avec ses voisins qui comptent des Magyars parmi leurs citoyens. Elle renonce de la sorte aux revendications territoriales héritées de l’histoire et toujours portées par la droite nationaliste (Traité du Trianon, 1920) 3. Ces politiques ont prévenu la propagation de conflits territoriaux (alors que les motifs ne manquaient pas) et installé une sécurité régionale4. Elles ont été fortement soutenues par les Européens et les Américains. Elles ont inspiré des politiques de coopérations régionales comme la formation du Groupe de Visegrád en 1991, lorsque les dirigeants polonais, tchécoslovaque et hongrois se sont réunis, dans la ville hongroise de Visegrád, afin de favoriser la coopération entre ces trois États issus du Pacte de Varsovie ; ou bien la création du Groupe de Weimar entre la France, l’Allemagne et la Pologne pour « partager une vision commune du devenir de l’Europe, considérant que la réconciliation des sociétés constituait le préalable d’une action concertée au sein de celle-ci. »

Toutefois, lorsqu’il a fallu dépasser les déclarations de principes et penser une architecture plus stable et globale, ce fut une autre affaire. L’aventure du projet de constitution d’une « Confédération européenne », lancé par François Mitterrand et Vaclav Havel en1990, en a fait la triste démonstration. Pour Vaclav Havel il fallait sortir des blocs. Il souhaitait « une Europe stabilisée, qui ne soit pas divisée en blocs et en pactes, qui n’ait pas besoin de superpuissances pour se défendre.5 » Il imaginait une Confédération qui associerait tout de suite les quinze États de la Communauté et ceux d’Europe centrale et orientale, pour une coopération politique et la préparation d’une Europe réunifiée à brève échéance. Ce qui n’était pas tout à fait le projet de Mitterrand. La Confédération est morte avant même de naître, lors des Assises de Prague en juin 1991 où l’on a découvert la proposition française qui incluait à l’ensemble l’Union soviétique de Gorbatchev. Choqué, Havel renvoya la pareille au président français : « Je peux difficilement imaginer ce projet sans le concours des États-Unis et du Canada. » En fait, il avait perçu l’initiative mitterrandienne comme un moyen de les tenir à distance. L’incompréhension fut totale6. Dès lors, l’insistance de Ronald Reagan pour que ces pays intègrent l’Otan, le seul parapluie crédible face aux menaces extérieures, a été de plus en plus entendue.

D’autant qu’à partir de 1991, s’affirme la deuxième option géopolitique de l’après 1989, incarnée par le projet de Slobodan Milosevic au sein de la fédération yougoslave. Il ne s’agit plus de bâtir une architecture démocratique et pacifique, fondée sur les réconciliations et tournée vers l’Europe unie, mais de construire une puissance serbe, sur une base ethnique, par la guerre et contre les autres nationalités si nécessaires. Lancé en 1988, lors d’un fameux discours au Kosovo, ce projet devient concret et criminel après l’occupation militaire de la Slovénie (juin 1991) et surtout après trois mois de siège de Vukovar, une petite ville croate massacrée (octobre-décembre 1991). Le maître de Belgrade a conduit quatre guerres en huit ans (1991-1999), sur quatre territoires : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo. Le nationalisme ethnique serbe, responsable de crimes de masses et d’épurations ethniques voire de génocide (Srebrenica, 1995), s’est heurté dans les régions investies aux nationalismes croate, bosniaque ou kosovar, lesquels employaient des méthodes tout aussi violentes. Les réactions de l’Europe à cette situation dramatique ont été confuses et désordonnées. Les principales puissances ont commencé par se quereller sur le sens des conflits. L’Allemagne et la France reproduisaient les « vieilles amitiés » des deux guerres mondiales, prenant des partis différents, malgré une première action commune efficace stoppant le cours du conflit avec la Slovénie (accord de Brioni, juillet 1991).

Ce n’est qu’au bout de quatre ans de guerre, comprenant le siège meurtrier de Sarajevo, l’humiliation par les Serbes des Casques bleus de l’ONU, des ultimatums et des bombardements de l’OTAN, et l’intervention militaire franco-britannique, que le processus a été partiellement bloqué (Dayton, 1995). En 1998-1999, la tentative par l’armée serbe de vider le Kosovo des trois quarts de sa population de culture albanaise, donna lieu à de nouveaux bombardements de l’OTAN contre la Serbie, et finalement la capitulation, puis l’arrestation après une longue traque des chefs de cette aventure qui seront jugés par un tribunal international spécial (TPY).

Le retour de la guerre sur le territoire européen, après 45 ans de paix, a profondément marqué les politiques européennes et de sécurité des nouveaux États démocratiques issus du bloc soviétique. Il scelle au moins deux certitudes durables : l’Europe a de grandes difficultés à parler d’une seule voix et à s’engager en cas de menaces graves ; seuls l’OTAN et les États-Unis peuvent garantir une réelle sécurité. Pour Vaclav Havel, au milieu des années 1990, le danger « est dans les conflits régionaux qui alimentent un nationalisme agressif, dans le terrorisme et dans le mauvais usage possible des armes nucléaires ou autres moyens de destructions massives. On l’a vu en Bosnie, l’OTAN, sous la conduite des États-Unis, est la seule force unifiée capable de s’occuper efficacement de telles menaces, tout en permettant aux pays non-adhérents comme la Russie de coopérer à leur désamorçage. » Et à l’instar de ses voisins, il mettait en garde l’Europe : « Si l’Ouest ne stabilise pas l’Est, l’Est déstabilisera l’Ouest. » Ainsi, bien que les opinions publiques soient plus nuancées, tous les pays ont rejoint le giron atlantiste, suite à quatre élargissements de l’OTAN (1999, 2004, 2009, 2017)7, et se sont alignés sur les politiques interventionnistes américaines à la grande colère de Jacques Chirac (2e guerre du golfe).

L’intégration à l’Union européenne

L’espoir européen crié lors des manifestations devait se traduire, pour les leaders des révolutions démocratiques, par la fin de la division européenne décidée à Yalta. Elle devait se solder par une « réunification ». Mais les dirigeants occidentaux n’appréciaient guère cette grandiloquence historique. Ils ont préféré parler d’élargissement du cadre existant. Ils restaient rivés à la gestion d’une crise imprévue, sans vision à long terme, à l’exception peut-être d’ Helmut Kohl qui sut profiter de l’opportunité d’un effondrement pour réunifier son pays. Lorsque trente ans plus tard, on relit les déclarations de cette époque, les tergiversations sur la fin de l’histoire dans le contexte du bicentenaire de la Révolution française, on est frappé par cette cécité. C’est probablement à ce moment que nombre de politiciens ont rangé l’avenir dans les tiroirs, au profit d’un culte de la mémoire et du pragmatisme du présent.

En fait, comme l’a montré l’aventure de la Confédération, ils se méfiaient d’une « réunification du continent » à l’image de celle de l’Allemagne. Ce qui étonnait les dirigeants est-européens. Lorsqu’à Prague François Mitterrand expliqua à Lech Walesa que le processus d’adhésion prendrait au moins dix ans (il en fallut quatorze), ce dernier n’en revint pas ! Les Occidentaux étaient surtout préoccupés par la réunification allemande qu’ils percevaient comme une menace, et très occupés par la mise en place du marché unique prévue pour le 1er janvier 1993. Mais ils avaient quand même compris l’avertissement de Havel : un effondrement économique et social de l’Est coûterait cher à l’Ouest. En plus, ils étaient conscients des potentiels de ce vaste marché (cent trente millions d’habitants), de sa main d’œuvre qualifiée et des vieilles industries et agricultures qu’il fallait moderniser.

Ils se sont donc érigés en conseillers de la transition vers l’économie de marché, avec une armée d’experts, des banques (dont la BERD créée à l’occasion) et les institutions financières internationales (le FMI). Ils ont déboursé plusieurs milliards de fonds d’aide (programme PHARE 8) et d’investissements (programmes ISPA et SAPARD à partir de 2000), doublés de fonds bilatéraux d’États membres ou des États-Unis. Enfin les dettes les plus importantes ont été « restructurées ». Cette assistance technique et financière a accompagné la mise en place des politiques de stabilisation monétaires et de démantèlement des économies administrées, politiques qualifiées de « thérapie de choc ». D’inspiration néolibérale, elles ont rapidement mis en place des économies de marché ouvertes aux prédateurs occidentaux. Sur le plan technique, leur bilan est mitigé. Selon l’économiste Jean-Pierre Pagé, responsable d’un observatoire de ces politiques, qui en faisait le bilan dix ans plus tard, « les prescriptions émises par la majorité des experts et par les institutions financières internationales à destination des pays d’Europe de l’Est en transition s’articulaient autour de trois axes : “thérapie de choc”, privatisation aussi rapide que possible, ancrage nominal de la monnaie sur une devise forte. Or l’expérience des dix ans écoulés a montré que l’économie suit des chemins plus indirects que ne le voudraient modèles et doctrines. La thérapie de choc a eu de bons résultats, mais seulement dans les pays dont le point de départ n’était pas trop éloigné du but visé, et qui en outre ont su la modérer quand c’était nécessaire ; la privatisation a eu de meilleurs effets lorsqu’elle n’a pas été trop hâtive ; et l’ancrage monétaire strictement appliqué a eu des conséquences néfastes qui ont conduit à adopter un autre système, plus souple et plus satisfaisant9. » En termes macroéconomiques les indicateurs de croissance et de modernisation témoignent effectivement d’un redressement et d’un enrichissement de ces pays, mais les conséquences sociales à court et moyen termes furent désastreuses.

L’intégration économique européenne a finalement été rapide. L’évolution des échanges, et à partir de 1992-1993 des investissements, en témoigne. En dix ans la part de l’UE dans le commerce de pays d’Europe centrale est passée de 10 % à 80 %. Des accords d’association ont favorisé le libre échange et la suppression des taxes douanières, hormis pour quelques « produits sensibles » qui ont été soumis à des quotas jusqu’en 2002. Les investissements directs des entreprises européennes ont mis davantage de temps à s’installer, puis à la fin des années 1990 ils ont pris des parts stratégiques dans les industries, les services et l’agriculture, modernisant et dopant leur développement, surtout en Europe centrale10. Quant aux différenciations sociales déjà fortes dans les dernières années des régimes communistes (cf. les revendications ouvrières récurrentes en Pologne, Roumanie et même en Allemagne de l’Est), elles se sont considérablement accrues avec l’apparition soudaine d’un chômage de masse (jusqu’à 20 % dans certaines régions), la fermeture de grandes entreprises d’État, une inflation galopante, le blocage des salaires, et la hausse des taux de pauvreté. Puis, à partir des années 2000, à des rythmes différents selon les pays, une structuration sociale comparable à celles des pays occidentaux s’est installée, tandis que les niveaux de richesse progressaient11. Les conséquences politiques et psychologiques de ces nouvelles inégalités dans un contexte de détérioration des services publics ont été considérables. Elles expliquent en partie le maintien d’un mécontentement durable d’une partie de la population, tandis qu’une nouvelle classe moyenne s’est enrichie. Les écarts de niveau de vie sont équivalents à ceux de l’Ouest, et tendent même à se réduire depuis la crise de 200812.

En revanche, l’intégration institutionnelle à l’Union européenne a été beaucoup plus longue et laborieuse. Elle s’est réalisée en trois vagues d’élargissement : 2004 (dix pays d’Europe centrale et Balte), puis 2007 (Roumanie et Bulgarie) et 2013 (Croatie). Cette lenteur est due à la méthode choisie, d’ailleurs mal perçue par les États candidats. Au départ deux rythmes s’opposaient : celui des Allemands qui, dans la foulée de leur réunification, prônaient un élargissement rapide, et celui des Français, plus méfiants, obsédés par la réapparition d’une grande puissance allemande, qui freinaient. Finalement, à Copenhague en juin 1993, le Conseil européen trancha pour une négociation pays par pays sur la base de quatre critères d’adhésion, dont la mise en œuvre devait être avérée : un critère politique (institutions stables garantissant la démocratie, l’État de droit, le respect des minorités et leur protection) ; un critère économique (économie de marché viable et capable de faire face aux forces du marché et à la pression concurrentielle à l’intérieur de l’Union) ; un critère réglementaire (aptitude à assumer les obligations découlant de l’adhésion, et notamment à souscrire aux objectifs de l’Union politique, économique et monétaire) et un critère de capacité d’intégration (capacité de l’Union à assimiler de nouveaux membres et à approfondir l’intégration). Ce qui a nécessité des négociations détaillées, chapitre par chapitre d’un ensemble de textes définissant « l’acquis communautaire ». Le processus suivit plusieurs étapes entraînant une profonde transformation des règles administratives dans chaque pays, un transfert de normes et une réorganisation des politiques publiques. Une « européanisation » que l’on aurait tort, selon François Bafoil qui l’a suivie de très près, de réduire à une mise au pas par la Commission. Certes les tensions ont été nombreuses lors de ces discussions, mais « la régulation européenne ne s’est imposée en norme contraignante que dans un petit nombre de cas. » Les États « sont demeurés souverains dans la conduite de leur transformation systémique. » La pression de l’UE a été forte sur les questions de définition d’un État de droit, sur les normes commerciales et la libre circulation au sein de l’Union. L’impact de la mondialisation a été beaucoup plus décisif pour les privatisations et les marchés de capitaux13.

Une fois intégrés à l’UE, ces pays ont bénéficié de la solidarité communautaire et des fonds correspondants aux deux grandes politiques communes : cohésion territoriale (fonds structurels) et agriculture (PAC). Ce qui a contribué à un redressement économique spectaculaire de la plupart des pays. Selon les études de la Commission européenne, ils ont bénéficié d’un transfert financier annuel équivalent à 3 ou 4 % de leur PIB (lors de l’élargissement au Sud, la Grèce, le Portugal et l’Espagne avaient bénéficié d’un transfert plus important, entre 5 et 7 %). Selon la Commission, l’absorption des fonds européens a un impact positif à court et long termes. « À court terme, cet impact positif découle pour une large part d’une hausse de la demande générée par les dépenses supplémentaires, mais il est partiellement évincé par la hausse des salaires et des prix. À moyen et long termes, les effets positifs des investissements au titre de la politique de cohésion sur la productivité — les “effets du côté de l’offre’’ — se concrétisent et accroissent le potentiel de production tout en réduisant la pression inflationniste. Le PIB de l’UE devrait avoir augmenté de plus de 1 % à l’horizon 2023 par suite des investissements de la politique de cohésion (après prise en compte de leur financement). Sans surprise, c’est dans les principaux pays bénéficiaires que l’impact est le plus grand14. »

La contestation nationaliste

L’adhésion à l’Union a généralement été votée massivement15. Et depuis, le soutien demeure largement majoritaire (87 % en Pologne, 73 % en Hongrie, 57 % en Roumanie selon Eurostat). Dans tous les pays, l’Union européenne est « d’abord perçue comme un espace de liberté », commente l’eurobaromètre de mars 2018, particulièrement à l’Est. Toutefois, depuis l’adhésion les inquiétudes ont changé.

En 2004, les nouveaux arrivants attendaient de l’Union des actions contre le chômage, la pauvreté, pour la sécurité et la paix, très peu sur l’immigration. Les craintes de perte d’identité nationale ou de souveraineté étaient plus faibles qu’en France, Allemagne ou Italie. Or, en 2018, c’est l’inverse. Les principales craintes à l’Est sont l’immigration et le terrorisme16. Ce qui nuance le bilan globalement positif du premier abord.

En réalité, depuis le début de la transition postcommuniste, des forces significatives se sont opposées au main stream. D’abord purement catégorielles (révoltes des travailleurs agricoles ou de certaines catégories employées dans des services publics), elles ont pris assez rapidement une dimension politique en rassemblant des politiciens aux discours conservateurs, anti-libéraux et eurosceptiques. Ils sont apparus partout, dès les premières élections, et ont pu influencer des décisions importantes en jouant sur les peurs et les ressentiments d’une partie des électeurs (ainsi lors de la division entre la République tchèque et la Slovaquie). Leurs corps de doctrines nationalistes se sont affermis en réactivant de vieilles traditions politiques, en s’investissant dans un travail idéologique efficace, en réécrivant les romans nationaux, en réhabilitant des héros oubliés. Ils ont centré leur action contre la corruption des élites qui déshonoraient la nation (plusieurs gros scandales leur donnant des arguments) et ils ont une première fois réussi à conquérir le pouvoir en Hongrie (premier gouvernement hongrois dirigé par Viktor Orban en 1996-2002) et en Pologne (Lech Kaczynski élu président en 2005, et son frère Jaroslaw, chef d’un gouvernement de coalition avec l’extrême droite en 2006-2007). Ce furent des échecs.

Pourtant après quelques années d’opposition, ils sont parvenus une nouvelle fois à capter les mécontentements. Cette fois, ils ont installé des régimes durables (Orban est au pouvoir depuis 2010, la PiS de Kaczynski depuis 2015). Ils ont conduit des politiques nationales catholiques, avec un volet social réparateur (fortes allocations familiales, baisse de l’âge de la retraite, prestations sociales) et ont construit des États autoritaires à façade démocratique. Ils ont engagé un bras de fer avec la Commission européenne en remettant en cause les règles de l’État de droit (séparation des pouvoirs, indépendance de la presse, etc.), et en refusant certaines de ses décisions comparées à des ukases. Les cas hongrois et polonais ne sont pas uniques, ils entrent en écho avec l’évolution d’autres régimes voisins (tchèque, autrichien, roumain…) et au sein des vieilles démocraties occidentales (Italie, Royaume-Uni, France, Allemagne). Ce qui soulève des questions d’ensemble. Vues de l’Est, les relations analysées plus haut entre les deux parties de l’Europe, ont produit et alimenté trois types de facteurs qui ont contribué à cette évolution.

D’abord la montée d’un sentiment d’insécurité intérieure et extérieure depuis la fin des années 2000. Lentement s’est installée une précarité sociale. Les faibles taux de chômage dans la plupart de ces pays17 masquent une forte proportion de travailleurs précaires (contrats courts, temps partiels), une baisse significative du taux d’activité des femmes (cantonnées au foyer) et de fortes migrations au sein de l’Union européenne, vers l’Allemagne et le Royaume-Uni principalement. Autant de phénomènes anxiogènes qui déclassent une partie de la population, notamment les jeunes générations qui ne trouvent pas d’emplois à leur qualification. L’effort consenti pour des études longues et coûteuses, comme en témoigne le boom des études supérieures des années 1990-2000, est de moins en moins récompensé par des emplois correspondants. À l’extérieur, le contexte géopolitique régional – guerre en Ukraine et menace russe, crise des réfugiés, attentats terroristes – a alimenté angoisses et inquiétudes collectives. Le cas polonais est ici emblématique. Une étude annuelle montre l’évolution des sentiments d’insécurité depuis vingt ans : alors qu’en 1995, une grande majorité des Polonais (79 %) considérait vivre en sécurité et seulement 19 % dans l’insécurité, en 2015, la proportion s’est inversée. Après une période de stabilité jusqu’au début des années 2000 (en 2001, le nombre de Polonais satisfaits atteignait 81 %), les deux courbes se sont croisées en 2008 (crise économique mondiale) pour s’écarter à l’extrême en 2014 (Euromaïdan en Ukraine), où 70 % des Polonais s’affirment en insécurité et seulement 29 % en sécurité18.

Ensuite, la gestion politique et l’autonomisation des élites gouvernantes (parfois issues des anciennes couches dirigeantes), ont été de plus en plus décriées. De grosses affaires de corruption en Pologne et en Hongrie, puis en République tchèque et en Roumanie, ont fait valser les gouvernements et ont déconsidéré les équipes au pouvoir. Ce que nombre de démagogues ont exploité, en construisant des scénarios complotistes associant corruption, anciens communistes et militants de l’opposition démocratique. Les « exclus de la transition » (du pouvoir comme de la société) pouvaient en tirer vengeance. L’action de la Commission européenne, en particulier de ses deux derniers présidents ultralibéraux et arrogants, a souvent été perçue tatillonne, autoritaire ou inefficace quand elle ne s’est pas faite humiliante. La succession des crises politiques au sein des vieux États membres, en particulier la crise grecque et la décision du Brexit, a modifié l’image de l’Europe modèle rêvé en 1989. S’est ajouté l’effondrement des partis traditionnels, démocrates chrétiens, sociaux libéraux ou sociaux démocrates, qui servaient de repères à beaucoup d’artisans du changement.

Enfin, et c’est le troisième facteur qui se concrétise par le renforcement des forces politiques conservatrices et nationalistes, nous nous retrouvons au cœur du paradoxe signalé au début de cet article. Une partie significative de la population qui a le sentiment d’avoir beaucoup donné pour reconstruire le pays dans un cadre démocratique, se trouve bloquée, voire refoulée, dans sa progression face aux nouvelles contraintes imposées par l’appartenance à l’Union européenne et par la mondialisation libérale. Ce qui a réveillé les complexes d’humiliés hérités des empires, ce qu’un essayiste polonais appelle la « culture de la sujétion », c’est-à-dire un ensemble de codes façonnés à la fin du XVIIIe siècle et reproduits par les générations suivantes, qu’utilisent et flattent les démagogues nationalistes. Ils exaltent la « fierté nationale » et la nécessité de se relever devant l’adversité. Viktor Orban est devenu maître en la matière, et l’émigration musulmane sa menace préférée. Un extrait de son « discours sur l’état de la nation » en février 2018 résume comment cette obsession s’articule avec l’Union européenne. Il parle à son auditoire « du différend qui oppose l’Europe occidentale à l’Europe centrale. Il semble que les routes du développement des deux parties de l’Europe se sont écartées. La démocratie, l’État de droit, l’économie de marché restent naturellement communs, mais les bases sur lesquelles tout cela se fonde sont appelées à diverger. (…) Quelle qu’ait été la cause première, l’Europe occidentale est devenue une zone d’immigration, un monde à la population mélangée, et se dirige droit vers un avenir de développement radicalement nouveau, différent de celui de l’Europe centrale. C’est pour nous une mauvaise nouvelle. Cela veut dire que la civilisation islamique, qui a toujours considéré la conversion de l’Europe à la “vraie foi” – selon leurs propres termes –comme sa vocation, frappera désormais à la porte de l’Europe centrale non plus seulement depuis le Sud, mais aussi depuis l’Ouest. Avec l’édification de notre clôture, avec la défense juridique et physique de notre frontière, avec l’engagement exemplaire de nos forces de police, nous avons réussi à protéger nos frontières méridionales et nous avons fait obstacle à l’invasion du monde musulman par le Sud. Sur cette voie, nous sommes le dernier pays de la chrétienté latine, de la chrétienté d’Occident. Nous tenons solidement notre front, nos lignes de défense sont adaptées pour faire échec aux flux les plus importants. De plus, la chrétienté orthodoxe prend sa part au combat dans les pays de l’arrière avec courage et détermination, et la Serbie, la Roumanie et la Bulgarie méritent toute notre reconnaissance. Aussi absurde que ce soit, c’est de l’Occident que le danger nous menace. Ce danger, ce sont les responsables politiques de Bruxelles, de Berlin et de Paris qui le font peser sur nos épaules. Ils veulent que nous aussi, nous adoptions leur politique, cette politique qui a fait d’eux des pays d’immigration et a ouvert la porte au déclin de la culture chrétienne et à la montée en puissance de l’Islam. Ils veulent que, comme eux, nous recevions des migrants, et que nous devenions, comme eux, des pays à population mélangée. (…) A cela, nous devons répondre clairement que nous sommes solidaires avec les hommes et les femmes d’Europe occidentale et avec ceux de leurs dirigeants qui veulent sauver leur patrie et leur culture chrétienne, et pas avec ceux qui veulent leur passer dessus. Nous ne serons jamais solidaires avec les dirigeants européens qui cherchent à faire entrer l’Europe dans une ère postchrétienne et post-nationale19. »

L’été 2015, la proposition de la Commission européenne de répartir entre États, selon un principe de quotas, l’accueil des réfugiés fuyant les massacres en Syrie et Libye, fournit à Orban l’occasion d’une contre-offensive d’envergure. « Pour faire contrepoids à la puissance allemande » il ressuscita le Groupe de Višegrad en sommeil depuis 2004 (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie), et le réunit à Prague « pour définir une ligne de conduite commune ». Agitant des thèmes sécuritaires (la menace terroriste) et une rhétorique nationaliste xénophobe (l’invasion musulmane), ce sommet extraordinaire a jugé « inacceptables » les « quotas obligatoires » de répartition de l’accueil des migrants. La crise tourna à la polémique. La France et l’Allemagne insistaient pour que chaque État membre mette en œuvre « intégralement et sans délais » les décisions. Dans une lettre commune, François Hollande et Angela Merkel demandèrent à  la Commission « d’utiliser tous les moyens dont elle dispose » pour y parvenir. En vain. Sur le terrain, le chaos de l’accueil des réfugiés débarqués en Grèce, les multiples dysfonctionnements en Hongrie, en Autriche et en Serbie, et l’impuissance de l’UE face aux mesures restrictives des États qui érigeaient des barrières et des murs à leurs frontières, refusaient d’accueillir durablement les migrants, tout cela a retourné les opinions. Dans le contexte des attentats terroristes en France et en Allemagne, les discours de la peur prirent le dessus. Fin 2015, Viktor Orban, suivi par la Croatie, attaqua devant la Cour européenne de justice la décision du Conseil européen sur les quotas qui, selon lui « augmentent la menace terroriste ». Les États du groupe de Višegrad ont été rejoints dans leur position par les Croates, les Roumains et les États baltes. Et s’est constitué un véritable front du refus contre des mesures décidées à Bruxelles et des « diktats » franco-allemands, au moment même où le Premier ministre français, Manuel Valls, prenait ses distances avec la politique d’ouverture des frontières pratiquée par Angela Merkel. Au bout du compte, c’est la fermeture prônée par les dirigeants centre-européens qui s’imposa. L’Allemagne elle-même, qui avait ouvert ses portes en 2015, modifia partiellement son approche. Le nombre de migrants effectivement accueillis fin 2016 a été très en deçà des promesses. Et les années suivantes, la politique restrictive d’Orban relayée par le ministre de l’intérieur italien Matteo Salvini, s’est pour l’essentiel imposée à toute l’Union, jusqu’à la caricature (refus d’accueillir l’Aquarius chargé de réfugiés sauvés en Méditerranée).

Assiste-on avec cette émergence de ces ethno nationalismes à l’Est, et maintenant dans la plupart des États européens, à un début de désagrégation de l’Union ? L’essayiste bulgare Ivan Krastev qui voit dans la crise de 2015 une sorte de « 11 septembre » de l’Europe20, semble y croire. Rien n’est moins certain. Toutes ces sociétés sont divisées, de consistantes oppositions attachées à la construction d’une Europe démocratique se battent partout. Encore faut-il en mesurer l’enjeu. Laissons le dernier mot à Agnès Heller, la grande philosophe hongroise, élève de Lukacz, qui nous en avertit du haut de ses 89 ans : « Si l’Europe est rattrapée par ses vieux démons, c’en sera fini de l’UE. C’en sera fini de la chance pour l’Europe de jouer le moindre rôle dans le théâtre du monde : ce ne sera plus qu’un immense musée. À condition que la paix y demeure. Or, avec le nationalisme ethnique, c’en serait peut-être et sans doute fini de la paix sur le Vieux Continent…21 »

Jean-Yves Potel, Paris, le 15 décembre 2018. Publié dans le numéro 40 de Contretemps.

Historien et analyste politique, Jean Yves Potel enseigné à l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8. A notamment publié Scènes de grèves en Pologne, 1981, 2006 (Éditions Noir sur Blanc), Les Cent portes de l’Europe centrale et orientale, 1998 (Éditions de l’Atelier) ; La fin de l’innocence, la Pologne face à son passé juif, 2009 (Éditions Autrement) ; Les disparitions d’Anna Langfus, 2014 (Éditions Noir sur Blanc), L’Europe nue. Voix d’Europe centrale, 2019 (Éditions Circé).

 

 

1 La Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie envoient quelques centaines d’hommes et de femmes, principalement des civils, pour des unités médicales et anti-chimiques.

2 Pour une vision plus détaillée, se reporter à Jean-Yves Potel « La politique orientale polonaise », in Pouvoirs, n° 118, Seuil, 2006.

3 Voir Géza Herczegh, « Les accords récents conclus entre la Hongrie et ses voisins; stabilité territoriale et protection des minorités », Annuaire Français de Droit International, Année 1996, pp. 255-272.

4 Voir Timothy Snyder, La reconstruction des nations, Gallimard, 2017, pp. 363 & sq.

5 Discours devant la Diète et le Sénat polonais, le 25 janvier 1990, in Vaclav Havel, L’angoisse de la liberté, Editions de l’Aube, 1994, p.75.

6 Voir le récit de ces discussions et assises par le ministre français des Affaires étrangères d’alors, Roland Dumas, « Un projet mort né : la Confédération européenne », in Politique étrangère, n° 3 – 2001, p. 687 et sq.

7 Jean-Yves Potel Les Cent portes de l’Europe centrale et orientale, éditions de l’Atelier, Paris, 1998, pp. 204-208.

8 Programme “Poland and Hungary Assistance for the Restructuring of the Economy” créé en 1989, étendu à tous les États candidats jusqu’en 2006, doté d’environ 1,5 milliard d’euros/an à partir de 2000.

9 Jean-Pierre Pagé, « Europe de l’Est : économie politique d’une décennie de transition », in Critique internationale, vol. 6, 2000. Rationalités de la violence extrême. pp. 81-99.

10 Jean-Yves Potel Les Cent portes…, op.cit. p. 311.

11 En 2017, pour un PIB/habitant moyen des 28 États de 29 900 euros, la Pologne est à 20 900, la Roumanie à 18 700 et la Slovaquie à 23 000 (France 31 200, Allemagne 36 800). Source Eurostat.

12 Selon les indices Gini calculés par Eurostat (Guillaume Allègre, L’économie européenne 2017, Coll. Repères-La Découverte, 2017) et les études sur la pauvreté et l’exclusion sociale de l’OFCE https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/pauvrete-et-exclusion-sociale-en-europe-ou-en-est/

13 François Bafoil, Europe centrale et orientale. Mondialisation, européanisation et changement social, Presses de la FNSP, Paris, 2006, pp. 535 et sq.

14 Commission européenne, Septième rapport sur la cohésion économique, sociale et territoriale, Bruxelles, 2017, p. 183. https://ec.europa.eu/regional_policy/sources/docoffic/official/reports/cohesion7/7cr_fr.pdf

15 77,41 % de oui en Pologne avec 58,82 % de participation ; 83,76 % de oui en Hongrie avec 45 % de participation ; 91,04 % de oui en Lituanie avec 63,3 % de participation ; 92,46 % de oui en Slovaquie avec 52,15 % de participation ; 77,33 % de oui en République tchèque avec 55,21 % de participation, etc.

17 2,3 % en République tchèque, 3,4 % en Pologne, 3,8 % en Hongrie ou 4,1 % en Roumanie – Eurostat, 2018.

19 Publication en français sur le site de l’ambassade hongroise.

20 Ivan Krastev, Le destin de l’Europe. Une sensation de déjà vu, Édition Premier Parallèle, 2007, p. 11.

21 Propos recueillis par Antoine Perraud, Mediapart, 25 novembre 2018.