C’est au moment où mon collègue Louis Boyard [député La France insoumise, Val-de-Marne] accuse Vincent Bolloré d’appauvrir l’Afrique que Cyril Hanouna se déchaîne violemment. Qu’un présentateur de télévision ose traiter un député de « merde » et d’« abruti » constitue une première dans notre République. Or, depuis, une question revient de façon lancinante : les « insoumis » vont-ils boycotter l’émission « Touche pas à mon poste ! » ? Plus elle est posée, plus je suis convaincue qu’elle dévie notre regard et notre réflexion de l’éléphant désormais bien installé dans la pièce de notre édifice démocratique. Car le sujet essentiel que nous devons affronter et que cette séquence a mis à nu, c’est la concentration dans les médias, ses dégâts sur la production de l’information, la liberté d’expression et le pluralisme.
L’urgence nous presse de modifier en profondeur notre législation pour « mettre fin à l’OPA d’une poignée de milliardaires sur le débat d’idées », comme le dit Julia Cagé dans Pour une télé libre. Contre Bolloré (Seuil, « Libelle », 96 pages, 4,50 euros). Aujourd’hui, le téléspectateur et le régulateur ressemblent à des grenouilles placées dans une casserole chauffée à petit feu. Ils sont en train de bouillir sans réagir.
La mainmise de Vincent Bolloré sur toute une galaxie de médias s’est construite progressivement et avec la complicité de l’Etat. Quand le milliardaire rachète Canal+, ce sont d’abord les programmes d’info, « Le Petit journal » et « Les Guignols », qui sont supprimés. Puis la cellule d’investigation est fermée, et de plus en plus d’éditorialistes, qui coûtent bien moins cher que des journalistes, accaparent les plateaux, au détriment de la qualité de l’information et de la diversité des points de vue.
Peur et excès de zèle
Quand Bolloré prend la tête de C8, l’émission « TPMP » déroule le tapis rouge à Eric Zemmour. Dans la précampagne présidentielle, le temps d’antenne pour l’extrême droite y a même atteint plus de 50 %. Or, c’est l’Autorité publique de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), qui a octroyé gratuitement le canal 8 de la TNT, sans y adjoindre un cahier des charges suffisamment solide pour nous prémunir d’un tel crash démocratique.
Bolloré, c’est aussi Paris Match et sa couverture imposée par l’actionnaire [le cardinal Sarah, en juillet], c’est encore la censure d’un dictionnaire en raison d’un trait d’humour critique de Guillaume Meurice contre le possesseur de la maison d’édition. De façon plus quotidienne, la peur et l’excès de zèle remplacent souvent la censure en bonne et due forme. La suppression de moyens humains et la dépendance à la publicité font le reste, abaissant drastiquement le niveau de la production de contenus.
Le cas Bolloré est la pointe émergée de l’iceberg. Depuis la fin des années 1990, la mainmise de grands groupes et de milliardaires sur les principaux médias est en marche. A chaque nouvelle étape de concentration, un scénario se répète : vague de suppressions d’emploi, remplacements aux postes-clés des rédactions, reprise en main idéologique. Autrement dit, on assiste au contrôle progressif des actionnaires sur le contenu éditorial et à l’appauvrissement programmé de ce qui nous est donné à voir, à penser.
Ces empires médiatiques dévorent notre démocratie. Ils engrangent l’essentiel des aides publiques, accaparent la majorité des canaux de diffusion, se partagent les plus grandes parts d’audience. C’est toute la chaîne de l’information – sa production, son traitement, sa diffusion – qui se trouve en péril. Les citoyens en ressortent fatigués et défiants, les « informations alternatives » se répandent, les contenus s’appauvrissent.
Absence de régulation
Nous en sommes là car aucun projet gouvernemental ni travail législatif conséquent n’ont permis de remodeler le dispositif anti-concentration de la loi de 1986 sur la liberté de communication, dont tous les acteurs du secteur s’accordent à dire qu’il est totalement obsolète. L’Etat ne cesse d’accompagner la dégradation de notre système médiatique par son absence de régulation et le gouvernement vient également de fragiliser l’indépendance de l’audiovisuel public en supprimant la redevance télé. Il n’y a aucune fatalité à ce laisser-faire et à ces démantèlements : ce sont des choix politiques.
Allons-nous nous accommoder de Fox News à la française ? Ou allons-nous garantir que l’information comme la culture ne sont pas des marchandises mais des biens communs à protéger et développer ?
Dans notre niche parlementaire du groupe LFI-Nupes, nous avons proposé de premières mesures pour empêcher le phénomène de concentration, en limitant l’accès d’un actionnaire de contrôle au capital d’un média à un droit d’agrément délivré par le comité social et économique, l’instance de représentation du personnel, et en interdisant à toute personne possédant plusieurs entreprises de médias de détenir une part supérieure à 20 % du capital de chacune d’entre elles.
Cette proposition a reçu un avis négatif de la Macronie, alors même qu’il faudrait en réalité aller beaucoup plus loin avec une grande loi-cadre, jouant sur tous les leviers – critères revisités pour les aides publiques, cahiers des charges plus contraignants pour octroyer les canaux de diffusion, extension du droit de contrôle pour les rédactions, nouvelles formes de contributions publiques pour garantir la vitalité de nos médias…
Il est indispensable de se donner les moyens d’un audiovisuel public populaire et de haut niveau d’exigence, comme de repenser, à l’heure où le Web explose, nos aides publiques aux médias privés dans une logique d’égalité entre les différents supports.
Vincent Bolloré a confié en privé se servir « de [ses] médias pour mener [son] combat civilisationnel ». Nous aussi, nous en avons un : que la richesse de la culture et de la démocratie l’emporte sur celle des puissances financières.
Clémentine Autain (tribune publiée dans Le Monde).