Lorsque l’Organisation mondiale du commerce a été mise en place en 1995, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (ADPIC) (en anglais, TRIP’s, Trade Related Intellectual Property Rights) a permis aux grandes entreprises capitalistes de renforcer leur pouvoir. Il concerne des domaines aussi diversifiés que la programmation informatique et la conception de circuits imprimés, les produits pharmaceutiques et les cultures transgéniques. Il définit des normes minimales sur les brevets, les droits d’auteur, les marques commerciales et les secrets de fabrication. Ces normes sont issues de la législation des pays industrialisés et imposent donc à tous les membres de l’OMC le type et le niveau de protection de ces pays.
Elles sont nettement plus strictes que la législation en vigueur dans la plupart des pays en développement avant leur adhésion à l’OMC et entrent souvent en conflit avec les intérêts et besoins propres à ces pays. Il est possible d’obliger un pays à appliquer l’accord ADPIC de l’OMC au moyen du système intégré de règlements des différends. En pratique, cela signifie que si un pays ne respecte pas ses obligations en termes de droits de propriété intellectuelle, il peut se voir imposer des sanctions commerciales, ce qui constitue une menace sérieuse.
Le FMI, la Banque mondiale et les grandes puissances ont utilisé tout leur poids, notamment par le biais de leur position de créanciers, pour pousser les pays en développement récalcitrants à respecter l’ADPIC. De plus, l’Union européenne, les États-Unis et d’autres pays riches ont obtenu des accords bilatéraux qui offrent une protection des brevets encore plus stricte que les « normes minimales » définies dans l’accord sur les ADPIC : ce sont les « ADPIC plus ». Au sein du comité ADPIC de l’OMC, depuis 2020, plusieurs grandes puissances parmi lesquelles l’UE, la Grande-Bretagne et le Japon s’opposent à la levée temporaire des brevets sur les différents vaccins contre le coronavirus (voir plus loin). De son côté, l’administration Biden qui avait annoncé en mai 2021 qu’elle était favorable à la levée temporaire des brevets n’a rien fait de tangible jusqu’ici pour faire avancer ce dossier. La raison principale réside dans le fait que ces brevets sont la source de juteux bénéfices pour les grandes firmes pharmaceutiques privées. Elles sont protégées et favorisées par les gouvernements qui permettent qu’elles abusent de leur position.
Comme l’écrit Peter Rossman : « Les entreprises pharmaceutiques financiarisées doivent être appréhendées comme des organisations qui gèrent leurs opérations en termes d’un ensemble d’actifs financiers plutôt que physiques. Leur principal actif financier est constitué par les brevets, qui génèrent 80 % de leurs bénéfices. »
Il précise : « En 1980, les États-Unis ont adopté une loi qui autorisait les petites entreprises et les universités à breveter les inventions développées avec des fonds publics. Auparavant, celles-ci revenaient automatiquement au gouvernement, qui les concédait sous licence à des fabricants de produits génériques, ou étaient directement injectées dans le domaine public. Les universités et les jeunes entreprises étaient désormais intégrées dans un complexe de connaissances dirigé par les entreprises. Le “transfert de technologie” a transformé la recherche publique en brevets privés. (1)»
Rossman poursuit : « les entreprises se sont de plus en plus financiarisées, en réduisant les dépenses liées aux capacités de production, aux employés et même à la R&D, afin de libérer des liquidités à distribuer aux actionnaires sous forme de dividendes et en opérant des rachats d’actions (2). Pour deux des plus grandes entreprises pharmaceutiques, Pfizer et Johnson and Johnson, les dépenses liées aux rachats d’actions et aux dividendes entre 2006 et 2015 ont dépassé leur revenu net total. Elles se sont tournées vers le marché des prêts pour financer les rendements croissants des investisseurs et des cadres supérieurs en utilisant leurs actifs de propriété intellectuelle comme garantie. »
Au cours de cette période 2006-2015, Pfizer a reversé 131 milliards de dollars à ses actionnaires tout en dépensant 82 milliards de dollars en R&D (3)
À la lumière de la pandémie du Coronavirus
Depuis l’extension de la pandémie à l’échelle de la planète, le débat sur les brevets est devenu central. Au sein de l’OMC, début octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud, appuyés par 62 pays, ont proposé que l’on renonce aux obligations des États membres au titre de l’accord ADPIC, qui s’applique à tous les produits nécessaires à la prévention, au confinement et au traitement du Covid-19. La proposition reste bloquée à l’OMC notamment à cause de la position de la Commission européenne qui refuse de suivre l’avis du parlement européen, qui a pourtant voté à deux reprises en faveur de la levée des brevets sur les vaccins (4). Un an plus tard, début octobre 2021, ce sont 105 pays qui appuient dorénavant la proposition de levée des brevets (5).
Une double dose d’inégalité
C’est un enjeu vital littéralement car, si les brevets sont maintenus, une très grande partie de la population des pays du Sud global qui souhaiterait être vaccinée n’aura pas accès aux vaccins dans des délais raisonnables. En août 2021, moins de 2 % des 1,3 milliard d’Africains étaient entièrement vaccinés contre plus de 60 % des populations d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. A la date de juin 2021, un quart des 2,295 milliards de doses administrées dans le monde l’ont été dans les pays du G7, qui hébergent seulement 10 % de la population mondiale. Selon les données collectées par un groupe de chercheurs de l’université d’Oxford, en septembre 2021, seuls 2,1 % de la population des 27 pays à faibles revenus ont reçu une dose d’un vaccin contre le COVID (6). Environ 700 millions de personnes vivent dans les pays à faible revenus. Selon Amnesty International, moins de 1 % de la population a reçu deux injections de vaccin dans ces mêmes pays. Toujours selon Amnesty International, qui a publié un rapport le 22 septembre 2021, sur les 5,76 milliards de doses injectées dans le monde, 0,3 % sont allées à des pays à faible revenu (7). Dans ce rapport au titre suggestif (« Une double dose d’inégalité »), Amnesty International dénonce le comportement des 6 grandes firmes privées qui produisent la majorité des vaccins anti-covid dans les pays riches (AstraZeneca, BioNTech, Johnson & Johnson, Moderna, Novavax et Pfizer). Selon Amnesty :
« Six entreprises aux manettes du déploiement des vaccins contre le Covid-19 alimentent une crise des droits humains sans précédent en refusant de renoncer à leurs droits de propriété intellectuelle et de partager leur technologie, la plupart d’entre elles s’abstenant en outre de livrer des vaccins aux pays pauvres.(8) »
COVAX n’est pas la solution
Les gouvernements des pays du Sud qui voudront permettre à leur population d’être vaccinée devront s’endetter car les initiatives du type COVAX sont tout à fait insuffisantes et consolident l’influence du secteur privé. COVAX est codirigé par trois entités : 1. l’Alliance Gavi qui est une structure privée à laquelle participent des entreprises et des États, 2. la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI) qui est une autre structure privée à laquelle participent également des firmes capitalistes et des États, et 3. l’OMS qui est une agence spécialisée des Nations unies.
Parmi les entreprises qui financent et influencent le GAVI on trouve notamment la Fondation Bill & Melinda Gates, la Fondation Rockefeller, Blackberry, Coca Cola, Google, la Fédération internationale de commercialisation des produits pharmaceutiques (International Federation of Pharmaceutical Wholesalers), la banque espagnole Caixa, la banque UBS (principale banque privée suisse et la plus grande banque de gestion de fortune dans le monde), les sociétés financières Mastercard et Visa, le constructeur de moteurs d’avion Pratt and Whitney, la firme multinationale américaine spécialisée dans les biens de consommation courante (hygiène et produits de beauté) Proctor & Gamble, la multinationale agroalimentaire néerlando-britannique Unilever, la société pétrolière Shell International, la firme suédoise de streaming musical Spotify, la firme chinoise TikTok, la firme automobile Toyota…(9)
La deuxième structure qui codirige COVAX est la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI) qui a été fondée en 2017 à Davos à l’occasion d’une réunion du Forum économique mondial. Parmi les sociétés privées qui financent et influencent fortement la CEPI on trouve encore la fondation Melinda et Bill Gates qui y a investi 460 millions de dollars.
La composition de l’initiative COVAX en dit long sur la renonciation des États et de l’OMS à prendre leur responsabilité dans la lutte contre la pandémie en particulier et en matière de santé publique en général. Cela s’inscrit dans la vague néolibérale qui déferle depuis les années 1980 à l’échelle de la planète. Le Secrétariat général des Nations unies ainsi que les directions des agences spécialisées du système onusien (par exemple l’OMS chargée de la santé et la FAO chargée de l’agriculture et de l’alimentation) ont fortement évolué dans le mauvais sens au cours des trente à quarante dernières années en s’en remettant de plus en plus à l’initiative privée dirigée par un nombre restreint de grandes entreprises qui ont une action planétaire. Les chefs d’État et de gouvernement ont emprunté la même voie. On peut d’ailleurs dire que ce sont eux qui en ont pris l’initiative. En faisant cela, ils ont accepté que les grandes entreprises privées soient associées aux décisions et soient favorisées dans les choix qui sont faits (10).
Rappelons qu’il y a plus de 20 ans que des chercheurs et des mouvements sociaux spécialisés dans le domaine de la santé ont proposé que les pouvoirs publics investissent des sommes suffisantes pour produire des remèdes efficaces et des vaccins contre les différents virus de « nouvelle génération » liés à l’augmentation des zoonoses. L’écrasante majorité des États a préféré s’en remettre au secteur privé et lui a permis d’avoir accès aux résultats des recherches réalisées par des organismes publics alors qu’il aurait fallu investir directement dans la production des vaccins et des traitements dans le cadre d’un service public de santé.
COVAX avait promis de fournir, avant la fin de l’année 2021, 2 milliards de doses aux pays du Sud qui en ont fait la demande et qui sont associés à l’initiative. En réalité, on a constaté début septembre 2021 que seuls 243 millions de doses avaient été expédiées »(11). En conséquence l’objectif des 2 milliards de doses est reporté au premier semestre 2022.
Toutes les grandes puissances du Nord sont en deçà des promesses qu’elles avaient faites.
Par exemple, l’Union européenne qui s’était engagée à livrer 200 millions de doses aux pays les plus pauvres d’ici la fin de l’année 2021, n’en a envoyé qu’une « vingtaine de millions » comme l’a reconnu le mardi 7 septembre 2021 Clément Beaune, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes au sein du gouvernement français (12).
C-TAP (Covid-19 Technology Access Pool, en français Groupement d’accès aux technologies contre Covid-19) est une autre initiative décevante prise par l’OMS. C-TAP inclut les mêmes protagonistes que COVAX. Il a été créé pour mettre en commun la propriété intellectuelle, les données et les procédés de fabrication en encourageant les firmes pharmaceutiques détentrices de brevets à concéder à d’autres firmes le droit de produire le vaccin, des médicaments ou des traitements en facilitant le transfert de technologie.
Or, à ce jour, aucun fabricant de vaccins n’a partagé de brevets ou de savoir-faire par le biais du C-TAP.(13)
Face à l’échec de COVAX et de C-TAP, les signataires du Manifeste Mettons fin au système de brevets privés ! lancé par le CADTM en mai 2021 ont raison d’affirmer que :
« Des initiatives telles que COVAX ou C-TAP ont échoué lamentablement, non seulement en raison de leur inadéquation, mais surtout parce qu’elles répondent à l’échec du système actuel de gouvernance mondiale par des initiatives où les pays riches et les multinationales, souvent sous la forme de fondations, cherchent à remodeler l’ordre mondial à leur guise. La philanthropie et les initiatives public-privé en plein essor ne sont pas la solution. Elles le sont encore moins face aux défis planétaires actuels dans un monde dominé par des États et des industries guidées par la seule loi du marché et du profit maximum. (14) »
Nous reviendrons sur les alternatives dans la troisième partie de cette série.
Les revenus colossaux engrangés par le Big Pharma
Les revenus bruts et les bénéfices nets que sont en train d’accaparer les sociétés du Big Pharma grâce aux brevets sont colossaux. Selon le rapport d’Amnesty cité plus haut, trois des six plus grandes firmes produisant des vaccins covid, « BioNTech, Moderna et Pfizer devraient engranger 130 milliards de dollars américains de recettes d’ici à la fin 2022. » C’est deux fois et demie le Produit intérieur brut annuel de la République démocratique du Congo qui compte près de 100 millions d’habitants. Une autre comparaison : 130 milliards de dollars, c’est 20 fois le budget de la RDC pour l’année 2021. La somme de 130 milliards de dollars équivaut à 2/3 du budget total de l’Union européenne pour l’année 2021. 130 milliards de dollars, c’est 10 fois plus que le budget de la santé de l’Inde pour l’année fiscale 2020-2021 (15).
Grosso modo, le coût de production d’une dose de vaccin Covid varie entre 1 et 2 euros alors qu’elle est achetée par les pouvoirs publics du Nord à un prix qui représente entre 10 et 20 fois cette somme (16). Ainsi Pfizer facture une seule dose 23 euros à l’État d’Israël et 19,50 euros à l’Union européenne.
À noter que le prix payé par la Commission européenne pour une dose de vaccin Pfizer est passé de 15,5 à 19,5 euros entre fin 2020 et l’été 2021. Celui de Moderna, qui était de 19 euros, a été porté à 21,5 euros (17). Tout cela alors que les coûts de production sont en baisse. En effet à mesure que les quantités produites augmentent le coût unitaire de production baisse.
L’action peut produire des résultats positifs
L’industrie pharmaceutique veut nous faire croire que ses brevets et ses profits sont indispensables pour la recherche et la santé humaine. Mais le procès de Pretoria en 2001 montre l’inverse ! Elle est prête à accepter des centaines de milliers de morts pour défendre ses profits et ses brevets. L’Afrique du Sud avait voté en 1997 une loi qui lui donnait la possibilité d’importations parallèles, de licences obligatoires ou de substitution par les génériques face à l’urgence du sida. Les 39 plus grands groupes pharmaceutiques mondiaux ont attaqué cette loi dès 1998. Elle contrevenait selon eux aux droits d’exclusivité conférés par les brevets. Une vigoureuse mobilisation d’organisations sud-africaines, dont TAC, Treatment Action Campaign, relayée dans le monde entier par des campagnes de pétition et de dénonciation, notamment de Médecins sans frontières, Aides, Act-Up, a démontré que privés de traitement antiviral depuis le blocage de cette loi, 400 000 Sud-africain·es étaient mort·es du VIH. Devant le scandale mondial, les laboratoires ont été contraints de retirer leur plainte en plein procès. A cette occasion, le droit à la santé a prévalu sur le droit des brevets (18). Un exemple à suivre en ces temps de Covid.
Eric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Ceci est le second volet d’une série d’articles proposés par Éric Toussaint à propos de l’accaparement des biens communs publiée d’abord par le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes. Il suit une première réflexion sur leur appropriation par un capitalisme prédateur.