Les institutions créées en Irlande du Nord (ou Ulster) après la partition de l’Irlande en 1921 étaient calibrées pour assurer une majorité permanente aux Unionistes (favorables au lien maintenu avec le Royaume Uni, ancrés dans la communauté protestante) et ainsi maintenir un système de discriminations de type colonial envers la population catholique, sur le terrain des droits politiques, du logement ou du travail. Le résultat des élections locales du 21 mai 2023, dans la continuité de celles de l’année précédente, confirme que les temps ont changé, et ce de manière définitive. Le Sinn Féin, historiquement lié à l’IRA, longtemps minoritaire même dans la communauté catholique, est devenu le premier parti en Irlande du Nord, remportant 144 sièges, alors que le DUP, principal parti unioniste, n’en a que 122. Rien qu’à Belfast, bastion historique de l’Unionisme, il n’y a plus que 17 conseillers unionistes sur 60.
Ce résultat s’inscrit dans une histoire qu’on peut rappeler à grands traits : les discriminations subies par la population catholique conduisirent à l’émergence d’un puissant mouvement pour l’égalité des droits dans les années 1960 et jusqu’au début des années 1970, lorsque le Bloody Sunday fit basculer l’Irlande du Nord dans 3 décennies d’affrontement armé. En 1998, l’accord de paix dit du Vendredi Saint établit de nouvelles règles institutionnelles censées permettre un partage du pouvoir entre Unionistes et Républicains (favorables à la réunification de l’Irlande, ancrés dans la communauté catholique). Parmi celles-ci le principe d’une cogestion de l’exécutif entre le principal parti unioniste et le principal parti nationaliste, le parti arrivé premier à l’élection, désignant en son sein le Premier Ministre et le second le Vice-Premier Ministre.
Il est également le reflet d’une évolution démographique : le dernier recensement a indiqué que pour la première fois, en Ulster, les Catholiques étaient plus nombreux que les Protestants. Les jeunes générations sont donc plus susceptibles d’être issues d’un milieu catholique et nationaliste et de se définir comme Irlandais ou Nord-irlandais que comme Britanniques, tandis que la base sociale et électorale des Unionistes vieillit et se réduit
Le Brexit a servi d’accélérateur, en ouvrant une crise politique profonde. L’Irlande du Nord (comme l’Ecosse) a très majoritairement voté pour le maintien dans l’Union Européenne, ce qui pose d’emblée une question démocratique majeure dans la région restée partie prenante de la Grande Bretagne, mais qui pèse fort peu sur une politique qui se décide à Londres. Le deuxième aspect tient à la mise en œuvre du Brexit. La question posée fut celle de la frontière. Devait-elle isoler l’Irlande du Nord du reste de l’île, en revenant à la situation d’avant 1998, avec tous les risques afférents, ou établir un statut spécifique à l’Irlande du Nord en matière de liens commerciaux avec l’Union Européenne, séparant de fait l’Ulster du Royaume-Uni et donnant du crédit à une perspective de réunification ? La seconde option l’a emporté, sous la forme d’un protocole signé en janvier 2020. La pression de l’Union Européenne a été décisive pour convaincre Boris Johnson, mais s’ajoute le fait que les Unionistes du DUP ont perdu leur rôle de faiseur de roi à Westminster. Il faut également tenir compte du fait que l’Ulster n’a plus la même place sur le plan économique. Elle fut une riche région industrielle face à une République d’Irlande demeurée pauvre et agricole. Elle constitue aujourd’hui la zone la plus pauvre du Royaume-Uni, avec un taux de croissance beaucoup plus faible que dans le reste de l’île.
En guise de protestation contre cet accord, le DUP a instauré un boycott des institutions, paralysées de fait depuis presque 3 ans. Cette stratégie a visiblement été extrêmement contreproductive, et le résultat des élections ne fait que renforcer le rapport de forces en faveur d’un Sinn Féin qui plaide pour un retour au fonctionnement normal des institutions, que Michelle O’Neill dirigerait comme Première ministre. Le parti nationaliste n’a pas fait le choix d’une campagne en faveur de la réunification de l’Irlande mais s’est notamment concentré sur la dénonciation des coupes budgétaires massives ayant affecté les services publics, se positionnant comme le parti représentant les intérêts de toute la population d’Irlande du Nord. Il ne cache cependant pas sa volonté d’organiser un référendum pour la réunification, possiblement à échéance de cinq ans.
Celle-ci ne pourrait constituer une issue que si elle était largement majoritaire des deux côtés de la frontière qui divise l’île et dans les deux communautés au nord, ce qui signifie sortir de la polarisation historique structurée par l’appartenance religieuse. Elle poserait la question de ses formes possibles, du degré d’autonomie de l’Irlande du Nord, de la compatibilité des législations, y compris sur le plan de l’égalité des droits : dans ce domaine, les récents référendums ont permis une véritable révolution en République d’Irlande, dont la législation est désormais, à bien des égards, plus progressiste que celle de l’Irlande du Nord.
Ce dernier élément renvoie à une forme de sécularisation de la société irlandaise, longtemps profondément dominée par l’Eglise catholique, ce qui conduisait, dans la perspective alors totalement utopique d’une réunification, à demander à la communauté protestante d’accepter de s’intégrer à une quasi-théocratie. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ce poids moindre de la religion se retrouve également au Nord. La meilleure preuve en est la place acquise par le parti Alliance, désormais en troisième position, avec 13.3% des voix et 14 sièges supplémentaires. Il s’agit d’une organisation non communautaire (mais pas franchement radicale …), traduisant l’émergence d’une nouvelle génération qui n’a pas connu la violence paramilitaire et qui ne se reconnait plus ni dans la division en deux blocs ni dans l’unionisme ultra-réactionnaire. C’est sur elle que repose l’avenir, dont il est pour l’heure difficile de prévoir les contours politiques et institutionnels. Pour le dire en une formule, on est encore loin d’un horizon émancipateur unifiant les classes populaires au-delà des divisions historiques qui pèsent sur elles, face à l’austérité néolibérale au pouvoir des deux côtés de la frontière …
Ingrid Hayes