A priori, l’on pouvait s’attendre à ce que le centenaire du congrès de Tours (décembre 1920) qui vit de la fondation du Parti communiste français constitue un rendez-vous, commémoratif (pour les militants et les militantes) et savant (pour les historiens et les historiennes). Comme on peut le constater, on en est assez loin, y compris en termes de sortie d’ouvrages consacrés à ce sujet[1]. Il est à craindre que la prégnance de l’urgence sanitaire sur l’ensemble des activités humaines n’explique pas vraiment cette situation. D’où une question redoutable : le PCF aurait-il, tout simplement, cessé de constituer un véritable centre d’intérêt ou, a minima, de curiosité ?
« Il n’était écrit ni que le Parti communiste occuperait une telle place dans l’histoire française du XXe siècle ni qu’un déclin brutal le renverrait vers la marge au siècle suivant. Telle est la double énigme que l’histoire est tenue d’élucider ». C’est ainsi que commence « Le PCF, une énigme française », l’ouvrage de Roger Martelli que l’on se propose de discuter ici.
Afin de parvenir à élucider cette énigme, R. Martelli tente d’expliquer en quoi le PCF s’est pleinement inséré dans la société française et son histoire ainsi que les fonctionnalités multiples qu’il a rempli et qui ont assuré son succès. Il décrit ensuite comment, au cours des dernières décennies du XX° siècle, la machine s’est déréglée. Parmi des épisodes de cette histoire, incluant les choix qu’a du faire – ou, à l’inverse, qu’a esquivé – le Parti communiste, on discutera ici trois d’entre eux ainsi, naturellement, que l’interprétation qu’en donne Roger Martelli : le PCF comme incarnation au XX° siècle du courant révolutionnaire plébéien dont les origines remontent en fait à la Révolution française ; le grand changement qu’a représenté le Front populaire, ses motivations et ses conséquences durables sur la stratégie du PCF ; le déclin du PCF à partir du milieu des années 70 avec ses causes exogènes et/ou endogènes.
Aux origines, la Grande Révolution
De nombreux historiens – à commencer par Annie Kriegel – ont analysé le Parti communiste français essentiellement comme un phénomène d’importation, une « greffe » d’origine soviétique sur le mouvement ouvrier et la gauche française. Roger Martelli se situe aux antipodes de cette tradition. Pour lui, ce qui explique la place prise par le PCF sur la scène politique et au sein de la société française, est au contraire la capacité de celui-ci à incarner au XX° siècle un courant qui, en réalité, date de l’évènement où tout a commencé : « Le choc révolutionnaire de 1789 (…) a aussi fait émerger un courant démocratique plébéien, de souche révolutionnaire, construit autour de la symbolique de « l’égaliberté ». Ses méandres irriguent la gauche politique et le mouvement ouvrier. La sans-culotterie parisienne, le républicanisme des sociétés secrètes, les insurgés de 1830 et de 1848, les communards de 1871, le socialisme historique, l’idée libertaire, la radicalité d’extrême gauche ou le communisme politique en ont été des manifestations concrètes. Cette tradition intègre, dans un vaste complexe, la justice, la liberté́, l’insurrection, la Révolution, la République et la Sociale ».
A l’appui de cette thèse, R. Martelli n’hésite pas à convoquer un parallèle statistique original et tout à fait étonnant, à savoir « la forte ressemblance entre la carte des sociétés populaires ou des pétitions à la Convention en 1793-1794, dressée par les historiens de la Révolution française, et le modèle départemental du vote communiste, à peu près stable de 1924 au début des années 2000 ». C’est évidemment un tout autre éclairage que celui qui, en général, formate les analyses académiques du phénomène communiste français, car il permet de l’inscrire dans une histoire longue – celle du mouvement révolutionnaire français, qui a préexisté à la constitution du PCF[2] – sans pour autant occulter ses spécificités : « Les cartes les plus proches de celles de l’implantation du PC ne sont ni celles de la répartition des prolétaires ni celles de l’industrie. Elles sont plutôt celles de la politisation révolutionnaire, dans la période de plus forte mobilisation civique de la Grande Révolution ».
Front populaire, le grand tournant
On s’accordera assez facilement sur l’ampleur du changement d’orientation et même de culture politique qu’a représenté, au milieu des années 30, l’adhésion à la stratégie de Front Populaire, après une décennie marquée par un recours assez gauchiste à la stratégie « classe contre classe », inspirée de la théorie de la « troisième période », alors en vogue au sein de l’Internationale communiste. Ce qui soulève trois types d’interrogation : quel est l’origine de ce changement d’orientation ? Quel est son contenu profond ? Quelles sont ses conséquences en termes de pensée stratégique pour le PCF ?
Première interrogation, donc : dans quelle mesure le « font populaire » est-il une création du PCF ? Ou, à l’inverse, dans quelle mesure s’agit-il d’une décision – en fait d’un tournant stratégique – de l’Internationale communiste et, donc, en réalité, de la direction soviétique ? La tradition théorique « marxiste révolutionnaire »[3] suggère que la stratégie des fronts populaires a été initiée par Staline, prenant tardivement conscience de la montée du fascisme et, surtout, du nazisme et des menaces contre l’URSS qui en découlent. Il ne s’agit plus, dans les démocraties parlementaires européennes, de pousser à des soulèvements révolutionnaires, mais de favoriser l’arrivée de gouvernements si possibles orientés à gauche, mais surtout susceptibles d’entretenir de bons rapports diplomatiques avec l’État soviétique. En retour, en Mai 1935, Pierre Laval – alors Ministre des affaires étrangères – peut se prévaloir du soutien de Staline à la politique militaire du gouvernement français : « M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. », une politique que le PCF, depuis sa fondation, avait ardemment combattu. Rompant avec plus d’une décennie d’activités antimilitaristes, le PCF se rallie à la nouvelle doctrine[4].
Une autre interprétation possible du tournant que représente le « font populaire » serait qu’il cristallise l’adoption par les communistes français d’une stratégie plus unitaire, moins en rupture avec la société française, ses traditions et sa culture populaire. Et, pour tout dire, après une phase marquée par une certaine marginalisation politique, le retour à une orientation un peu moins « soviétique » et un peu plus française…
Roger Martelli n’exclut aucune des deux explications. Mais, de fait, il met principalement l’accent sur la seconde : « Les années trente marquent donc une rupture. En s’ancrant explicitement dans la gauche et en proposant une formule pour son rassemblement — il invente le terme de « front populaire » — le PCF ajoute une fonction politique aux fonctions sociale et projective déjà installées ». Ainsi, fondamentalement, la nouvelle orientation permettrait au PCF de sortir de l’isolement et de renouer avec les traditions profondes du mouvement ouvrier français : « Si Thorez ne crée pas à proprement parler l’orientation de Font populaire, il l’intériorise avec d’autant plus de force et de créativité qu’elle correspond à son intuition fondamentale, forgée dans l’expérience des combats de la décennie précédente et baignant dans la culture traditionnelle, socialiste et républicaine, du mouvement ouvrier français ».
Du coup – c’est la seconde interrogation – cela conduit à regarder de plus près le contenu de la politique de font populaire, notamment d’un point de vue de classe. Même s’il n’insiste pas sur cet aspect, Roger Martelli signale le problème en ces termes : « Auparavant, le PC s’en tenait à l’invocation d’un « front unique » limité au PC et à la SFIO et censé rassembler le seul groupe ouvrier. Désormais, le Front populaire ouvre l’alliance sociale aux couches moyennes par l’entremise des radicaux ». Cette présentation semble reprendre à son compte le récit qui, traditionnellement, est celui du PCF. Pourtant la pertinence de ces formulations – et, partant, de l’orientation qu’elle synthétise – mériterait quand même d’être questionnée. Dans quelle mesure l’alliance politique (et électorale) avec les radicaux est-elle vraiment utile, voire indispensable, pour réaliser l’alliance sociale avec les couches moyennes ? En effet, l’idée que le Parti radical des années 30 représente les couches moyennes – une notion par ailleurs pour le moins imprécise – a au mieux une valeur descriptive sur le plan électoral. Par contre, si l’on prend en considération les intérêts sociaux – les intérêts de classe , pour reprendre l’expression consacrée – que défend le Parti radical, alors il n’apparaît absolument pas comme le parti des classes moyennes, mais comme l’un des principaux partis de la grande bourgeoisie capitaliste, voire même comme son principal parti depuis plusieurs décennies, même s’il connaît un déclin relatif lors de la constitution du Front populaire.
Ce qui éclaire différemment ce que recouvre le « front populaire » : pas seulement la recherche de l’unité (politique et sociale) des couches populaires, mais aussi une stratégie d’alliance avec un secteur au moins de la grande bourgeoisie capitaliste. L’établissement puis la sauvegarde de l’accord électoral incluant le Parti radical justifient alors le caractère extrêmement modéré du programme sur lequel cet accord a été scellé et des premières mesures prises. Par la suite, le Front populaire a été identifié à la loi des quarante heures et aux congés payés. Mais ces mesures, prises dans le feu de la grève générale, ne figuraient pas dans le programme électoral du Front populaire !
Reste que – c’est l’une des sources des désaccords et/ou des malentendus existants, notamment entre le PCF et la gauche révolutionnaire – la mémoire collective a, pour l’essentiel, retenu le « font populaire » comme un tout indissociable incluant l’unité de la gauche, la victoire électorale, le mouvement de grèves et d’occupations des entreprises qui s’en est suivi. Et, bien sûr, les conquêtes sociales emblématiques…
Or cette discussion a une importance qui va très au-delà de sa dimension de « débat historique » car, sous des déclinaisons différentes, le front populaire est resté la seule référence stratégique un peu consistante du PCF. A plusieurs reprises, R. Martelli déplore d’ailleurs l’absence de curiosité et d’inventivité du PCF en matière stratégique, dressant forcément un parallèle (peu flatteur) avec la richesse du Parti communiste italien en la matière : « Il n’y a pas de formalisation stratégique à la française, mais un grand référent, le Front populaire. Or ce modèle, que le PCF a plus que tout autre intériorisé et développé, n’a été ni produit ni théorisé par lui ».
Les causes du déclin
C’est l’autre face de l’énigme : comment expliquer, à partir du milieu des années 70, la descente aux enfers (électoraux et militants) de ce qui fut le second parti communiste – après le Parti communiste italien – des sociétés occidentales développées ?
L’explication globale que suggère R. Martelli est que, progressivement, tous les éléments qui avaient concouru à l’implantation et aux succès du PCF se fissurent et, même, s’effondrent : « En fait, le PCF a décliné parce qu’il a perdu son utilité fondamentale, dans l’espace désagrégé des catégories populaires de l’âge post-industriel ». En réalité, au cours du dernier quart du XX° siècle, la classe ouvrière ne disparaît pas, contrairement aux thèses en vogue. Mais elle se transforme en profondeur : des secteurs nouveaux apparaissent que le PCF ne parvient pas à organiser ni même à représenter, alors que d’autres, précisément ceux qui étaient ses bastions, s’amenuisent. Mais l’évolution va bien au-delà d’une simple transformation sociologique et touche à l’identité sociale et politique : « Les quatre dernières décennies ont en effet bouleversé le sentiment d’appartenir à une classe sociale (…) Entre 1982 et 2010, l’identification à la ‘classe ouvrière’ a reculé de 33 % à 9 % ».
Autant de changements qui ébranlent l’assise militante autant qu’électorale du « parti de la classe ouvrière »… Dans ce contexte, la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’Union soviétique vont porter un coup décisif au PCF, en détruisant tout modèle « projectif » : « Campés de fait sur la défensive, les communistes assistent, impuissants, à la fin de l’État-providence, au démantèlement des équilibres keynésiens, à l’effondrement brutal du bloc socialiste européen et à la disparition du grand référent originel, quand le drapeau rouge de l’URSS cesse de flotter sur le Kremlin à l’extrême fin de 1991 ».
A tout cela s’ajoute, une profonde crise d’orientation. Comme on l’a déjà souligné, la référence stratégique du PCF demeure le « front populaire », même si ses déclinaisons sont différentes selon les époques, comme l’atteste la variété des termes employés : union de la gauche autour du programme commun de gouvernement, union des forces populaires, rassemblement populaire, union du peuple de France, rassemblement majoritaire, gauche plurielle, etc. Or cette stratégie va entrer en crise au fur et à mesure de sa mise en œuvre. Après l’évaporation militante et électorale des radicaux, le PCF tentera bien de trouver d’improbable républicains de progrès pour étoffer sa politique d’alliance. Mais, en pratique, cette politique repose sur un partenaire privilégié et même quasi exclusif, le Parti socialiste.
Cette démarche va s’avérer un piège absolu : dans un premier temps, au milieu des années 70, il s’avère que l’alliance avec le Parti socialiste profite surtout à ce dernier et que, progressivement le PCF perd son hégémonie à gauche. Par la suite, notamment lorsque la gauche est au pouvoir, le PS évolue très à droite : c’est le « social-libéralisme ». Mais, dans la mesure où le PCF lui est allié (y compris par le biais d’une participation gouvernementale en position nettement subordonnée), il subira lui aussi le désaveu populaire : « Globalement, l’activité́ des ministres communistes est associée à̀ la gestion socialiste, d’autant plus que la direction communiste privilégie ouvertement ses rapports avec la direction du PS ». Conscient des risques, le PCF a tenté à plusieurs reprises de réagir, le plus souvent en adoptant des postures plus ou moins durables de rupture, de polémiques et de division. Sans pour autant en recueillir le moindre bénéfice, bien au contraire. C’est bien ce que constate R. Martelli : « Selon les moments, on fit porter la responsabilité des mauvais résultats sur l’excès de sectarisme ou, au contraire, sur l’excès d’ouverture. Or l’expérience de plus de quatre décennies de déconvenues aurait dû mettre en évidence le fait que le recul s’est produit indépendamment du choix tactique et du style politique retenu. En alliance avec le PS ou en conflit avec lui, sous l’étiquette communiste ou à l’intérieur d’une coalition, les bases d’implantation du PCF restent fragilisées ».
C’est, pour le coup, une nouvelle et ultime énigme et, naturellement, une véritable tragédie pour les militantes et les militants communistes. Si le déclin du PCF ne dépend pas fondamentalement de la ligne mise en œuvre, c’est sans doute que ce phénomène renvoie à des causes encore plus profondes : « Quelles que soient la direction et la ligne politique suivie, quel que soit le discours tenu, le monde ouvrier se reconnaît de moins en moins dans un PC dont il ne voit plus l’utilité ». Et, surtout, cela suggère une certaine inéluctabilité….
Pour autant, R. Martelli refuse la pente du fatalisme : « En histoire, ce que l’on appelle une cause ou un entrelacs de causes ne fait que dessiner un champ de possibilités. En général, un élément cristallisateur décide du possible qui l’emporte et qui, devenu réalité, va conditionner à son tour les évolutions ultérieures ». C’est cette conviction qui le conduit à rechercher les moments de bifurcation, ces évènements particuliers où existaient encore d’autres possibles, différents de l’histoire qui a finalement eu lieu. De ce point de vue, le dernier ouvrage en date de R. Martelli (auquel sont consacrées ces quelques remarques) s’inscrit dans une longue quête où figurent d’autres ouvrages tels que « L’occasion manquée. Eté 84, quand le PCF se referme »[5] ou encore « Communistes en 1968, le grand malentendu »[6].
Pour l’auteur, une période s’avère particulièrement cruciale, autour de l’année 1968 : le PCF est encore conquérant et il fixe alors les principaux traits de ce qui sera son orientation pour les décennies à venir. Avec, à cette époque, des avancées prometteuses qui occultent les nouveautés de la situation, et les désastres à venir : « D’une part, les communistes pensent qu’ils sont assez forts pour étouffer ce qui n’est que prémices d’un mouvement (le féminisme, l’écologie, l’autogestion.). D’autre part, ils considèrent que la construction formalisée entre 1962 et 1967 suffit à répondre aux contraintes du champ politique : un programme keynésien de réformes radicales, un rassemblement plus ou moins héritier de la méthode frontiste des années trente et une synergie du social et du politique pilotée par la galaxie communiste, parti, syndicat, organisations de masse et municipalisme (…) La méthode, qui n’est pas sans efficacité dans les années soixante, bute sur les chocs de la fin de la décennie suivante. »
A l’issue de son essai, R. Martelli, historien mais aussi militant, s’interroge sur les perspectives d’avenir dans un contexte qui apparaît assez largement comme un champ de ruines et choisit de conclure sur une note plutôt optimiste : « Au terme d’un long parcours, il serait vain d’oublier en effet que le communisme français, après 1920, n’a été qu’une pièce d’un courant bien plus vaste qui, depuis plus de deux siècles, marie sous des formes multiples la critique sociale, la fibre plébéienne, le parti pris démocratique et l’idée de révolution. Juger que le communisme du XXe siècle n’est plus opérationnel n’implique pas de conclure que ce vaste courant polymorphe l’est en même temps que lui ». C’est l’Histoire – qui, contrairement aux croyances si répandues de la fin du siècle, est loin d’être finie – qui dira si cet optimisme est justifié…
François Coustal
[1] Dans ce contexte, on se doit donc de signaler la publication de trois ouvrages : « Le Parti rouge : une histoire du PCF 1920 – 2020 » (Jean Vigneux, Roger Martelli et Serge Wolikow – Editions Armand Colin) ; « Le Parti des communistes : histoire du PCF de 1920 à nos jours » (Julian Mischi – Editions Hors d’atteinte) ; « Le PCF, une énigme française » (Roger Martelli – Editions La Dispute).
[2] Savoir quelle forme nouvelle prendra en France le mouvement révolutionnaire après le déclin du PCF reste une question ouverte, qui dépasse aussi bien l’ouvrage de R. Martelli que ce commentaire !
[3] On pense notamment aux ouvrages de Léon Trotski (Où va la France ?), de Daniel Guérin (Front populaire, révolution manquée) ou encore de Jacques Danos et Marcel Gibelin (Juin 36).
[4] L’ampleur et/ou la brusquerie de ce tournant sont contestées par certains historiens. Voir notamment : Georges Vidal, « Le PCF et la défense nationale à l’époque du Front populaire (1934-1939) ».
[5] « L’occasion manquée. Eté 84, quand le PCF se referme », Roger Martelli, Editions Arcane 17, 2014.
[6] « Communistes en 1968, le grand malentendu », Roger Martelli, Les Editions sociales, 2018.