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La santé publique, un enjeu de démocratie

Rédigé à l’été 2021, pendant une accalmie de la crise sanitaire, le Manifeste 2022 pour la santé (éditions Odile Jacob) reprend les analyses du professeur André Grimaldi sur l’état du système de santé français tel qu’il a été révélé par la crise du COVID. Il verse au débat politique les plus importantes pistes de réflexion pour un véritable service public de santé.

Dans quel état d’esprit a été rédigé le Manifeste pour la Santé 2022 ?

Lors de la première vague, on a vu fonctionner un service public hospitalier tel qu’on le souhaitait. Des soignants solidaires entre eux, au service du public, et des gestionnaires au service des soignants. Il n’était plus question de rentabilité, de tarification à l’activité (T2A), plus question d’ONDAM, c’est-à-dire de budget hospitalier contraint, pour appeler les choses par leur nom. Dans les faits, plus de dépassements d’honoraires, plus de concurrence entre public et privé, dans la mesure où le privé était quasiment « réquisitionné » et fonctionnait en complémentarité avec le public.

Mais il y avait aussi l’autre face de cette crise qui montrait nos carences avec un effet loupe. Au tout début, on a vu l’absence de coordination entre la ville et l’hôpital, l’inutilité d’un certain nombre de structures bureaucratiques, comme les pôles dans les hôpitaux, ou pour le financement, l’inutilité des assurances complémentaires santé. On a vu ce que pouvait être la santé gratuite, 100/% Sécu. Parmi les défauts de notre système de santé, il faut insister sur des inégalités sociales de santé. Cette pandémie n’est pas seulement une épidémie due à un virus, mais les formes graves touchent tout particulièrement les patients ayant des maladies chroniques, obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires, qui elles-mêmes ont un déterminant social et touchent les plus pauvres. Si bien que le département de Seine Saint-Denis, qui est le département le plus jeune de France a été aussi celui qui avait la plus haute mortalité. Et on peut dire la même chose pour les TOM-DOM

Et puis le « Ségur » a démontré que si nous avions encore un fonctionnement de « démocratie sociale », c’est-à-dire de négociations sur les salaires, la « démocratie sanitaire », elle n’était qu’un mot. Le Ségur n’a rien changé sur le financement, l’organisation et la gestion de l’hôpital. Avec d’ailleurs une grande contradiction entre les propos du Président de la République à Mulhouse : « il y a des biens supérieurs qui doivent échapper aux lois du marché…. il faudra prendre des décisions de rupture, je les assumerai…. nous devrons nous réinventer, moi le premier » et le discours d’Edouard Philippe inaugurant le Ségur : « le cap que nous avions fixé avant la crise était le bon, il s’agit maintenant d’accélérer ». Le mot « public » ne figurant d’ailleurs pas dans le texte du gouvernement de convocation du Ségur : ni hôpital public, ni service public.

On avait aussi eu droit à une gestion présidentielle totalement personnalisée de la crise sans débat démocratique organisé autour de différentes options avec des décisions toujours prises en retard, des changements non expliqués, non assumés. Lors du deuxième confinement, par exemple, le Président dit « nous sortirons du confinement lorsqu’il y aura moins de 5000 cas par jour » et on en est sorti à 20000 cas sans explication, etc… Compte tenu des inconnues et des mutations du virus, on ne peut pas reprocher les changements de position, mais ce qu’on peut reprocher, c’est de ne pas les reconnaître et de ne pas les expliquer. De même, on a vu, lors du troisième confinement, le Conseil Scientifique rendre un avis avec quatre positions possibles, disant qu’il choisissait la deuxième et la troisième. Le gouvernement, c’est-à-dire le Président, a décidé de ne pas rendre public cet avis, qui sera publié ultérieurement et il choisit la position n°1, sans dire qu’il existe d’autres solutions proposées par le Conseil scientifique et sans justifier son choix. La presse unanime salue son courage et le félicite « d’avoir pris son risque » en refusant la « dictature sanitaire » souhaitée par les médecins. Mais on n’expliquait pas aux français pourquoi les décisions étaient différentes dans notre pays de celles prises en Allemagne ou au Portugal. On a vu une nouvelle fois à l’œuvre la dérive monarchique de la 5ème République.

Le premier problème dans cette gestion monarchique, c’est la création d’un Conseil de défense se réunissant à huis clos. Il n’y a aucune raison qu’on ait un secret de type militaire. Le secret est fait pour cacher les décisions à l’ennemi, mais ici, l’ennemi c’est le virus. Qu’est-ce qu’on avait à cacher au virus ? On a fonctionné à l’inverse de la manière démocratique dans une situation de crise sanitaire. On a un Conseil scientifique qui, d’abord, n’aurait pas dû être nommé par le président de la République, Il y a un Haut Comité de Santé Publique en France dont c’est dans les attributions d’aider aux décisions en cas de crise, si besoin en créant un comité ad hoc. Ce qui fait qu’on n’a jamais clairement su si ce Conseil scientifique était totalement indépendant du pouvoir politique ou s’il était le conseil personnel du Président soumis à un devoir de réserve. Le gouvernement avait la possibilité de retarder la publication des avis du Conseil scientifique jusqu’à un mois après leur réception par le gouvernement, ce qui interdisait tout débat public préalable aux décisions. En période de crise sanitaire nouvelle, il ne peut pas y avoir une seule position, dite de consensus, il faut indispensablement qu’il y ait plusieurs positions avec pour chaque position des arguments pour et des arguments contre, ce qui permet le débat de l’ensemble de l’ensemble de la société, les élus, les partis, les syndicats et les associations. Puis l’exécutif tranche et justifie son choix. Mais ça n’est pas du tout ce qui s’est passé. Alors évidemment, ça provoque ce qu’a dit Macron lui-même, 66 millions de procureurs, à la fois passifs et critiques. Quand quelqu’un prétend qu’il sait tout, qu’il est le plus grand épidémiologiste de France, et qu’en conséquence il décide de tout, voilà ce qu’il récolte.

Dans cette phase on a vu lors de la première vague une société réconciliée unie derrière les valeurs exprimées par les blouses blanches et par les premiers de corvée indispensables à la survie du pays. Tout d’un coup, la société célébrait des valeurs qui dépassaient chacun d’entre nous et où les soignants se retrouvaient. Il y avait là une force motrice et des collègues spécialistes de santé publique de terrain, comme Renaud Piarroux, ont cherché à utiliser cette force pour développer une action de santé publique de proximité en créant des équipes mobiles avec des volontaires. Ces équipes mobiles étaient composées à chaque fois par un binôme volontaire comportant un soignant ou un étudiant en santé et un acteur social. Ces équipes se sont mis en place avec la participation d’équipes soignantes de ville et avec l’accord d’une série d’instances : l’APHP, la Ville de Paris, la Croix Rouge, la Région… des organismes privés se sont joints proposant des hôtels pour ceux qui ne pouvaient pas s’isoler, des aides pour faire les courses, la distribution de repas etc. Tout ça se mettait en branle et a buté sur deux obstacles majeurs de notre système de santé: la bureaucratie qui a besoin de normes, de procédures, et ne supporte pas le bénévolat et un certain nombre de syndicats de médecine libérale (pas MG France) qui considèrent que la ville est leur chasse gardée. Ce sont ces équipes mobiles qui sont devenues « les brigades » dans le discours d’Edouard Philippe. Et, comme la mise en place de ces brigades s’est révélée impossible, ça s’est terminé par de simples coups de téléphone passés par des agents de la Sécurité Sociale. Y compris des appels de la métropole pour aider au tracer-isoler en Guyane ! L’échec était garanti.

L’état d’esprit dans lequel j’étais à la fin de cette première phase de la pandémie, avant la vaccination, était qu’on venait de voir ce qu’il fallait faire pour développer un service public, au service du public et pratiquer une médecine communautaire (communautaire, non communautariste) prenant en compte les aspects sociaux, psychologiques, culturels pour aller au-devant des personnes, obtenir leur confiance et aider celles qui le souhaitaient.

L’idée du Manifeste, c’était donc d’expliquer comment on en était arrivé là et de tirer les leçons de la crise ?

Avant la pandémie, on était déjà dans une crise hospitalière majeure. A l’automne 2019, il y avait eu une épidémie de bronchiolite, qui était, elle, attendue, programmée, comme chaque année et pas plus grave que les autres années. Et là, pour la première fois, les services de réanimation pédiatriques, faute de personnel, ont été complètement débordés. Plus de 30 nourrissons ont été transférés en réanimation à plus de 200 km de Paris. La réanimation c’est le cœur du cœur de l’hôpital public. Il n’y a pas d’alternative. On avait là une alerte majeure. Qu’est-ce qui se passerait si une épidémie mondiale non programmée survenait ? Le gouvernement n’en avait tiré strictement aucune leçon. Juste, un troisième petit plan élaboré en urgence par Edouard Philippe et Agnès Buzyn, devant les 1000 démissions de leurs responsabilités administratives, de chefs de services et de responsables d’unité.

Il faut bien comprendre qu’il y a aujourd’hui plusieurs types de pratique médicale : celle des maladies aigües bénignes, qui, pour l’essentiel, sont traitées par la médecine de ville, celle des maladies aigües graves et les gestes techniques pour lesquels l’hôpital public a montré sa performance. En gros pour ces deux types de maladies, la pratique est centrée sur le traitement. Et puis il y a les maladies chroniques, où c’est le malade qui se soigne tous les jours et pour lesquelles la prise en charge ne peut pas être seulement biomédicale. Elle doit être aussi sociale, culturelle, psychologique. Elle relève de ce qu’on pourrait appeler une médecine de la personne. Et là, pour cette 3ème médecine, on n’est pas bon. Il y a 21 millions de personnes en France qui souffrent de maladies chroniques, dont 11 millions qui sont pris en charge à 100% par la Sécurité sociale au titre des affections de longue durée, ce qui représente 60% du budget de la Sécu. Enfin, il y a une quatrième médecine, celle de la santé publique qui vise à maintenir la population, ou différents groupes de population, en bonne santé grâce au dépistage et à la prévention individuelle et collective, en agissant à la fois sur les comportements individuels et de groupe (grâce à une médecine communautaire) et sur les déterminants collectifs de santé (grâce à une politique de santé environnementale). La prévention est le domaine partagé entre la 3ème la 4ème médecine. Et en la matière nous sommes très en retard.

Donc nous sommes bons pour la première et la deuxième médecine et médiocres pour la troisième et la quatrième. Pour ce qui est de la santé publique, nous sommes mauvais parce que dans l’idéologie de la médecine libérale, la santé publique fait craindre l’intervention de l’Etat. Il y a en France, pour des raisons historiques remontant à la Révolution, une hostilité de la médecine libérale envers l’Etat, y compris envers la Sécurité Sociale. C’est un vieux fond idéologique qu’on entend encore dans le discours des dirigeants de certains syndicats de médecins libéraux, comme la FMF et l’UFML De l’autre côté, les hospitaliers sont polarisés par le progrès bio-technologique et ils considèrent la santé publique comme la cinquième roue du carrosse. L’absence d’une politique de santé publique forte indépendante du pouvoir politique, explique que personne n’ait trouvé à redire à la nomination par le Président de la République de « son » Conseil scientifique. Dans lequel, d’ailleurs, au début, il manquait beaucoup de disciplines comme la pédiatrie et la psychiatrie et des représentants associatifs. Et puis cette faiblesse de la santé publique explique que la réforme du système de santé n’a pas été pensée par les professionnels de santé, mais par des économistes libéraux et des managers. D’où la notion d’hôpital-entreprise, qui rentre dans leur mode de pensée, la gestion par les normes et par les nombres. Cette réforme a été le résultat convergent de deux théorisations erronées. La première affirmait que la médecine devenait industrielle, le médecin un ingénieur, l’hôpital une entreprise et le directeur un manageur. La seconde à l’origine de la Révision Générale des Politiques publiques, le New Public Management, estimait que toute activité humaine mesurable devait être quantifiée, valorisée et soumise à la libre concurrence. Cela a abouti à l’instauration de la Tarification à l’Activité (T2A) généralisée à toutes les activités de soin avec la volonté affirmée de mettre les hôpitaux publics en concurrence avec les cliniques privées commerciales. L’hôpital serait ainsi obligé dans un premier temps d’adopter une gestion privée en quête de rentabilité puis dans un deuxième temps de changer de statut, quitte finalement à être racheté par des chaines de cliniques commerciales comme on l’a vu en Allemagne, en Suède ou en Espagne

La concurrence ne s’applique-t-elle réellement que dans certains cas ?

Avec la T2A, il y a des activités rentables et d’autres non rentables. La clinique privée ne peut pas être déficitaire, sauf à mettre la clé sous la porte. Elle choisit donc les activités rentables et elle les rentabilise au maximum. La chirurgie ambulatoire est rentable. On multiplie les actes qui ne sont pas tous indispensables avec une variation non explicable d’un département à l’autre, pouvant aller de un à trois, voire plus. La seule explication retrouvée est le nombre de professionnels. Par exemple, le nombre de prostatectomies par département est corrélé au nombre d’urologues. On peut en conclure soit qu’il n’y pas assez d’urologues, soit qu’il y a un certain nombre de prostatectomies injustifiées…

Les cliniques se mettent sur ces créneaux. Typiquement, les accouchements par voie basse ne sont pas rentables, moyennant quoi, les maternités privées ont fermé et parmi les 13 maternités qui font le plus de césariennes, on trouve 11 maternités privées, qui sont d’ailleurs de niveau 1, c’est-à-dire sans autorisation de prise en charge des grossesses à haut risque.

Dans la situation actuelle de crise de l’hôpital et de manque de professionnels, la concurrence s’accroît. Quand l’hôpital est géré comme une entreprise, que les conditions de travail y sont dégradées et que le salaire est nettement moins élevé que dans un établissement privé, alors les chirurgiens, les anesthésistes ou les manipulateurs radio quittent l’hôpital. L’idée des gens qui ont mis en place la T2A, comme Larcher, Evin et les responsables de la Fédération Hospitalière de France (FHF), était de transformer l’hôpital public en établissement privé non lucratif, porte d’entrée possible vers le privé lucratif. En effet le privé non lucratif peut faire faillite et être racheté, ce qui a, par exemple, été le cas des hôpitaux de la Croix Rouge, rachetés par la Générale de Santé. La logique de privatisation a pris deux formes. D’abord la privatisation du mode de gestion, on va gérer l’hôpital comme une clinique privée commerciale, et, ensuite, éventuellement, un changement de statut. Cette question va se reposer lors de l’élection présidentielle malgré l’opposition encore forte au sein de l’hôpital public. Il faut bien remarquer une chose : Macron ne prononce jamais, le mot de « service public hospitalier ». L’idée générale de ce credo néo-libéral, c’est qu’il n’y a pas de service public mais seulement des missions de service public, que l’on peut vendre à la découpe et que le privé peut très bien remplir. Le rôle de l’Etat est de proposer un cahier des charges, de contractualiser avec le mieux offrant et de contrôler. Dans cette logique-là, la marchandisation va de pair avec la bureaucratisation.

A l’entrée de la cinquième vague, qu’est-ce qui a changé ?

Cette pandémie a connu deux périodes, avant la vaccination et après la vaccination. Comme on l’a dit, la gestion du gouvernement avant la vaccination a été très médiocre. Le pouvoir monarchique et bureaucratique est profondément inadapté à une pareille situation. Le secret, les mensonges, (sur les masques, les lits de réanimation…) les changements non expliqués ont accru la défiance de la population à l’égard des politiques. Paradoxalement, quand la médecine manquait de moyens et était démunie face au virus, la population a manifesté massivement sa confiance dans les blouses blanches et dans l’hôpital. Et alors que les vaccins représentent une prouesse technologique, un progrès scientifique considérable, qui est dû pour l’essentiel à la recherche publique, on a assisté à une très grande défiance à l’égard des vaccins. Cette défiance vient de loin alimentée par les scandales sanitaires comme l’affaire du Médiator. Et là, l’argument de la dictature sanitaire qui avait été utilisé par les « macroniens »et quelques « rassuristes » contre les réanimateurs se retourne contre Macron. Il avait été applaudi pour son refus de la soit disant dictature sanitaire voulue par des « alarmistes », des « enfermistes » mais avec la campagne de vaccination, l’accusation s’est retournée contre lui. C’est maintenant lui qu’on accuse de « dictature sanitaire ». Lors de la première vague, par la force des choses, ce sont les soignants qui ont pris la main, lors de la deuxième vague la priorité a été donnée à l’économie, avec les musées fermés et les grands magasins ouverts et ensuite, on a assisté à une gestion déterminée par ce que le Président estimait acceptable par la population, sachant qu’une prévention efficace ne permet pas de vivre ce qu’on a évité et qu’on s’habitue à tout y compris aux 300 ou aux 400 morts par jour tant qu’on n’est pas personnellement concerné . Les décisions de confinement ont ainsi été prises à chaque fois avec retard, au bord du précipice. Le Président a fait une chose absolument cynique, du point de la santé publique : il a politisé la vaccination. Elle est devenue un enjeu politique avec ce discours incroyable du 12 juillet 2021 où il annonce la vaccination obligatoire pour les soignants (je suis personnellement pour), et le passe sanitaire (je suis également pour). C’étaient deux décisions difficiles autour desquelles il aurait fallu chercher à réunir le pays, mais, à l’inverse, il clive. Après ces annonces, dans la foulée, il remet en selle la réforme du chômage, celle des retraites et son plan de relance pour la France, c’est-à-dire son programme politique. Et l’opposition de gauche, au lieu de dénoncer la manœuvre, tombe dans le panneau et se dresse contre l’obligation vaccinale des soignants et contre le passe sanitaire. Au lieu de se porter à la tête du mouvement pour la vaccination, via la pratique d’une médecine communautaire, notamment en exigeant qu’il y ait plus de vaccins disponibles en Seine Saint-Denis ou dans les TOM DOM que dans le 75, en proposant de mobiliser syndicats et associations, c’est l’inverse qui a lieu. Au lieu de combattre l’amalgame entre la défiance légitime vis-à-vis du gouvernement et des big pharma et la crainte du vaccin, on a assisté à une critique de la vaccination. Si vous critiquez Macron, et que Macron est pour les vaccins, vous devez critiquer la vaccination . On a même vu dans quelques hôpitaux, la CGT et SUD lancer des mots d’ordre de grève contre l’obligation vaccinale des soignants, à l’encontre de toute l’histoire du mouvement ouvrier. Et tous les arguments qui vont être avancés, y compris par un leader charismatique, vont être des bémols pour justifier les réticences, avec même des arguments purement libéraux, du genre « je veux pouvoir choisir mon vaccin ». Alors que le vaccin était l’outil le plus puissant dans la reconquête des libertés. Résultat beaucoup se demandent « qui aurait fait mieux que Macron? » parmi les leaders politiques de l’opposition et l’honnêteté consiste à reconnaître qu’on ne sait pas et que ça aurait pu être pire ! Et on a vu ce paradoxe, la gauche réclamer à juste titre la levée des brevets pour pouvoir développer partout où c’est possible la production de vaccins et, en même temps, manifester pour défendre le droit de refuser de se faire vacciner au nom de la liberté individuelle, oubliant que la liberté des uns s’arrêtent là où commence celles des autres, notamment celles de tous les patients non Covid dont les soins ont été déprogrammés, les pontages, les prothèses, les greffes, toutes les interventions non urgentes reportés , …Perte de chance, cela veut dire :complications et mortalité accrues

Comment le débat sur la santé s’insère-t-il dans la campagne électorale ?

Il s’insère mal ! D’abord, s’il n’y avait pas eu Omicron, il ne s’y insérerait pas du tout. On aurait entendu Macron expliquer que le Ségur a tout réglé, et qu’il a vaincu l’épidémie grâce à sa stratégie vaccinale. Grâce à Omicron et grâce à Blanquer, ce n’est pas le cas. Mais le débat risque de se développer de la pire des manières, pro vaccins contre antivax, partisans du passe vaccinal versus défenseurs des « libertés individuelles », etc. Pimenté par le propos scandaleux du Président de la République, bien dans son style méprisant et arrogant « je veux les emmerder », L’insulte ferme le débat et empêche de placer les non-vaccinés face à leurs propres contradictions et face à leurs responsabilités.

Mais il y a tout de même des gens qui ont travaillé sur ces questions. Le livret Santé de la France Insoumise présente des solutions qui ne sont pas si différentes de celles du Manifeste 2022 ?

Pas vraiment. Certes en terme de service public au service du public, tout le monde à gauche va se retrouver. Je pense qu’on se retrouve aussi sur la « Grande Sécu », c’est-à-dire l’intégration des mutuelles dans la Sécu, ce qui fait économiser 7, 6 milliards de frais de gestion inutiles, plus que les frais de gestion de la Sécu elle-même (6.9 milliards). Mais cela nécessite une négociation avec les médecins sur le montant des tarifs remboursés pour supprimer le secteur 2 (avec dépassements d’honoraires), créé en 1980 par Raymond Barre. En fait le secteur 2 avait été créé justement pour ne pas revaloriser les tarifs. Il faudrait donc un vrai Ségur, une grande négociation avec les professionnel et avec la participation des usagers, pour déterminer ce qui relève de la solidarité et qu’est-ce qui n’en relève pas et quels doivent être les justes tarifs, pour un nombre d’actes aujourd’hui sous valorisés. C’est donc un grand débat, dans lequel il faudrait inclure une révision sur les modes de financement pour sortir du paiement à l’acte et de la T2A au moins pour le suivi des patients atteints de maladies chroniques.

Deuxième question sur laquelle la gauche a des positions radicales mais peu réalistes, celle des industries de la santé et de leurs profits invraisemblables. La France peut agir, contrairement à ce que fait le Président de la République qui a accepté à l’OMC le maintien des brevets, néanmoins la question n’est pas nationale mais internationale, au moins européenne. Ce qui serait réaliste, ce serait la création d’un établissement public, national ou multinational, pour produire les médicaments et les dispositifs médicaux d’intérêt thérapeutique majeur, tombés dans le domaine public, pour lesquels on subit des ruptures de plus en plus fréquentes. Par exemple des anticancéreux, de la cortisone, des antihypertenseurs, des médicaments essentiels. Il y a eu en 2020 plus de 3000 ruptures et chaque année cela augmente, tout simplement parce que ces médicaments tombés dans le domaine public ne sont plus assez rentables pour l’industrie. Dire « on nationalise l’industrie pharmaceutique » c’est une parole en l’air, quand on parle des grands groupes multinationaux.et ça renvoie aussi à la désindustrialisation de la France, notamment en ce qui concerne la chimie. Il s’agit d’imposer à l’industrie pharmaceutique la transparence de l’origine des coûts dans le processus de développement des traitements et dispositifs innovants, en faisant la part de ce qui revient à la recherche publique et de ce qui vient de fonds privés. Et d’imposer aux industriels d’avoir des stocks pour au moins quatre mois.

Il y a une autre question essentielle qu’on ne peut pas contourner, mais que la France Insoumise, comme les autres, contourne. C’est celle de la limitation des dépenses de santé. La santé est un bien supérieur dont le financement relève de la solidarité or quiconque se croit se croit malade est une personne angoissée et est donc une personne manipulable. Ce qui explique qu’il y ait entre 20 et 30% d’actes et de prescriptions injustifiés.

Comment définir les besoins de santé ?

On peut dire que les besoins de santé sont potentiellement illimités. Il suffit de rappeler la définition de la « bonne santé » par l’OMS : non seulement l’absence de maladies, mais un état de bien-être physique, psychologique et social. C’est le bonheur. Je suis d’accord avec cette définition, parce qu’elle dit que la santé ne se réduit pas à la médecine. Mais elle peut être interprétée à l’envers dans la logique mercantile de la « médicalisation de la vie » : pour chaque problème de santé, on a des examens complémentaires et un médicament ou une intervention à vous proposer. Il faut donc une « régulation » (cad une limitation non pas des besoins de santé, mais des dépenses de santé). On a en théorie trois « régulations » possibles. Une limitation par les professionnels mais ils ont dans un conflit d’intérêts et par les usagers mais ils sont dans une relation asymétrique. On peut réguler par le marché, vous payez votre santé de votre poche ou par l’intermédiaire d’une assurance privée. Cela aggrave les inégalités sociales de santé et cela nourrit l’illusion du « plus c’est cher, mieux c’est », ce qui est en santé largement faux. C’est le modèle américain, 17% du PIB pour un résultat très médiocre et, après l’Obamacare, encore 20 millions de personnes sans couverture santé. Et puis, on peut réguler par l’Etat. Typiquement, la définition d’un panier de soins remboursés, la détermination d’un budget relèvent d’une régulation étatique qui fait craindre le rationnement. C’est le modèle anglais avec la santé gratuite, mais seulement 9% du PÏB consacrés à la santé. En France, on a un système mixte devenu au fil des ans illisible.

Quel est le problème ? Quand Juppé crée l’ONDAM en 1996, c’est un objectif, pas un budget contraint et, jusqu’en 2010, cet objectif va être dépassé. En 2010, on met en place un budget contraint. La contrainte porte quasi exclusivement sur l‘hôpital avec deux mesures. En début d’exercice on met en réserve, dite « prudentielle », quelques centaines de millions, en moyenne 400 millions, et, quand l’activité augmente, on baisse les tarifs remboursés par la Sécurité sociale, pour arriver à une somme nulle. En dix ans, on a baissé de 7% les tarifs. En 2017, Marisol Touraine baisse encore les tarifs de 1%, et en 2018, Agnès Buzyn les baisse encore de 0.5%. Donc on met les hôpitaux en déficit et on leur dit « débrouillez-vous » pour retrouver l’équilibre. Que fait un directeur dans cette situation ? D’abord, il envoie le message qu’il faut augmenter l’activité sans augmenter les dépenses et en particulier sans augmenter le personnel. Parallèlement, il réduit l’investissement. Résultat : en 10 ans, on a augmenté l’activité de 15%, diminué l’investissement de 40% et on n’a pas augmenté le personnel soignant. A ce petit jeu-là, la machine ne pouvait que casser.

Ce qu’il faut donc faire immédiatement, c’est supprimer cette régulation a priori. Il faut revoir le calcul de l’ONDAM en fonction de l’augmentation des charges et des besoins, estimée autour de 4% par an. Encore faut-il que cette augmentation soit justifiée et qu’elle ne serve pas à entretenir des rentes ou des activités injustifiées. L’inutilité en santé, ce n’est pas seulement un problème économique, c’est aussi un problème éthique. Il faut donc développer une vraie politique sur la pertinence et la qualité des soins qui n’a jamais été menée en raison des lobbies. Plus fondamentalement la question se pose : est-ce qu’on peut avoir des services publics sans que les valeurs publiques soient les valeurs dominantes de la société. Si on traite le service public comme une entreprise commerciale et si le patient est comme un client qui fait son marché à sa guise, alors, il n’y aura pas de service public. Ou alors on aura un service public a minima, pour les plus pauvres, comme Medicaid aux USA et le reste sera sous la coupe des assurances privées.

On se dirige vers ça ?

On a mis un pied dans la porte avec l’Accord National Interprofessionnel (ANI) de François Hollande, rendant les complémentaires (mutuelles, instituts de prévoyance ou compagnies d’assurance), obligatoires en entreprise. Ce qui a été présenté comme un progrès social, mais qui, en réalité, est un élément de plus qui sape la Sécurité Sociale. L’obligation des complémentaires en entreprise a pour conséquence une sélection des risques. Les chômeurs, les retraités qui ont des besoins de santé plus importants que les actifs n’ont pas accès à des contrats collectifs et ont dégradé leur couverture santé individuelle devenant de plus en plus chère, avec une augmentation de 5% par an. Il y a environ 13% de chômeurs qui n’ont tout simplement pas de mutuelle.

Les gens qui voient loin, comme les libéraux qui pensent que l’hôpital public, progressivement, pourrait devenir un établissement privé à but non lucratif pensent de même qu’on pourrait mettre fin au doublon de financeurs (Sécu + complémentaire) et passer à un seul financeur prenant en charge, à la fois l’assurance obligatoire et l’assurance complémentaire. Ce pourrait être la Sécu ou n’importe quel assureur privé recevant une délégation de gestion de l’assurance obligatoire Et, dans un deuxième temps, on pourrait mettre la Sécu et les assureurs privés en concurrence les uns avec les autres, comme dans le modèle suisse, ou dans l’Obamacare qui a confié aux assurances privées la gestion de l’assurance obligatoire. Mais cette concurrence et la recherche de nouveaux clients est responsable d’au moins 40% des frais de gestion que l’on a évoqués auparavant.

Ce sont des points que la gauche n’aborde pas ou peu, parce qu’il y a des conflits d’intérêts.: le PS, le PCF, les syndicats soutiennent les Mutuelles, parce qu’ils y ont des liens personnels, et parce que les Mutuelles ont joué un rôle historique progressiste pendant longtemps. Mais cela est bien fini.

Du coup, la gauche est désarmée face aux critiques de la droite lorsqu’elle pose la question ; « on dépense beaucoup pour la santé, comment se fait-il que l’on ne soit pas meilleurs ? » Il faut apporter ici une précision. En pourcentage du PIB, on est, selon les années, 3ème ou 4ème, avant ou après l’Allemagne, avec11,5% du PIB. Mais quand on regarde en dollars par habitant, on est 11ème ou 12ème. Les Allemands dépensent 20% de plus que nous. Cela dit, on dépense comme un pays riche…et on doit justifier ces dépenses, au nom de « l’efficience ». Ça suppose aussi de mettre un terme à la logique inflationniste du paiement à l’acte et de la T2A.

Ça pose la question des modes de financement de l’hôpital ?

Il y a trois modes de financement de l’hôpital. On peut payer à la journée, comme à l’hôtel. On peut payer, par une enveloppe budgétaire, comme pour l’armée, ou pour l’Education Nationale. Et on peut payer à l’activité. Chacun mode de financement a ses avantages et ses inconvénients. Pour décider, il faut regarder la pratique médicale, ce que n’ont absolument pas fait les « décideurs », manageurs et économistes. Si l’on prend par exemple les soins palliatifs, ce sont des soins contre la douleur, des soins de confort, une présence humaine, et la durée du séjour dépend du refus de l’acharnement thérapeutique. Dans ce cas, c’est indiscutablement le prix de journée qui convient. Eh bien, on a fait rentrer ces soins de fin de vie dans la T2A. En revanche, pour la chirurgie ambulatoire, on ne trouvera pas mieux que la T2A. De même, pour des activités standardisées, programmées, comme une séance de dialyse ou la pose d’un pace maker. Mais, dans ce cas, il faut tenir compte de la pertinence des soins. Cependant, tout ce qui extrêmement variable d’un patient à l’autre comme le diabète, avec des composantes psychologiques et sociales, tout ce qui est extrêmement complexe, tout ce qui est rare, tout ce qui relève de l’urgence, ne peut pas rentrer dans la T2A. Cela doit être financé par une dotation globale correspondant aux besoins en partant des budgets actuels corrigés pour compenser l’austérité des dernières années et avec des sur corrections pour des territoires ou des spécialités sinistrées comme la psychiatrie ou la pédiatrie. Et cette dotation globale doit être évolutive d’une année sur l’autre en fonction de critères simples d’activité et cogérée entre l’administration et les soignants avec la participation de représentants des usagers.

Ces questions se posent aussi pour le financement de la Sécurité Sociale. Ce qui est fondamental, ça n’est pas le financement par des cotisations, un « salaire socialisé ». La cotisation c’est le modèle bismarckien, pas spécialement progressiste. Ce qui est progressiste, c’est que, pour la santé, on décide d’avoir des recettes dédiées, sanctuarisées, indépendantes du budget de l’Etat. Que les recettes viennent de l’impôt ou des cotisations n’est pas, selon moi, l’essentiel d’autant que en liant les recettes à l’emploi on pénalise les activités nécessitant beaucoup de personnels et on prive la Sécu de recettes en cas de chômage Le gouvernement Macron a remis en cause la sanctuarisation des dépenses de santé, en abrogeant la loi Veil de 1994, qui spécifiait que toute exonération de cotisations devait être totalement compensée par l’Etat. Et la proposition de Thomas Piketty de fusionner la CSG et l’impôt sur le revenu, supprimerait également la sanctuarisation des recettes dédiées à la Sécurité Sociale. D’autre part, l’argument des libéraux selon lequel s’il n’y a plus qu’un seul financeur, la Sécu, cela reviendrait à une étatisation, est fallacieux. Au début de la Sécu, la cogestion avec les organisations syndicales était normale, car l’essentiel de l’activité de la Sécu était de payer les indemnités journalières, assurer un revenu de remplacement pendant les périodes de maladie. La gestion de Sécu n’a jamais été une autogestion par les « partenaires sociaux », cela a toujours été une forme de cogestion avec l’Etat qui fixe le montant des cotisations et les taux de remboursement. Si on veut rester fidèle à l’esprit de 1945, il faut proposer une cogestion entre l’Etat, les professionnels et les usagers. C’est comme ça que je conçois un nouveau service public. Avec une règle d’or, l’équilibre des comptes : ou bien les dépenses sont justifiées, alors on augmente les recettes (ce qu’on a fait pour le Covid), ou les dépenses sont injustifiées et on prend les mesures pour améliorer la pertinence des prescriptions et des actes. Toute remise en cause du contenu du panier de prévention et de soin solidaire pris en charge à 100% devrait faire l’objet d’un débat public de démocratie sanitaire, avant le vote du Parlement.

Il y a un dernier point très important, c’est celui du nombre de soignants. La gauche et la droite réunies ont mis en place, en 1972, le numerus clausus, avec l’idée qui si on diminuait le nombre de médecins, on diminuerait le nombre de patients. « C’est l’offre qui détermine la demande »disait-on.  Cela supposait de définir un autre système de santé, avec notamment une autre répartition des tâches entre médecins et infirmiers et une relativisation du paiement à l’acte, ce qui n’a pas été fait et a amené à la catastrophe que l’on connaît. Ce qu’il faut faire aujourd’hui, en priorité, c’est augmenter considérablement le nombre d’infirmières travaillant en équipe pluri-professionnelles. On a un système archaïque, dans lequel les infirmières sont généralistes, sans progression de carrière. Alors qu’on a de plus en plus besoin d’infirmières spécialisées, dans des techniques particulières comme l’anesthésie, ou dans des domaines précis comme la psychiatrie, la pédiatrie, la diabétologie, la cardiologie etc. et la coordination des soins. On a, en gros, besoin de 100 000 infirmiers supplémentaires. On se focalise sur le numerus clausus médical, mais cela ne suffit pas. Il faut aborder la question des déserts médicaux, en proposant un engagement de cinq ans à exercer dans un désert médical, en échange d’un certain nombre d’avantages : autoriser les « reçus collés » à poursuivre les études médicales, faciliter le travail en équipe avec des locaux et un assistant financés, offrir le choix entre le salariat ou l’activité libérale, permettre le choix de la spécialité. Et il faut mettre un pied dans la porte de la liberté d’installation en interdisant tant que persistera le secteur 2 (droit aux dépassements d’honoraires) l’installation de spécialistes en secteur 2 dans les bassins de vie déjà les mieux dotés en médecins de la même spécialité.

Toutes ces questions ne font pas l’unanimité à gauche, car la contradiction de fond entre les besoins illimités et les moyens limités n’est pas affrontée. Il faut donc un débat démocratique sur ce qui relève de la solidarité, en fonction de la richesse du pays, etc. Il peut y avoir plusieurs réponses, mais encore faut-il que la question soit posée.

Propos recueillis par Mathieu Dargel.