Une société rationnelle ne devrait pas s’accommoder du chômage de masse. Tout projet de transformation sociale doit donc viser à rendre effectif le droit à l’emploi. Cette contribution esquisse les principaux moyens qu’il faut utiliser de manière combinée pour atteindre cet objectif. Elle cherche à montrer la cohérence d’un tel projet.
Raccourcis et impasses
L’histoire du progrès social est une succession d’utopies réalisées. Tout processus de transformation sociale a besoin d’une perspective et d’un horizon utopique. Ce n’est pas moins vrai dans une période dominée par la régression sous toutes ses formes. Mais, dans un telle conjoncture, le risque est grand de voir éclore des projets impatients qui se prévalent de leur radicalité et qui sont en réalité des obstacles à la construction d’une véritable alternative.
Aujourd’hui, deux projets connaissent un certain succès en raison de leur radicalité revendiquée : le revenu universel et le salaire à vie défendu par Bernard Friot. L’écho qu’ils rencontrent est compréhensible, puisqu’ils prétendent dessiner une voie de sortie à l’impasse actuelle. Mais ces projets sont exposés à trois critiques essentielles que l’on se bornera à rappeler brièvement :
– Ils se rallient à la thèse de la « fin du travail » en renonçant au plein emploi.
– Ils sont formulés en termes monétaires et font totalement l’impasse sur la satisfaction des besoins sous une forme démarchandisée assurée par les services publics, qui sont, selon la formule reprise par Aude Lancelin, « la seule richesse des pauvres ».
– Enfin, ils ne prévoient aucune logique de transition.
Cette dernière critique mérite d’être explicitée. Dans le cas du revenu universel, la transition est exclue, parce que la nature même du revenu universel dépend de son montant. Si l’on commence par une somme modique, on s’installe dans une logique néolibérale ; la version radicale nécessite que l’on passe du jour au lendemain à un montant correspondant à un revenu décent. Il en va de même dans le modèle de Bernard Friot qui ne peut pas être introduit de manière progressive, d’autant plus que ce modèle comprend aussi l’expropriation des capitalistes.
On se trouve alors dans une posture « révolutionnariste » qui revient à dire que la seule solution est d’abattre le capitalisme. Le corollaire est une dénonciation du réformisme keynésien, sous-consommationiste, travailliste etc. au nom d’une perspective authentiquement révolutionnaire. Il s’agit là d’un vieux débat opposant réforme et révolution, qui est très souvent stérile quand il efface toute dialectique entre les aspirations aux réformes et une perspective anticapitaliste.
Réformes de structure
Cette contribution au débat s’inscrit dans la logique développée il y a longtemps par Ernest Mandel et André Gorz. Dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme, paru en 19641, Gorz montrait qu’une réforme « n’est pas nécessairement réformiste » si elle est revendiquée « en fonction des besoins et des exigences humaines ». La lutte pour ces réformes – que Gorz qualifie tour à tour de « non-réformistes », « anticapitalistes » ou « révolutionnaires » – définit une stratégie qui « ne fait pas dépendre la validité et le droit de cité des besoins de critères de rationalité capitalistes. Elle se détermine non en fonction de ce qui peut être, mais de ce qui doit être ».
Et Gorz insiste sur un point essentiel : « La réforme de structure est, par définition, une réforme appliquée ou contrôlée par ceux qui la réclament. [Elle] comporte toujours la naissance de nouveaux centres de pouvoir démocratiques ».
À peu près à la même époque, Ernest Mandel prônait « la stratégie des réformes de structure anticapitalistes » qu’il explicitait ainsi2 : « La stratégie des réformes de structure ( …) a essentiellement pour fonction d’opérer cette intégration entre les aspirations immédiates des masses et des objectifs de lutte qui remettent objectivement en question le fonctionnement du régime capitaliste lui-même. Elle ne signifie nullement que le mouvement ouvrier abandonne les revendications d’augmentations des salaires, de réduction de la durée du travail, de lutte contre la vie chère par l’échelle mobile, qui sont ses objectifs traditionnels (du moins en ce qui concerne son aile gauche). Mais elle signifie que le mouvement ne se limite ni à ces objectifs immédiats, ni à une combinaison entre le combat pour ces objectifs immédiats et une propagande générale en faveur de la « révolution socialiste », la « socialisation des moyens de production », voire la « dictature du prolétariat », qui, pour autant qu’elle ne s’inscrit pas dans la lutte quotidienne, reste sans influence sur le déroulement pratique de la lutte de classes. Elle signifie que le mouvement ouvrier combine dans la lutte quotidienne le combat pour des objectifs immédiats avec le combat pour des objectifs transitoires qui, partant des préoccupations immédiates des masses, remettent objectivement en question le fonctionnement du régime capitaliste. »
La question qui se pose aujourd’hui est donc de définir un système de « revendications transitoires ». Le point de vue qui sera défendu ici est que l’objectif de plein emploi doit être au centre d’un tel programme.
Le chômage, une catastrophe revendiquée
La force essentielle du capitalisme repose aujourd’hui sur le chômage et la précarité. L’effet de ces tendances ne concerne pas seulement les chômeurs et les précaires : elles ont un effet corrosif sur la majorité du salariat, elles pèsent sur l’avenir des jeunes, dégradent les retraites, principalement celles des femmes, et créent un sentiment d’insécurité sociale.
Le graphique 1 permet d’illustrer la relation entre part des salaires (dans le revenu national) et taux de chômage3. L’augmentation du taux de chômage engendrée par la récession de 1974-1975 a permis, quelques années plus tard, d’enclencher la baisse de la part salariale. On observe aussi comment le taux de syndicalisation recule avec la montée du taux de chômage, contribuant à dégrader le rapport de forces capital-travail qui à son tour vient peser sur les salaires.
Sources : Insee, OCDE, Commission européenne
Plusieurs études établissent un lien entre ce climat d’insécurité et de régression sociales avec la montée des partis d’extrême droite, même si celle-ci ne peut se ramener entièrement à des déterminations socio-économiques. Le graphique 2 ci-dessous est tiré de l’une d’entre elles et montre que la progression électorale du parti des Démocrates suédois est étroitement corrélée avec le nombre de plans de licenciements enregistrés dans chaque circonscription4.
Le taux de chômage est en tout cas un instrument de guidage essentiel du capitalisme et les débats actuel entre économistes dominants le montrent très bien. Fondamentalement, la théorie dominante du chômage repose sur un arbitrage entre inflation et chômage : il existe un niveau de chômage au-delà duquel l’inflation augmente et cette hausse de l’inflation a des effets récessifs qui ramène au niveau « d’équilibre ». On parle de « Nairu » (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment, taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation), de taux de chômage structurel, d’équilibre, voire « naturel ». Au-delà des sophistications, tout cela renvoie à la même idée : un fonctionnement fluide du capitalisme nécessite un certain volant de chômage qu’il est impossible de réduire sans effets néfastes sur l’activité économique.
Cette théorisation ne fait après tout que reprendre l’analyse que faisait Marx du rôle de « l’armée industrielle de réserve » sur le salaire. Derrière l’inflation, il y a en effet le salaire et le profit : il ne faut jamais « oublier que l’inflation apparaît quand la profitabilité des entreprises est inférieure au niveau souhaité », comme nous le rappelle Patrick Artus. La hausse des prix « résulte de la volonté des entreprises de redresser leur profitabilité si elle est inférieure au niveau qu’elles souhaitent »5.
Le schéma est donc le suivant : si le taux de chômage baisse trop, le rapport de forces entre capital et travail se modifie en faveur des salariés. L’augmentation des salaires mord sur le profit et les entreprises répondent en augmentant leur prix. Le taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation pourrait aussi bien, et ce serait plus clair, être baptisé « taux de chômage que ne fait pas baisser le taux de profit »6.
On a vu comment la montée du chômage intervenue entre les deux récessions de 1974-1975 et 1981-1982 a été utilisée comme un levier destiné à rétablir un partage de la valeur ajoutée plus favorable au capital. Ce n’est donc pas sombrer dans le complotisme que de souligner cette fonction de réglage attribuée au chômage. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’aujourd’hui l’un des sujets de débat entre les économistes dominants tourne autour de cette question : la « courbe de Phillips » ne semble plus fonctionner, autrement dit la baisse du chômage ne conduit pas, dans la majorité des pays, à une augmentation des salaires ou de l’inflation. Ils discutent doctement pour savoir à quel niveau se situe le taux de chômage « structurel » qu’on ne peut dépasser. L’une des explications de cette conjoncture est que le taux de chômage est dorénavant une mesure trop étroite de la dégradation du marché du travail, qui s’accompagne de formes précaires d’emploi et de l’augmentation de l’emploi des seniors contraints à accepter des emplois sous-payés en attendant la retraite.
Mais les dégâts sociaux du chômage et de la précarité vont bien au-delà des statistiques d’emploi. C’est une double violence sociale qui s’exerce. D’un côté, l’intensification du travail et les modes de gestion despotiques conduisent à la souffrance au travail, de l’autre le chômage stigmatise les « surnuméraires » : « dedans, c’est la galère, dehors c’est la misère » comme le disait AC ! (Agir ensemble contre le chômage).
Les seules rationalisations possibles de cette situation renvoient à un fatalisme technologique, ou invoquent la responsabilité des privés d’emploi accusés de paresse ou d’incompétence.
Pour le droit à l’emploi
Il est temps de « mettre à l’endroit ce que le libéralisme fait tourner à l’envers » pour reprendre la devise de la Fondation Copernic. Et de prendre un peu de recul : le choix qui consiste de fait à exclure au moins 10 % des membres d’une société est parfaitement irrationnel. C’est déjà ce que disait Keynes en 1929 : « L’idée qu’il existerait une loi naturelle empêchant les hommes d’avoir un emploi, qu’il serait « imprudent » d’employer des hommes et qu’il serait financièrement « sain » de maintenir un dixième de la population dans l’oisiveté pour une durée indéterminée, est d’une incroyable absurdité. Personne ne peut y croire s’il n’a pas eu la tête farcie d’inepties durant des années7 ».
Passons par une robinsonnade : imaginons un naufrage qui jette l’équipage et les passagers d’un bateau sur une île déserte coupée du monde. Cette mini-société doit donc s’organiser : peut-on imaginer un instant qu’elle le fasse en décrétant que certains de ses membres seraient interdits de toute activité et n’auraient droit qu’à un revenu de subsistance (en nature) ? Ce serait absurde : aussi modeste soit-elle, la contribution de chacun représenterait un ajout positif à l’activité collective.
Une société rationnelle devrait donc s’organiser autour d’un principe essentiel : le plein-emploi de ses « ressources humaines ». Tous les arguments qui sont invoqués pour dire que cet arrangement est hors d’atteinte renvoient en fin de compte aux rapports sociaux capitalistes qui font de la force de travail une marchandise dont l’usage doit être rentable. Les économistes dominants ne disent pas autre chose quand ils parlent d’« inemployabilité » à propos de personnes dont la « productivité » serait inférieure à leur « coût », ou quand ils se font les propagandiste d’un fétichisme technologique glaçant.
Keynes, toujours lui, écrivait : « Il y a des tâches à accomplir ; il y a des hommes pour le faire. Pourquoi ne pas faire correspondre les deux ? (…) Ce serait une folie que de rester assis en tirant sur sa pipe et d’expliquer aux chômeurs qu’il serait trop risqué de leur trouver du travail. » Et aussi : « Ce qui semble raisonnable est raisonnable, et ce qui semble être un non-sens en est vraiment un ».
Il faut évidemment discuter ces notions de rationalité et d’absurdité. Du point de vue de la classe dominante, le chômage est parfaitement « rationnel » puisqu’il résulte des mécanismes essentiels du capitalisme, et il n’y a rien d’« absurde » à se servir de cet outil pour faire pression sur la condition salariée. C’est évidemment la limite de Keynes de ne pas voir que l’absurdité qu’il dénonce est un élément essentiel du système.
Mais il serait également absurde de renoncer à cette approche critique, et il faut au contraire dénoncer l’irrationalité du système du point de vue du plus grand nombre. Montrer que « ce qui semble raisonnable est raisonnable » permet de faire un pas de côté et de poser la question autrement en rejetant la fausse raison dominante. L’acceptation, sans discussion, d’une inéluctable « fin du travail » par les tenants du salaire universel est au fond un exemple de cette pensée dominée. Il n’y a d’obstacle au plein-emploi que ceux que dresse la logique du profit.
Droit à l’emploi et stratégie de transition
Si l’on tient à perdre du temps et de l’énergie, il est toujours possible de disserter à l’infini pour savoir si cette revendication est réformiste ou anticapitaliste, autrement dit si elle est assimilable ou non par le capitalisme. La question n’est pas là, et ce n’est pas le bon critère. Mieux vaut se demander si elle est juste, en ce sens qu’elle répond aux besoins du plus grand nombre et correspond à un modèle de société désirable. Si la réponse est positive, ce qui est le cas, alors il faut incorporer cette revendication dans un programme de transformation sociale.
Il y a du pain sur la planche, car l’idée même de plein-emploi a été largement abandonnée, et il s’agit de comprendre pourquoi. Pendant tout un temps, les économistes du PCF ont combattu le terme de plein-emploi parce qu’il équivalait selon eux à un taux de chômage de 5 % encore trop élevé. Mais cette définition est celle des économistes libéraux et nous pourrions ici aussi reprendre celle de Keynes : « moins d’un pour cent de chômeurs ». Même s’ils ont évolué sur la réduction du temps de travail, ils en restent à leur projet de « Sécurité Emploi Formation » ainsi définie par l’un d’entre eux8 : « À l’opposé, un des fondements du projet du PCF de sécurité de l’emploi ou de la formation c’est le maintien des revenus à 100 % à la condition de s’inscrire effectivement dans un processus d’emploi ou de formation choisis ». Les maladresses de cette formulation sont révélatrices : le « ou » entre emploi et formation est significatif, et la formule « s’inscrire effectivement dans un processus d’emploi » est assez déroutante. Dans sa polémique avec le « salaire à vie » de Friot, l’auteur renonce de fait à l’affirmation d’un véritable droit à l’emploi, et non pas un droit à une voie de garage.
La réalisation du droit à l’emploi passe par deux axes essentiels : la réduction du temps de travail et la garantie de l’emploi. Le projet d’une « échelle mobile des heures de travail », pour reprendre le terme de Trotski dans le Programme de transition est parfaitement rationnel. Aux études souvent contrefaites qui nous menacent d’une hécatombe d’emplois menacés par l’automatisation, il serait pourtant facile de répondre : « Les robots vont faire le travail à notre place : tant mieux ! Nous travaillerons moins ». Dans la logique capitaliste, cette solution rationnelle est a priori exclue et n’est imposée que par les luttes sociales. Ou alors, elle passe par des formes régressives d’emplois intermittents ou de temps partiel9. La perspective d’une réduction généralisée du temps de travail est un élément central de tout programme visant à rendre effectif le droit à l’emploi.
Mais il existe un autre outil, qui commence à être porté aux États-Unis, c’est celui de la garantie de l’emploi (Job guarantee). L’idée est d’une simplicité biblique : l’État doit devenir « l’employeur en dernier ressort » et garantir à tous ceux qui le demandent un emploi décent10. L’expression n’est pas forcément heureuse car, plutôt que l’État, il s’agit aussi des collectivités locales, des associations, etc. Là encore, il s’agit d’un double renversement de perspective. Le premier consiste à adapter l’organisation de l’activité économique à la force de travail disponible, et non l’inverse. L’objectif est de maximiser le bien-être collectif en utilisant à plein les ressources humaines disponibles, alors que la logique capitaliste fonctionne à l’envers, puisque qu’elle est uniquement guidée par un critère de rentabilité. Quand Keynes défendait un programme de grands travaux, il se souciait peu que leur taux de rendement soit « de 5 %, 3 %, ou 1 % ». S’il s’agit de réduire le chômage, mieux vaut un faible rendement que pas de rendement du tout.
Le second renversement concerne la formation de la main-d’œuvre. Dans un article de 197311, Hyman Minsky, l’un des principaux théoriciens de la garantie de l’emploi, exposait la stratégie visant à la création immédiate d’emplois (on the spot) et avançait ce principe : « Prendre les chômeurs tels qu’ils sont et adapter les emplois publics à leurs compétences ». Sans ouvrir le débat sur les liens entre formation et chômage, on peut en tout cas s’accorder sur le fait que c’est un processus long. Ce que Minsky et ses disciples proposent, c’est d’inverser le calendrier : créons des emplois d’abord, formons les travailleurs ensuite (et sur le tas). Ce principe rationnel se retrouve aujourd’hui dans l’expérimentation passionnante des « Territoires zéro chômeur de longue durée ». 12
À l’argument majeur du coût d’un tel programme, on peut répondre en mettant en regard le coût du chômage. L’évaluation la plus récente provient d’ATD-Quart monde13 ; elle porte sur les seuls chômeurs de longue durée qui ne reçoivent plus d’allocations de l’Unedic. Le coût de ce « chômage d’exclusion » est évalué à 15 242 euros par personne et par an, soit environ 10 % de plus qu’un Smic net : « Nous réglons déjà la note14 », comme le dit un commentateur à propos des États-Unis. On retrouve ici la même absurdité : indemniser les chômeurs plutôt que leur procurer un emploi.
Ce chantier de la garantie de l’emploi pose de nombreuses questions quant à ses modalités. La principale concerne le statut des emplois qui seraient proposés, et cette question-clé du statut est posée aujourd’hui par la tendance à l’« ubérisation » des emplois.
Contre l’ubérisation
Le développement de l’économie de plates-formes est rendue possible par l’usage d’innovations efficaces permettant de mettre en contact, en temps réel, offre et demande de prestations. Son effet sur les relations de travail est d’introduire une brèche dans le statut de salarié au profit de formes plus ou moins informelles d’auto-entrepreneuriat. C’est un fantastique voyage dans le temps et dans l’espace.
Dans le temps : c’est un retour au « contrat de louage » et au « marchandage » qui l’accompagnait souvent, comme l’a longuement analysé Claude Didry15. Cela implique une remise en cause du statut de salarié, qui assure, comme l’explique Robert Castel, que « la relation de travail échappe progressivement au rapport personnalisé de subordination du contrat de louage, et l’identité des salariés dépend de l’uniformité des droits qui leur sont reconnus16 ». Ou, comme l’écrivait Alain Supiot, « Un statut (collectif) se trouve logé dans un contrat de travail (autonome et individuel) par la soumission de ce contrat à un ordre public (hétéronome et collectif)17 ».
Très clairement, les processus d’ubérisation ont comme effet de contourner le statut de salarié, en revenant à un contrat individuel qui n’est plus adossé à un « ordre public ». C’est ce que revendique Stephane Kasriel, le PDG d’Upwork (une plateforme de micro-travail mettant en relation des travailleurs indépendants et des clients), qui le dit très clairement : « Le travail « 9-5 » [de 9 heures à 17 heures], où les gens ont besoin d’être dans un bureau, ont un contrat de travail rigide et se présentent à des heures précises, était une construction du 19e siècle introduite par la révolution industrielle. Les gens devaient être à l’usine tous en même temps, sinon l’usine ne pouvait fonctionner. Si vous retournez au 18e siècle, cependant, ce n’est pas comme ça que les gens travaillaient : ils travaillaient dans l’industrie artisanale, où l’économie était beaucoup plus axée sur les produits, et les gens se rendaient chez les clients. L’économie freelance ne fait que revenir à ce qui existait avant l’instauration d’un ensemble de contraintes qui n’existent plus18 ».
Sans le savoir, le PDG d’Upwork retrouve ici les analyses de Marx sur le rôle de la grande industrie dans la formation de la classe ouvrière. Mais sans remonter dans le temps, l’ubérisation est aussi, sous des formes modernisées, un déplacement vers l’emploi informel qui, soit dit en passant, concerne la moitié de la population active mondiale, même en excluant l’agriculture19. Sur le Zócalo, la place centrale de México, on trouve ainsi des travailleurs à leur compte (por cuenta propia) qui offrent leur service. Le contact est direct, certains donnent un numéro de téléphone, d’autres ont sans doute disparu et passent par une appli : un degré supérieur dans l’invisibilité et l’individualisme.
En attente d’embauche sur le Zócalo (la place centrale de México) : un athlète, un chimiste, un architecte, un économiste et un maçon.
Mais les avancées de l’ubérisation engendrent d’ores et déjà des luttes de résistance devant ce « féodalisme numérique20 ». Leur extension permettra de poser à nouveau la question d’un nouveau statut du travailleur salarié assurant la continuité du salaire et des droits, à l’instar de propositions comme celle de la CGT21. À terme, la situation pourrait se retourner en faisant valoir que les plates-formes peuvent être considérées comme de mini-services publics, qui pourraient être organisées de manière coopérative. C’est ce qui commence à être mis en place par quelques municipalités, et c’est un projet porté par Coopcycle, à destination de livreurs travaillant pour des sociétés comme Deliveroo22.
Cohérence
Il n’y a pas de revendication unique, passe-partout, aux vertus intrinsèquement révolutionnaires. C’est l’ensemble des revendication transitoires qui doivent dessiner de manière cohérente une voie alternative. Les pistes esquissées plus haut se renforcent mutuellement.
1. La création ex nihilo d’emplois socialement utiles et écologiquement responsables, à condition qu’il s’agisse d’emplois décents du point de vue du statut et des rémunérations, exerce un double effet sur la condition salariée du secteur privé. D’un côté, il détend la pression exercée par le chômage et, de l’autre, il contraint les employeurs du privé à s’aligner sur un statut décent. Les différentes formes de précarité sont ainsi évincées.
2. La réduction du temps de travail doit être mise en œuvre de manière à peser sur le mode d’organisation du travail : elle doit se faire « sous le contrôle des salariés dont la tâche serait, outre de vérifier la réalité des créations d’emplois, de dresser un plan d’embauches qui ne serait pas forcément le simple décalque de la structure initiale des postes de travail mais tiendrait compte des besoins effectifs, de la pénibilité relative et de la nécessité de résorber les emplois précaires23 ».
3. Même si rien n’est automatique, la résorption du travail à temps partiel et de la précarité, la garantie de l’emploi et la baisse du temps de travail sont les conditions nécessaires à la réalisation d’une égalité professionnelle et d’un partage équitable des tâches privées.
4. La transition vers le plein emploi accompagne la transition écologique, directement par la création d’emplois qui y sont consacrés et indirectement par la réduction du temps de travail en tant que condition – nécessaire mais non suffisante – d’autres modes de consommation. C’est là encore, un moyen essentiel pour donner un autre contenu à la « croissance ».
Michel Husson, ContreTemps n°38, mai 2018.
Les références de cet article sont en ligne sur cette page : http://bit.ly/2rADgKG
1 André Gorz, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, 1964, http://bit.ly/2HiXxiF
2 Ernest Mandel, « La stratégie des réformes de structure », Revue internationale du socialisme, mai-juin 1965, (extraits), http://bit.ly/2HQ2ht7
3 le graphique ne comporte pas d’échelle parce que les variables sont normalisées (« centrées réduites ») : elles figurent pour leur écart à la moyenne, divisé par l’écart-type.
4 Carl Melin and Ann-Therése Enarsson, Populismens verkliga orsaker [Les vraies causes du populisme], Futurion (Institut de recherche de la Confédération suédoise des ingénieurs, cadres et techniciens), 2018 http://bit.ly/2F1R8CH. L’étude est en suédois mais les graphiques sont en anglais. Un résumé en anglais est disponible : « The Labour Market Basis For Populism », Social Europe, April 16, 2018, http://bit.ly/2vrOxCc
5 Patrick Artus, Flash Natixis, 10 avril 2018, http://bit.ly/2HQ9edK
6 ce pourrait être le « NCPRU », non-cutting profit rate of unemployment.
7 Keynes, dans Can Lloyd George Do It?, une brochure écrite en 1929 avec Hubert Henderson, http://bit.ly/2rzIiqL
8 Sylvian Chicotte, dans Salaire à vie : chausses-trappes, conservatisme et illusions, Lettre du RAPSE, n° 148, 29 mars 2018, http://bit.ly/2rqdhGH
9 Michel Husson, « Quand la mauvaise réduction du temps de travail chasse la bonne », Alternatives économiques, 27 mars 2018, http://bit.ly/2Hv0ITX
10 Michel Husson, « Objectif plein-emploi : c’est possible ! » Alternatives économiques, 4 mai 2018, http://bit.ly/2rGrDC1
11 Hyman P. Minsky, « The Strategy of Economic Policy and Income Distribution », Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 409, 1973, http://bit.ly/2rxF8UI
12 Camille Dorival, « Zéro chômeur de longue durée ? Chiche ! », Alternatives économiques, 7 avril 2017, http://bit.ly/2KaVLNG
13 ATD Quart Monde, Étude macro-économique sur le coût de la privation durable d’emploi, 4 mars 2015, http://bit.ly/2rz091n
14 David Dayen, « Whether America Can Afford a Job Guarantee Program Is Not Up for Debate », The Intercept, April 30, 2018, http://bit.ly/2ryyNIx
15 Claude Didry, L’institution du travail. Droit et salaire dans l’histoire, La Dispute, 2016.
16 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard, 1995, http://bit.ly/2whw0ZK
17 Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994, p. 139, http://bit.ly/2rt6ECA
18 cité dans : Recruitment and Employment Confederation, Gig Economy: The Uberisation of Work, 2016, http://bit.ly/2K1ilYS
19 Organisation internationale du travail, « L’économie informelle emploie plus de 60 pour cent de la population active dans le monde », 30 avril 2018, http://bit.ly/2rsF5JT
20 Sascha D. Meinratht, James W. Losey & Victor W. Pickard, « Digital Feudalism: Enclosures and Erasures from Digital Rights Management to the Digital Divide », CommLaw Conspectus: Journal of Communications Law and Technology Policy, Vol. 19, n° 2, 2011, http://bit.ly/2KcMLHV
21 voir aussi : Laurent Garrouste, Michel Husson, Claude Jacquin, Henri Wilno, Supprimer les licenciements, Syllepse, 2006, http://bit.ly/2Ka3MlO
22 Coopcycle, « CoopCycle veut repenser l’économie des communs », Mediapart, 29 août 2017, http://bit.ly/2Kdmr09
23 Michel Husson et Stéphanie Treillet, « La réduction du temps de travail, un combat central et d’actualité », ContreTemps, n° 20, 2014, http://bit.ly/2wog73K