Courant septembre, Uber Eats, filiale de livraison de repas d’Uber, a annoncé avoir mis un terme à plus de 2500 contrats de livreurs en France. Le prétexte retenu était de supprimer un certain de contrats suspectés d’avoir été frauduleusement attribués à des travailleurs sans-papiers. Cette décision jette une lumière toujours plus crue sur les pratiques des plateformes de livraison, mais plus généralement sur l’ensemble de l’économie « uberisée ». Nous avons demandé à Leila Chaïbi députée européenne La France Insoumise, à l’origine d’une Directive de la Commission Européenne en vue de réglementer ces pratiques, de faire le point sur les combats en cours.
Le licenciement de 2500 livreurs est-il une pratique courante pour des structures comme Uber Eats ?
Le premier point, c’est que ces travailleurs n’ont pas été « licenciés ». Ce sont officiellement des « travailleurs indépendants », qui ont un contrat commercial avec les plateformes. Quand elles sont arrivées, il y a quelques années, les plateformes, sous couvert d’innovation technologique, se sont positionnées comme « intermédiaires » entre les travailleurs et leurs clients. Ce qui leur permettait d’avoir à disposition des travailleurs indépendants, mais de façon totalement frauduleuse, car elles exerçaient un lien de subordination sur eux. C’était tout simplement un outil de contournement du droit du travail, qui précise qu’en échange des liens de subordination du travailleur à son employeur, il y a toutes les garanties du statut salarial, telles que précisées dans le Code du travail.
En tant qu’employeur, on peut donc choisir d’avoir un lien de subordination avec ses salariés, ou un lien contractuel avec des indépendants, sans avoir son mot à dire sur les choix des horaires ou de l’organisation du travail de ces travailleurs. Les plateformes ont essayé d’avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est-à-dire d’avoir des gens sous leurs ordres sans avoir à en assumer la contrepartie, sous couvert, comme je l’ai dit, d’innovation technologique. Si on regarde les choses de plus près, les chauffeurs VTC, ou les livreurs ont cru qu’après avoir signé leurs contrats, ils seraient indépendants, mais, par la voie des algorithmes, ils ne sont pas du tout indépendants, le choix des courses qui leur sont attribuées dépend des données recueillies par les algorithmes et elles leur sont imposées. Ce qui caractérise le lien de subordination.
Dans le cadre d’un contrat de travail, on ne peut pas licencier sans passer par toute une procédure bien précise, encadrée, mais dans le cas de ces travailleurs on ne peut pas parler de licenciements. Il a suffi de les déconnecter de la plateforme, de ne plus leur attribuer de courses et de fermer les comptes. Toute la bataille qui est maintenant menée, c’est de dire que les plateformes doivent choisir : soit elles assument la responsabilité d’employeur vis-à-vis de salariés, soit elles se contentent de jouer le rôle d’intermédiaires sans exercer de pouvoirs sur l’activité de travailleurs indépendants.
C’est une question de fond, qui ne touche pas seulement les livreurs de pizzas ou de sushis, parce que si on ouvre la possibilité d’avoir des travailleurs en situation de subordination sans contrat de travail, pourquoi, alors, les patrons d’Auchan ou de Carrefour s’embêteraient-ils à avoir du personnel, de caisse, par exemple, salarié. On a déjà vu cette tendance à l’œuvre pendant le confinement, quand les supermarchés recrutaient des étudiants pour remplacer des personnels absents, via la plateforme Staff Me, qui les plaçait sous le statut « d’auto-entrepreneurs ».
Mais, sur ce point précis, comment est-ce que cela s’articule avec les questions de régularisation de travailleurs sans papiers et la circulaire Valls ?
C’est d’une hypocrisie totale. C’est moins le cas pour les chauffeurs VTC, mais on a vu un changement de profil des livreurs. Au fur et à mesure que les tarifs des courses diminuaient pour assurer la rentabilité des plateformes, et donc que les conditions devenaient de plus en plus précaires, pour des revenus toujours plus faibles, puisque n’étant pas salariés, il n’y a pas de salaire minimum, que les livreurs étaient amenés à prendre toujours plus de risques et à respecter de moins en moins le Code de la Route, on a vu la population se transformer. Les étudiants ont été remplacés par des travailleurs sans papiers, qui, pour certains utilisent des Vélib. Et c’est le cas dans toutes les villes d’Europe. On voit arriver des catégories de livreurs, les riders comme on les appelle partout, de plus en plus précaires. Ce qui était déjà de l’esclavage a encore empiré, à cause du phénomène de la sous-location de compte. Une personne qui a ses papiers « sous-loue » son contrat avec la plateforme, moyennant une commission totalement opaque à un ou plusieurs sans papiers qui vont se partager les courses de ce compte. Uber et les autres plateformes sont parfaitement au courant de ce phénomène et, au moment où ça commence à poser problème, si les livreurs commencent à s’organiser, si les pouvoirs publics commencent à poser des questions, il suffit de déconnecter ces comptes et le problème est réglé. Ces livreurs sans papiers sont juste de la chair à canon. Mais si le droit du travail était respecté, ces livreurs auraient des feuilles de paie et pourraient justifier d’un emploi dans les conditions de régularisation de la circulaire Valls.
Tu viens d’évoquer des débuts d’organisation des livreurs et coursiers.
On par le de travailleurs qui font face à toutes les barrières possibles pour l’engagement. Ils sont seuls, chacun sur son véhicule, et, pour reprendre le slogan du Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (le CLAP) « la rue est leur usine ». Et, pourtant, ces dernières années, dans plusieurs villes, ces travailleurs ont été capable de mettre en place certaines formes d’organisation. Par exemple des blocages de Mc Do qui utilisent de très nombreux riders, ou des actions sur les « dark kitchens ».
Les dark kitchens, c’est un phénomène nouveau ?
Les plateformes sont des prédatrices et ont tendance à détruire ce pourquoi elles étaient censées servir d’intermédiaire. Les plateformes de livraison de repas, par exemple, ont profité de la période de confinement, quand elles disaient aider les restaurants à rester ouverts en favorisant les commandes et les livraisons, pour accumuler des données sur la localisation et les goûts des clients. Progressivement, elles ont accumulé suffisamment d’informations pour mettre en place dans la plus grande proximité, des structures de fabrication directe des produits les plus demandés sur telle ou telle zone, sans plus s’embarrasser des restaurants dont elles étaient auparavant les intermédiaires. Les investisseurs sont en train de se jeter sur ces petits locaux, qui sont en fait des entrepôts qui stockent de quoi fabriquer et distribuer tel ou tel type de spécialités. Quand on va sur Deliveroo, par exemple, on a l’impression d’avoir affaire à tel ou tel petit restaurant, indien, couscous, chinois, ce qu’on veut, avec sa propre identité visuelle, en réalité, toutes ces spécialités sont fabriquées dans des entrepôts, où le même poulet va servir à préparer des tacos, des salades Cesar, etc, avec des coûts optimisés qui entrent directement en concurrence avec les restaurants qui, à l’origine, étaient censés servir ces repas.
C’est effectivement une modification du système des plateformes, qui au début se positionnaient comme intermédiaires et qui, maintenant, vampirisent les secteurs sur lesquels elles se sont installées. Uber avait imaginé, pour les Jeux Olympiques de 2024, de proposer des taxis automatisés, sans chauffeur, pour remplacer les taxis et les VTC avec chauffeurs… On peut étendre ce raisonnement à Air BnB, qui au départ se positionne comme intermédiaire entre propriétaires et locataires pour courts séjours. Et puis on a vu, dans des quartiers entiers, la transformation de logements locatifs de longue durée en logement « Air BnB », ce qui a pour conséquence mécanique la hausse des loyers à cause de la raréfaction des logements disponibles sur le marché de longue durée et le départ des habitants permanents, avec toutes les conséquences qui vont avec en termes d’équipements collectifs.
Mais je voudrais revenir sur les questions d’organisation. Au début, c’était très difficile, mais progressivement des collectifs se sont créés, au départ à l’extérieur des cadres syndicaux. Puis, en France, la CGT et Solidaires ont pris conscience des problèmes. Les luttes contre la déconnexion sont souvent une porte d’entrée vers l’engagement, ou alors les recours juridiques pour faire requalifier les contrats de livreurs en contrats de travail. Dans les trois quarts des cas, les juges se basent sur la réalité du travail des livreurs et requalifient les contrats en contrats salariés.
Une des questions qui se posent maintenant, c’est comment unifier au niveau européen ces luttes qui se déroulent pays par pays, alors que les plateformes et leurs lobbys sont organisés au plan international. On a réussi à organiser trois fois, à Bruxelles, des grands rendez-vous avec plusieurs centaines de travailleurs d’une vingtaine de pays différents, le dernier a eu lieu le 8 septembre, et ça a commencé à être vraiment efficace en constituant une sorte de contre-lobby alternatif.
Comment est-ce que ça s’articule avec ton travail institutionnel au Parlement Européen ?
Ces actions de « contre lobby » ont permis d’arracher une première victoire : la Commission Européenne va proposer une Directive qui posera une « présomption de salariat » pour les travailleurs des plateformes. Depuis plus de trois ans que nous menons ces batailles, on s’est constamment confrontés aux lobbyistes d’Uber et de Deliveroo qui disaient toujours le plus grand bien de Macron et de ses réformes. Tout au long de la bataille au parlement Européen, Macron s’est fait le porte-parole de leurs intérêts. Parce que le modèle qu’elles proposent s’articule parfaitement avec ses conceptions de « lever les blocages et les rigidités » et, en particulier ceux qui découlent du Droit du Travail. L’uberisation et le statut de travailleur indépendant vont dans ce sens. L’implication de Macron dans la facilitation de l’implantation d’Uber, révélée par les Uber Files, n’a donc pas été une surprise, mais juste la confirmation de ce à quoi nous assistions depuis trois ans.
C’est aussi une croyance quasi religieuse dans les pouvoirs de l’innovation et de la technologie ?
Oui, c’est tout ce qui se développe autour de la notion de management algorithmique et les prises de décision automatisées ou semi automatisées qui sont employées dans les entrepôts logistiques. Antonio Casili (En attendant les robots, Le Seuil, 2019) décrit très bien toutes ces nouvelles méthodes. Alors la bataille porte sur le fait que ces soi-disants innovations ne doivent pas générer un « nouveau » droit du travail, mais, au contraire, que le droit du travail doit pouvoir aussi s’appliquer dans ces structures, soumises au « management par les nombres ». C’est tout l’enjeu, par exemple, d’exiger que les Inspecteurs du Travail aient le droit d’expertiser, d’analyser ces logiciels et ces algorithmes de management. Non pas en termes de lignes de codes, mais en termes de conséquences automatisées de telle ou telle action : le livreur a refusé trois courses, il est déconnecté…. Aujourd’hui, ces algorithmes sont des boîtes noires totalement opaques, alors qu’en réalité, ils ont le même rôle que les règlements intérieurs, ou les procédures classiques dans les entreprises, documents qui sont accessibles, de droit aux Inspecteurs du travail. Et face à cette revendication, la droite et les libéraux ne cessent de brandir le soi-disant « secret des affaires ».
Pour terminer, quelle va être la suite de la bataille autour de la Directive Européenne dont tu viens de parler ?
On entre maintenant dans la phase de réécriture de la Directive. Les parlementaires européens n’ont pas le droit d’initiative au Parlement. Il a donc fallu mettre pression sur la Commission pour qu’elle fasse cette proposition qui sera transmise au Parlement et au Conseil Européen. Et on est maintenant dans une phase de négociation, dans laquelle les lobbys sont à l’offensive, car ils n’avaient pas l’habitude de voir arriver un texte qu’ils n’avaient pas rédigé à l’avance. On essaie de monter une initiative autour des 8 et 9 décembre, lors de la réunion du Conseil Européen à Prague, où tous les ministres de l’emploi des 27 vont acter quel est leur mandat sur cette directive. On va donc essayer de réaliser une grande mobilisation sur place, histoire de leur montrer qu’ils sont aussi sous le regard des travailleurs et pas seulement sous celui des lobbys. C’est dans cette articulation permanente avec les mobilisations que je conçois mon travail de parlementaire.
Propos recueillis par Mathieu Dargel