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L’Arlésienne du financement de la transition écologique

La crise écologique étant aujourd’hui avérée, tous les discours officiels, qu’ils proviennent des gouvernements, des institutions internationales et même des plus grandes entreprises multinationales, assurent de la volonté d’engager une transition écologique, notamment énergétique. Mais la réalité est moins belle. Que ce soit au niveau international pour faire entrer l’accord de Paris sur le climat en application, ou au niveau européen pour respecter l’échéancier de limitation des gaz à effet de serre, ou au niveau français avec la loi pour la transition énergétique et la croissance verte (2015), les moyens réunis ne sont pas à la hauteur de la volonté affichée. En particulier, aucune instance n’est en mesure de dire avec précision comment sera financée cette transition et encore moins de réunir les fonds nécessaires. On sait seulement que les estimations du financement de la transition dans le monde oscillent entre 2 % et 5 % du produit brut mondial par an pendant une durée sans doute de plusieurs décennies.

Quant à établir le lien entre l’exigence d’accumulation capitaliste et le dérèglement des équilibres écologiques planétaires afin de s’attaquer aux véritables causes de celui-ci, ce n’est pas encore à l’agenda des réunions des grands de ce monde. Que peut-on dire tout de même du financement de la transition écologique ? On aborde ici trois questions : la bifurcation nécessaire du système productif face au mirage de la finance verte, la fixation d’un prix « social et écologique », la création de monnaie au service de la transition.

1. La bifurcation nécessaire du système productif

La crise capitaliste qui dure depuis plus de dix ans est une crise de la production de valeur économique, dans deux sens qui se renforcent l’un l’autre : difficulté pour produire des marchandises dont la valeur ne sera pas entièrement monnayable car le travail est trop exploité pour les acheter en totalité ; et difficulté pour produire de la valeur sur une base matérielle de ressources naturelles en voie de dégradation ou de diminution. D’où la fuite en avant dans la financiarisation pour capter une rente à défaut de profit nouveau, et la violence de la crise d’austérité imposée à tous les peuples et la restriction de leurs droits sociaux.1

Les choix énergétiques2

Il est impératif de stabiliser d’ici la fin du siècle la concentration de gaz à effet de serre entre 400 et 450 parties par million (ppm3) en volume d’équivalent CO2. Or, le niveau de 400 est déjà franchi. D’ici le milieu du xxie siècle, il faudra donc avoir divisé au moins par deux les émissions de gaz à effet de serre dans le monde, et par quatre ou cinq dans les pays riches. Le même ordre de grandeur s’applique à la consommation des hydrocarbures, principale source d’émission de gaz à effet de serre : 80 % de la consommation mondiale d’énergie proviennent des trois combustibles fossiles, charbon, pétrole et gaz. Quelle que soit l’ampleur des réserves encore disponibles, il faudra donc en laisser les quatre cinquièmes dans le sous-sol ou les océans.

Tous les gouvernements promettent de favoriser les énergies renouvelables, mais continuent de subventionner les producteurs d’énergie fossile ou, dans certains endroits, d’aider les prospections et forages pour extraire du gaz et du pétrole de schistes. Le double discours n’est plus possible. En 2012, le montant des subventions accordées dans le monde aux entreprises produisant de l’énergie fossile était estimé à environ 775 milliards de dollars 4, sans compter les aides indirectes provenant de la non-prise en compte du coût des dégâts causés par l’utilisation de ce type d’énergie. L’arrêt de ces subventions ferait coup double : baisse des émissions de gaz à effet de serre et réorientation des sommes allouées vers les énergies propres. Les investissements dans les énergies fossiles s’élèvent encore à 708 milliards de dollars en 2016, soit 42 % des investissements énergétiques, le rapport des énergies renouvelables aux non renouvelables étant de 1 à 3.

La problématique à tenir est donc double : dissuader progressivement l’utilisation de l’énergie fossile en faisant payer les émissions de carbone et mobiliser de nouveaux instruments monétaires dédiés aux investissements de transition.

Parallèlement, la reconversion du système productif, inscrite dans une planification démocratique de moyen et de long terme, permettrait d’établir des priorités :

  • pour les énergies renouvelables : photovoltaïque, biomasse, géothermie, éolien ;

  • construction de bâtiments et logements à basse consommation énergétique ou à énergie positive, et isolation des anciens bâtiments et logements ;

  • développement des transports collectifs ;

  • transformation du modèle agricole et agro-alimentaire ;

  • développement de secteurs de l’économie sociale et solidaire ;

  • recyclage des matériaux ;

  • avant tout, démocratisation des entreprises.

Le mirage de la finance verte

Des compartiments entiers du système bancaire et financier se spécialisent aujourd’hui dans la proposition de cat bonds ou obligations catastrophes, dites aussi obligations vertes, qui sont des formes de contrats d’assurance ou de compensation contre le réchauffement du climat ou la disparition de telle ou telle espèce animale ou végétale.5 Le marché mondial de ces obligations est encore petit, mais il se développe rapidement : 4,5 milliards de dollars en 2012, 100 milliards en 2017. De 2005 à 2017, un quart des 895 milliards d’obligations émises ont été labellisées « vertes ».6

L’État français a levé par le biais de l’Agence France Trésor 7 milliards d’euros en décembre 2016, à échéance en 2039. Engie a levé 2,5 milliards en 2014 pour financer des barrages en Amazonie, suivis de 1,25 milliard en 2017. Le gouvernement français a demandé à la Caisse des dépôts et consignations et à la Banque publique d’investissement d’émettre des obligations vertes. Sont éligibles les titres à destination du bâtiment, des transports, de l’énergie, de la biodiversité et du contrôle de la pollution. Depuis l’adoption de la loi de transition énergétique, les institutions financières sont obligées de publier un rapport sur leur exposition aux risques climatiques et sur leur politique en faveur de la transition énergétique.

Si l’on comprend que, pour les multinationales, il y a, derrière la finance verte, une opportunité de verdir leur image (Appel a souscrit en 2016 à une obligation verte de 1,5 milliard de dollars en 2016 et une autre de 1 milliard en 2017 pour financer ses efforts en énergie renouvelable et en efficacité énergétique), le problème crucial est celui du contrôle. Or, c’est le marché qui juge de la pertinence de ces émissions à travers la cotation en bourse. L’institution émettrice ne fait pas l’objet d’un contrôle a priori. Au point que l’Organisation de coopération et de développement économiques et l’Union européenne ont demandé de définir plus précisément les mécanismes et critères de certification, mais pour l’instant sans résultat. L’une des raisons est que la définition de critères permettant de certifier les labels de soutenabilité est très floue. Il existe au niveau international un label « critères environnementaux, sociaux et de gouvernance » (ISG) utilisé par les agences de notation mais dont la préoccupation principale est d’observer la rentabilité des fonds ayant satisfait à ces critères.

On évalue à environ 32 milliards d’euros par an les investissements qualifiés « climat » en France, dont les deux tiers sont effectués par des agents privés (entreprises et ménages) qui se répartissent ainsi : 14,5 milliards en faveur de l’efficacité énergétique, 5,9 milliards pour les énergies renouvelables, 9,2 milliards pour la construction et la conformité des infrastructures de transports et de réseaux. Mais sont comptés aussi 2,1 milliards, au titre de la réduction des gaz à effet de serre, dans la rénovation du parc nucléaire, dans les procédés non énergétiques et la réduction des gaz à effet de serre autres que le C02. Ces investissements représentaient 8,5 % de la totalité des investissements en France en 2016.7

Dans le cadre de la discussion au Parlement français de la loi de finances pour 2018, les collectivités territoriales se sont élevées contre la diminution des aides aux investissements de transition, du fait de l’affectation de la quasi-totalité des 8 milliards provenant de la « contribution climat » des ménages, via la taxe sur les consommations énergétiques d’origine fossile, à l’allègement des cotisations sociales et non aux actions en faveur du climat.

La problématique sous-jacente à ladite finance verte est de « compenser » les dégâts occasionnés à la nature ou de rémunérer les « services écosystémiques ». Le principal écueil de cette problématique est qu’aucun élément de prix n’est fourni par le marché. Les tentatives d’évaluation de « l’apport productif » de la nature sont fondées sur l’utilisation de fonctions de production de type Cobb-Douglas, frappées de défauts rédhibitoires : elles supposent possible la substitution continue des facteurs de production entre eux, et elles confondent la productivité des facteurs avec le cadre dans lequel le travail est mis en œuvre.8

Au-delà du défaut de régulation, peut-on croire que ces mécanismes financiers constituent une source nouvelle de financement ? Les États manifestent un grand enthousiasme vis-à-vis d’eux, suivis en cela par certaines ONG comme WWF. Les taux d’intérêt sur ces obligations vertes sont pour l’instant identiques à ceux des autres obligations. Mais, l’important est que ces nouveaux mécanismes n’apportent aucun financement supplémentaire car ils redirigent l’épargne vers des titres différents. Cela nécessitera d’envisager d’autres mécanismes, fiscaux et monétaires.

2. Fixer des prix tenant compte des coûts sociaux et écologiques9

Le coût des dégâts occasionnés aux écosystèmes et celui du changement climatique ne peuvent être estimés par le calcul économique traditionnel dont la procédure usuelle de l’actualisation est irrémédiablement cantonnée à un horizon étroit et probabilisable. Si, pour engager une stratégie de développement soutenable, on attribue un prix à la nature, celui-ci aura un statut de prix politique et non économique, fixé à hauteur de la norme écologique que l’on choisit d’établir et de respecter. Par exemple, si l’on donne un prix à l’usage de l’eau ou à celui de toute ressource naturelle incluant une taxe ou une autre compensation, cela indiquera la hauteur de la norme que la société décide de fixer. Mais cette norme n’a rien de naturel, elle est d’emblée politique. De la même façon, l’instauration d’un marché de permis négociables suppose en amont une décision politique fixant la quantité autorisée, dont la variation aura une influence sur le prix, lequel ne sera pas à proprement parler entièrement un prix de marché.

On doit donc distinguer trois niveaux de relation des prix monétaires à la nature. Le premier niveau correspond à la monétisation des utilisations des biens naturels. Le deuxième correspond à la marchandisation de ces biens. Le troisième correspond à leur financiarisation. Par exemple, quand une régie municipale fixe un prix à l’eau parce qu’elle doit l’acheminer, la purifier, entretenir les réseaux et aussi encourager le non-gaspillage, elle monétise la distribution de l’eau ; on est dans le cas de la fixation d’un prix monétaire qui à la fois tient compte des coûts de production et comporte une dimension politique. Si cette distribution est concédée à une entreprise privée qui fera le même travail mais qui versera en outre des dividendes à ses actionnaires, elle est alors marchandisée. Enfin, si le bien naturel eau devient le support de titres financiers, donc circulant sur les marchés financiers, on passe au stade de la financiarisation.

La fiscalité écologique

Ces principes étant précisés, deux discussions peuvent être menées au sujet de « prix sociaux-politiques » dans le cadre du financement concret de la transition écologique : sur la fiscalité écologique et sur la fixation d’un prix du carbone.

Il est maintenant admis que les prix de marché n’intègrent pas le coût des nuisances et autres dégradations, lesquelles sont alors à la charge de la collectivité, sans que leurs auteurs soient sanctionnés et donc incités à y mettre fin. Cette situation a atteint un point tel que même les économistes libéraux se sont résolus à trouver des solutions pour réduire ces « externalités négatives ». Dans la panoplie économiste standard, deux méthodes sont proposées. La première est la création d’un marché de droits à polluer, sur lequel est censé se constituer un prix équilibrant les offres et les demandes de ces droits. C’est la solution retenue dans le cadre du Protocole de Kyoto (1997), appliqué dans l’Union européenne depuis 2005. Mais la mise sur le marché de quotas d’émission de gaz à effet de serre, attribués gratuitement, s’est soldée par un effondrement du prix de la tonne de carbone et aussi par l’émergence d’une spéculation sur ce nouveau type de produit financier que sont devenus les quotas. Évidemment, l’effet sur le ralentissement des émissions a été nul. Le seul ralentissement constaté est dû à la récession économique après 2007. Mais, même plus de dix ans après le déclenchement de celle-ci, le prix du quota de carbone ne dépasse guère 7 ou 8 euros la tonne.

L’autre solution porte sur la fiscalité. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, ce n’est pas une solution alternative à la loi du marché, puisqu’une taxe vise à fixer le prix, à charge pour le marché de trouver la quantité d’équilibre, soit l’inverse de la solution précédente. Mais la fiscalité procure a priori des avantages par rapport à la solution du marché de permis. D’abord, elle prête moins le flanc à la spéculation car la collectivité maîtrise le prix. Ensuite, elle offre davantage de garanties pour réunir des ressources financières susceptibles d’être utilisées à des fins de transformation écologique. C’est ce qu’on appelle souvent le « double dividende » : moins polluer et avoir plus de ressources.

Selon le dernier état des lieux du ministère de l’Environnement français, la « fiscalité environnementale », selon la terminologie officielle, représente 47 milliards d’euros annuels (2015), soit 2,1 % du PIB et 4,7 % des prélèvements obligatoires, ce qui est inférieur à la moyenne européenne (2,5 % du PIB). Plus des trois quarts des taxes sont assises sur la consommation d’énergie (c’est la TICPE, taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques, anciennement TIPP), le reste se répartissant entre les taxes sur le transport, les pollutions et les ressources comme l’eau.

Alors que les avertissements sur la crise écologique ne manquent pas depuis plus de vingt ans, la part des taxes environnementales dans le PIB français a baissé de 2,5 % à 1,8 % entre 1995 et 2008, pour augmenter légèrement jusqu’à 2,1 % en 2014. Le premier mouvement s’expliquait par la diésélisation du parc automobile, le second par la mise en place de la contribution au service public de l’électricité relative aux énergies renouvelables.

D’autre part, il existe dans le jargon fiscal des « dépenses fiscales » qui sont des exonérations (donc, en quelque sorte, des « taxes négatives ») dont le coût est très supérieur pour les dépenses défavorables à l’environnement à celles qui lui sont favorables (près de 7,1 milliards contre 2,3 milliards en 2015).

Au niveau international, la taxation sur les transactions financières, dont la recette pourrait abonder le Fonds vert pour le climat, a du mal à voir le jour. Lors de la COP 21 de Paris en 2015, il a été demandé aux vingt et un pays responsables de l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre de transférer au Fonds vert une partie de leurs réserves de change, détenues sous forme de droits de tirage spéciaux (DTS) gérés par le Fonds monétaire international. Là encore, l’application tarde à venir. Lors de l’ouverture de la COP 24 à Bonne (mai 2018), il est avéré que l’engagement de réunir 100 milliards de dollars par an d’ici 2020 pour aider les pays pauvres à faire face au dérèglement du climat n’est pas tenu : à peine 48 milliards sont réunis, dont seuls 16 à 21 milliards aident vraiment les pays du Sud.10 Et, au même moment, nous voyons les difficultés à élaborer un consensus européen pour imposer les GAFAM sur leurs profits numériques, dès lors que des membres de l’Union européenne, voire de l’Union économique et monétaire, sont de véritables paradis fiscaux.

Quel prix du carbone ?

Le principe de renchérir les émissions de carbone est maintenant assez largement admis. Mais les modalités divergent et la volonté d’appliquer cette stratégie fait défaut. Le rapport de la commission Quinet11 avait posé le principe en estimant, pour commencer, à 30 euros le prix de la tonne de CO2, qui devrait monter à 100 euros en 2030. Un premier rapport Canfin-Grandjean12 proposait 20 euros en 2020 et 60-80  euros en 2030-2035. Dans un nouveau rapport Canfin-Grandjean-Mestrallet13, la proposition est affinée autour d’un corridor pour la tarification carbone : ainsi, le prix plancher pourrait être de 20 à 30 euros en 2020, avec une augmentation annuelle de 5 à 10 % afin de dépasser 50 euros en 2030, et le prix plafond serait fixé à 50 euros en 2020, avec une croissance annuelle similaire à celle du prix plancher.

Le 29 mai 2017, la Commission de Haut Niveau pour les prix du carbone, présidée par Nicholas Stern et Joseph Stiglitz, a remis un rapport préconisant la fixation d’un « corridor de prix du carbone » établi comme suit :

Années

Corridor du prix du carbone

(dollars US / tonne CO2)

2020

24-39

2025

30-60

2030

30-100

« Report of the High-Level Commission on Carbon Prices », p. 33, https://static1.squarespace.com/static/54ff9c5ce4b0a53decccfb4c/t/59244eed17bffc0ac256cf16/1495551740633/CarbonPricing_Final_May29.pdf.

Il faut mentionner aussi la proposition de Michel Aglietta14 qui est de déterminer une « valeur sociale du carbone », c’est-à-dire « un prix notionnel défini comme la valeur d’une tonne d’équivalent CO2 évitée », de telle sorte que les actifs relatifs aux investissements « bas carbone » soient éligibles au rachat par la banque centrale, dès lors qu’ils auraient été garantis comme tels par la puissance publique. Après que les banques auraient accordé des prêts aux investisseurs, ces derniers recevraient des « certificats carbone » dont ils pourraient se servir pour rembourser en partie leurs emprunts. Ensuite, les banques auraient la possibilité de se refinancer auprès de la banque centrale grâce à ces certificats carbone.

Selon les auteurs, on pourrait ainsi créer « une gamme de produits financiers, de type “obligations vertes”, gagés sur les certificats carbone, sûrs et donc bien notés ». S’établirait ainsi ce qu’ils nomment un « espace de commensurabilité ». Commensurabilité entre quoi et quoi ? Si c’est entre les coûts privés et les coûts sociaux externalisés, encore faut-il être sûr de l’évaluation de ces derniers, et on sait qu’il ne peut y avoir d’indications données par le marché. La valeur accordée aux émissions de carbone évitées est donc strictement d’ordre politique, enlevant aux prix de marché et aux prix politiques une grande part de leur commensurabilité possible. Plus grave peut-être est la confiance que semblent accorder les auteurs à l’intermédiation financière, dont on connaît l’aptitude à titriser, à mélanger les actifs de toutes sortes, et à constituer ainsi des portefeuilles au risque disséminé, pour s’attirer les bonnes grâces des agences de notation et pour galvaniser l’euphorie des marchés.

De manière générale, les propositions de financement de la transition écologique sont peu claires sur son articulation avec la question sociale : ainsi, Alain Grandjean et Mireille Martini proposent de « réduire les charges sociales sur le travail »15 pour compenser le surcoût de la transition écologique. Les électriciens européens (notamment EDF, Engie, RWE, E.ON) se sont ligués pour faire échouer la fixation d’un prix du carbone suffisamment élevé pour obliger à fermer les centrales à charbon : il s’en est suivi un effondrement des investissements dans les énergies renouvelables depuis 2011.16

La nécessité d’inclure la fiscalité écologique dans une refonte de l’ensemble de la fiscalité qui tienne compte des exigences de justice sociale est bien illustrée par l’exemple de l’immobilier et du foncier, cité par l’ancien président de l’Autorité des services financiers britannique, Adair Turner : « Une fiscalité appropriée a également un rôle important à jouer. Pour des raisons intrinsèques, la demande de logements bien situés est très élastique par rapport au revenu, mais de nombreux régimes fiscaux jettent de l’huile sur le feu en étant très favorables à l’investissement dans le logement. Les maisons de famille sont souvent exemptées d’impôt sur les plus-values ; le loyer implicite des propriétaires occupants est rarement taxé, faisant ainsi du logement un capital qui produit un rendement non imposé. Dans certains pays, les intérêts des prêts hypothécaires sont déductibles des impôts pour les propriétaires occupants ; et ils le sont pour les investisseurs qui louent leurs biens dans quasiment tous les pays. En Grande-Bretagne, ces incitations ont contribué à financer un boom de l’investissement locatif qui a fait grimper les prix du logement. Il paraît en effet justifié de taxer soit la valeur du terrain, soit la plus-value foncière. »17

Dans un contexte de crise écologique et de pression croissante sur l’environnement, l’accès au foncier est un puissant facteur de discrimination sociale. Aussi, toute transformation de la fiscalité écologique exige de remettre en chantier l’ensemble de la fiscalité. L’enjeu est également de compléter les ressources fiscales par la création de monnaie pour répondre aux besoins d’investissements d’avenir.18

3. La création de monnaie au service de la transition écologique

La redéfinition de la politique monétaire est nécessaire pour encadrer le financement de la transition écologique. Celle-ci ne peut être laissée à l’initiative de banques privées sans contrôle, d’autant que la preuve de l’efficacité de la certification des investissements bas carbone, s’ils voyaient le jour, ne pourrait être apportée qu’a posteriori. La réorientation des investissements destinés à financer la transition doit être déterminée a priori par l’acceptation de financer seulement les projets répondant aux nouvelles exigences. Il est donc essentiel que, si elle s’avère nécessaire, une forme de quantitative easing écologique soit contrôlée via des banques publiques d’investissement, dont le refinancement serait garanti par la banque centrale. La monétisation des investissements publics deviendrait possible, et, globalement, celle des investissements en général perdrait ainsi sa mauvaise réputation.

Monnaie et développement économique

À ce sujet, il faut rappeler que, contrairement au dogme monétariste, et plus généralement contrairement à toute l’idéologie économique néoclassique, la création monétaire est, du point de vue macroéconomique (c’est-à-dire du point de vue de l’économie globale), indispensable à l’investissement net. L’épargne préalablement accumulée par les épargnants ne suffit pas. Cela suffirait si les producteurs travaillaient et vivaient en autarcie : ils fabriqueraient eux-mêmes leurs outils et ne consommeraient pas toute leur propre production dans la période courante pour réinvestir le reste dans la période suivante. Si l’économie se reproduisait quantitativement à l’identique d’une année sur l’autre, on ne devrait que renouveler ce qui existe et qui a été usé ou consommé. Dans ce cas, il n’y aurait aucun besoin de monnaie additionnelle d’une période à l’autre. Mais dans une économie capitaliste qui est une économie monétaire de production en perpétuelle recherche de croissance, l’investissement net sur le plan macroéconomique oblige à une avance de monnaie pour anticiper la production d’un surplus économique. Tour cela n’est même pas une question d’opinion, c’est une question d’ordre logique, comprise aussi bien par Marx, Luxemburg, Schumpeter que Keynes.19 En effet, si le capital ne récupérait en fin de cycle que les sommes qu’il a avancées en capital constant (biens de production) et capital variable (salaires), comment apparaîtrait le profit ? Dans une perspective non plus d’accumulation capitaliste sans frein, mais de développement socialement et écologiquement soutenable, la maîtrise de la création monétaire est indispensable. Depuis la crise de 2007, les grandes banques centrales dans le monde, et la Banque centrale européenne en particulier, en ont apporté la preuve a contrario. L’assouplissement monétaire (quantitative easing) qu’elles ont pratiqué a évité l’effondrement du système, mais n’a aucunement contribué à engager une stratégie de transition.20

La monnaie au service de la transition

Dans un rapport destiné à la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et pour l’homme21, les auteurs jugent nécessaire un plan d’investissement pour « une réorientation profonde des politiques économiques européennes et nationales ». Ils estiment ce plan à 440 milliards d’euros par an pendant dix ans pour l’Union européenne, 312 milliards pour la zone euro et 65 milliards pour la France, soit environ 3 % des PIB. Au niveau mondial, les besoins en infrastructures nouvelles sont évalués à 93 000 milliards de dollars entre 2015 et 2030. Très justement, le rapport pointe, d’une part, l’erreur des politiques budgétaires restrictives qui explique pour une bonne part l’inefficacité de la politique monétaire de la BCE, et, d’autre part, la nécessité de ne pas attendre que le secteur privé prenne le relais de l’investissement.

Il s’ensuit une proposition de « flécher le quantitative easing de la BCE vers les investissements de transition. […] La BCE prêterait directement à des banques publiques européennes et nationales à taux zéro et à très long terme (20 à 30 ans). […] Les banques publiques bénéficiant de la création monétaire de la BCE financeraient ensuite les projets d’investissement proposés par les États (et leurs opérateurs), les collectivités territoriales, les entreprises publiques et privées. Ces projets devraient répondre à des critères d’éligibilité prédéfinis, l’esprit étant de mettre en œuvre les valeurs se rattachant à l’humanisme et à l’écologie pour construire la nouvelle économie du XXIe siècle. Les modalités d’intervention (prêts à taux zéro ou à taux bonifié, apport en capital, subventions, apport de garantie publique etc.) seraient adaptées à la rentabilité des projets et à leurs impacts écologiques et sociaux. »

On souscrit évidemment à l’exigence de critères sociaux et écologiques pour pouvoir accéder au crédit. Mais, d’une part, la confiance est accordée aux « produits financiers durables qu’il faut rendre plus attractifs », comprenons « rentabiliser les projets durables »22. D’autre part, le schéma de création monétaire proposé révèle une proximité avec l’approche de la monnaie dite exogène, selon laquelle le flux de création monétaire obéit à l’enchaînement suivant : création de monnaie par la banque centrale en octroyant du crédit aux banques octroi de crédit aux agents économiques par les banques. Or, dans une perspective de la monnaie dite endogène, les choses se passent dans l’ordre inverse : besoins de l’économie (ici conformes aux besoins sociaux et écologiques) demande de crédit auprès du système bancaire et octroi par celui-ci sur la base de critères refinancement des banques auprès de la banque centrale, celle-ci n’acceptant que des titres répondant aux critères retenus. Dans ce schéma inversé, il est possible que l’État puisse s’adresser directement à la banque centrale.23

Finalement, la mobilisation des instruments monétaires devrait prendre trois directions :

  • le contrôle par les banques centrales, par le biais de leur politique de refinancement, des crédits accordés par les banques pour des investissements privés ;

  • la garantie par les banques centrales des emprunts publics auprès des banques publiques d’investissement et la possibilité pour elles, si nécessaire, de financer directement les investissements publics ;

  • la régulation par les taux d’intérêt des banques centrales en fonction des objectifs conjoints de la qualité des emplois et des investissements.

Deux remarques peuvent être faites pour conclure. D’une part, la fiscalité écologique ne peut-être le seul levier pour amorcer la transition écologique, car celle-ci n’est pas qu’une question de financement, elle est avant tout une question d’orientation de la production, et donc des investissements et des filières énergétiques, pour faire une production de qualité, de telle sorte que la fiscalité soit un outil de promotion et de préservation des biens publics et des biens communs.

D’autre part, la profondeur d’une stratégie de réorientation de la production se mesurera à l’aune de la cohérence entre la politique monétaire et la politique budgétaire, cohérence indispensable à la dynamisation des investissements publics au service de ces biens publics et communs.

À ces conditions, le financement de la transition écologique cesserait d’être une utopie inaccessible.

Jean-Marie Harribey. Article publié dans le n°38 de Contretemps.

1 Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

2 Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, Vers un 2e plan d’adaptation au changement climatique pour la France, Enjeux et recommandations, Rapport au Premier ministre et au Parlement, Paris, La Documentation française, 2017.

3 ppm = partie par million ; un ppm correspond à un millionième : 10‑6 ; ici, c’est le nombre de molécules de gaz à effet de serre par million de molécules d’air.

4 Le Monde, rubrique « Planète », « Énergie fossiles : le montant des subventions des pays du G20 critiqué », novembre 2014 ; Attac, Le climat est notre affaire !, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015.

5 Voir Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, Essai d’écologie politique, Paris, La Découverte, 2014.

6 Climate Bonds Initiative, « Green Bonds Market Summary : Q3 2017 », https://www.climatebonds.net/files/files/Q3-2017-Market-Summary.pdf. J’utilise les données rassemblées par Maxime Combes, « La finance verte est-elle vraiment verte ? », rapport pour Attac, décembre 2017, https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/nouveau-rapport-d-attac-la-finance-verte-est-elle-vraiment-verte.

7 Source : La Gazette des communes, 11 décembre 2017, https://www.i4ce.org/go_project/panorama-financements-climat-domestiques/panorama-financements-climat-france.

8 Pour les détails techniques, voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

9 Cette partie s’inspire des passages que j’ai rédigés pour les livres d’Attac, Par ici la sortie, Cette crise qui n’en finit pas, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017 ; Toujours plus pour les riches, Manifeste pour une fiscalité juste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018 : et pour Les Économistes atterrés (J.-M. Harribey, E. Jeffers, J. Marie, D. Plihon, J.-F. Ponsot), La Monnaie, un enjeu politique, Paris, Seuil, 2018.

10 Oxfam (Tracy Carty, Armelle Le Comte), « 2018 : Les vrais chiffres des financements climat, Où en est-on de l’engagement des 100 milliards de dollars ? », 3 mai 2018, https://d1tn3vj7xz9fdh.cloudfront.net/s3fs-public/file_attachments/bp-climate-finance-shadow-report-030518-fr.pdf.

11 Centre d’analyse stratégique (CAS), La valeur tutélaire du carbone. Exercices de modélisations et contributions, Rapport de la commission présidée par Alain Quinet, La Documentation française, 2009, <http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/094000195/0000.pdf>.

12 Pascal Canfin, Alain Grandjean, « Mobiliser les financements pour le climat. Une feuille de route pour financer une économie décarbonée », Rapport, juin 2015, La Documentation française, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/154000402. Voir aussi Gaël Giraud, Illusion financière, Des subprimes à la transition écologique, Les Éditions de l’Atelier, Éditions ouvrières, 2014.

13 Pascal Canfin, Alain Grandjean, Gérard Mestrallet, « Propositions pour des prix du carbone alignés avec l’accord de Paris », juillet 2016, http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_mission_12_juillet_19h10.pdf.

14 Michel Aglietta, Étienne Espagne, Baptiste Perissin-Fabert, « Une proposition pour financer l’investissement bas carbone en Europe », France stratégie, note d’analyse no 24, 16 février 2015, <http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/bat_notes_danalyse_n24_francais_12_mars_17h_45.pdf> ; la proposition est reprise dans Michel Aglietta, en collaboration avec Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot, La monnaie entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, 2016.

15 Alain Grandjean, Mireille Martini, Financer la transition énergétique, Les Liens qui libèrent, 2016, p. 152.

16 Voir Claude Turmes, « Comment les lobbies de l’électricité freinent la transition énergétique », Alternatives économiques, n° 369, juin 2017.

17 Adair Turner, Reprendre le contrôle de la dette, Pour une réforme radicale du système financier, Éditions de l’Atelier, 2017, p. 235-236.

18 Même si on ne partage pas la proposition de Turner, op. cit., de supprimer les banques ordinaires et de revenir à une conception de 100 % monnaie de banque centrale, il souligne à juste titre la nécessité du financement monétaire des investissements de transition.

19 Voir le chapitre 3 que j’ai rédigé pour Les Économistes atterrés, La Monnaie, un enjeu politique, op. cit. Voir aussi le débat sur la valeur au sein de la famille marxiste rapporté sur mon site http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/index-valeur.html, et dans Contretemps, 5 juin 2017 : « Dossier : Extension du domaine de la valeur », http://www.contretemps.eu/dossier-valeur-capitalisme.

20 Voir Les Économistes atterrés, La Monnaie, un enjeu politique, op. cit.

21 François Carlier, Marion Cohen, Alain Grandjean, Mireille Martini, Xavier Ricard, « Une proposition clé pour financer la transition écologique et sociale, Mettre la création monétaire au service de l’avenir », Fondation Nicolas Hulot pour la nature et pour l’homme, mai 2016, http://www.fondation-nature-homme.org/sites/default/files/publications/etude-creation-monetaire-transition-ecologique.pdf.

Marion Cohen, Alain Grandjean, « Un plan pour financer la transition écologique », Fondation Nicolas Hulot pour la nature et pour l’homme, 19 avril 2017, http://www.fondation-nature-homme.org/sites/default/files/creation_monetaire.pdf.

Alain Grandjean, « Quelles évolutions réglementaires pour réussir le financement de la transition énergétique », Revue Banque, 11 octobre 2017, http://www.revue-banque.fr/risques-reglementations/article/quelles-evolutions-reglementaires-pour-reussir-fin.

22 Marion Cohen, Guillaume De Smedt, Alain Grandjean, Morgane Nicol, « Adopter une vision globale du financement de la transition écologique », Chair Energy & Prosperity, Energy Transition Pathways and Financing, janvier 2018, http://www.chair-energy-prosperity.org/wp-content/uploads/2018/01/publication2018-economie-finance-ecologie.pdf.

23 Sur la distinction monnaie exogène/monnaie endogène, voir Les Économistes atterrés, La Monnaie, un enjeu politique, op. cit.