Militant anticapitaliste et député européen, Miguel Urbán analyse dans cet article la remilitarisation en cours de l’Europe. Celle-ci constitue depuis longtemps un projet pour les classes dirigeantes européennes et l’invasion russe de l’Ukraine, avec son cortège de crimes de guerre et de souffrances, leur a fourni un prétexte idéal pour s’engager dans cette voie désastreuse pour les peuples. Dans ce contexte, il plaide pour que la gauche affronte le bellicisme ambiant en adoptant une politique anti-militariste, s’opposant aussi bien au projet impérial russe qu’à l’escalade militaire engagée par l’OTAN.
***
Au lendemain de l’invasion russe en Ukraine, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, a déclaré devant le Parlement européen que l’Union européenne était plus unie que jamais et que l’on avait davantage avancé en matière de sécurité et de défense commune « en six jours que lors des deux dernières décennies ». Elle faisait référence au déblocage de 500 000 euros de fonds communautaires pour l’équipement militaire de l’Ukraine. Une fourniture d’armes qui va à l’encontre des traités européens eux-mêmes, qui interdisent expressément d’allouer des fonds du budget commun à des projets aux « implications militaires ou de défense ». C’est une nouvelle démonstration que les traités européens sont plus ou moins flexibles, selon les sujets et le rapport de forces, pour ceux qui proposent de s’en affranchir. Le peuple grec peut en témoigner, lui qui avait voté contre les mémorandums d’austérité.
Quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine, dans son discours sur l’« état de l’Union », Von der Leyen, une ancienne ministre allemande de la Défense, avait déclaré, face à un manque de confiance et un monde toujours plus convulsif :
« Ce dont nous avons besoin c’est de l’Union Européenne de la défense. »[1]
La remilitarisation de l’Europe est une aspiration que les élites européennes dissimulent depuis de longues années derrière des paravents tels que « bulle stratégique » ou des euphémismes du genre « une plus grande autonomie stratégique » de l’UE. Mais jusqu’ici elle semblait se heurter à des écueils trop sérieux pour aboutir. Von der Leyen elle-même s’interrogeait dans ce discours, dans un style rhétorique, sur les raisons qui avaient empêché d’avancer vers une défense commune :
« Qu’est-ce qui nous a empêchés d’avancer jusqu’ici ? Ce n’est pas le manque de moyens mais l’absence de volonté politique. »
Cette volonté semble déborder depuis l’invasion de l’Ukraine, un parfait prétexte pour accélérer l’agenda prioritaire des élites néolibérales qui non seulement voient dans la remilitarisation de l’UE leur planche de salut, mais défendent ouvertement le nouveau projet stratégique d’intégration européenne pour compléter le « constitutionnalisme de marché » en vigueur jusqu’ici. Une Europe des marchés et de la « sécurité ».
De ce point de vue, le haut représentant pour la Politique extérieure de l’UE, Josep Borrell, a déclaré dans une interview au début de l’invasion de l’Ukraine :
« Nous Européens, nous avons construit l’Europe comme un jardin à la française, bien ordonné, joli, soigné, mais le reste du monde est une jungle. Et si nous ne voulons pas que la jungle dévore notre jardin nous devons nous engager. »
Quelques mois plus tôt, ce même Borrell avait présenté le Plan stratégique pour la défense européenne en affirmant : « L’Europe est en danger ». Jusqu’ici ce danger semblait provenir essentiellement des flux migratoires, abordés sous l’aspect de la sécurisation des frontières de l’Europe-forteresse.
Une dynamique qui, selon la définition de Tomasz Konicz, est consubstantielle à l’impérialisme de crise au XXIe siècle qui ne se réduit plus seulement à un phénomène de pillage des ressources mais qui cherche au-delà à isoler hermétiquement les foyers de l’humanité superflue que produit le système dans son agonie.
De ce fait, la protection des îlots de bien-être relatif qui subsistent encore constitue un moment central des stratégies impérialistes, par le renforcement des mesures sécuritaires et de contrôle qui nourrissent un autoritarisme croissant (Konicz, 2017, p. 187-188). Le durcissement des lois migratoires de l’UE au cours des dernières décennies en est une preuve tangible.
Cet autoritarisme de la pénurie se connecte parfaitement avec l’attitude du « il n’y en aura pas pour tout le monde », que des décennies de choc néolibéral ont diffusé dans de larges couches de la population. Ce sentiment de pénurie est consubstantiel à la xénophobie et au chauvinisme du bien-être qui accompagne parfaitement la montée de l’autoritarisme néolibéral et du sauve-qui-peut dans la guerre des derniers contre les avant-derniers.
Faute de menaces militaires traditionnelles qui auraient justifié l’augmentation des dépenses militaires, la sécurisation des frontières extérieures de l’UE[2] était devenue tout au long de ces années une mine d’or pour l’industrie de la défense européenne. Ce sont les mêmes industries de défense et de sécurité qui s’engraissent en vendant des armes aux pays d’Afrique et du Moyen-Orient, avec pour conséquence la multiplication des conflits à l’origine de la masse des réfugiés qui cherchent refuge en Europe.
Ces mêmes entreprises qui équipent ensuite les garde-frontières et fournissent les moyens technologiques de contrôle des frontières et de surveillance des mouvements de population. Tout un « commerce de la xénophobie », pour reprendre les mots de la chercheuse française Claire Rodier. Un commerce qui, vu son opacité et ses marges diffuses, bénéficie toujours davantage de dotations budgétaires de l’UE camouflées en « aide au développement » ou en « promotion du bon voisinage ».
On pourrait dire que ce qui s’est le plus apparenté à une armée européenne c’est Frontex, l’agence en charge de gérer le système européen de surveillance des frontières extérieures comme s’il s’agissait d’un front militaire.
C’est Frontex qui a accusé l’an dernier la Biélorussie de favoriser les entrées illégales en Pologne et en Lituanie et d’utiliser les flux migratoires comme « arme politique » en vue de déstabiliser l’UE. Une stratégie que les analystes du Centre d’excellence des menaces hybrides de l’UE et de l’OTAN n’ont pas hésité à ranger dans ce qu’on appelle les guerres hybrides. Un important débat s’est même développé au sein de l’Alliance atlantique pour savoir si de tels actions hybrides peuvent invoquer l’article 5 de l’OTAN qui stipule une défense mutuelle.
Nous ne savons ni où ni comment ce débat s’est conclu dans le cadre de l’OTAN, mais ce qui s’est produit c’est que l’Alliance atlantique a expédié un certain nombre de forces militaires de dissuasion dans chacun des pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) ainsi qu’en Pologne. Dans le même temps, les pays de l’UE ont engagé la construction de nouvelles clôtures de barbelés sur les centaines de kilomètres de frontières avec la Biélorussie.
À l’imaginaire d’une Europe-forteresse faisant face aux hordes « barbares »[3] et de sa dérive autoritaire, il faut aujourd’hui ajouter le spectre du nouvel impérialisme russe. C’est le prétexte idéal pour développer le nouveau projet néo-militariste européen qui renforce encore le néolibéralisme autoritaire de l’Europe. Rien ne vaut un bon « ennemi extérieur » pour obtenir cohésion et légitimité.
« L’Europe est aujourd’hui plus unie que jamais », tel est le nouveau mantra qui hante les couloirs de Bruxelles, un mantra qu’on répète à loisir pour chasser le fantôme des crises récentes et faire savoir à l’extérieur que l’Europe a retrouvé un projet politique commun.
L’Europe en crise à la recherche d’un projet commun
Après le rejet par référendum du projet de Constitution européenne en France et aux Pays-Bas, l’UE avait vu s’éloigner l’horizon d’un projet d’unité politique. Le rêve d’un État européen fédéraliste semblait s’évanouir. Pourtant, le rejet populaire du modèle d’intégration européenne a non seulement été ignoré par les institutions et les élites européennes mais il y a même eu, au contraire, une accélération du rythme des réformes structurelles en application de la maxime « mieux vaut décréter que consulter ».
En l’absence de Constitution politique, c’est le constitutionnalisme de marché qui a été renforcé par un ensemble de normes communautaires duquel se détache le Traité de Lisbonne. Celui-ci, bien qu’il n’ait pas un statut de Constitution, a été érigé au rang d’accord entre États à caractère constitutionnel. Une sorte de Constitution économique néolibérale qui consacre les fameuses « règles d’or » : stabilité monétaire, équilibre budgétaire, concurrence libre et non-faussée.
Comme l’écrit Pierre Dardot,
« À défaut d’un État européen, on y trouve une expression concentrée du constitutionnalisme de marché, à travers l’empilement des normes dites « communautaires » prévalant sur le droit étatique national. L’équation qui prévaut est celle-là même que Hayek avait formulée en son temps : souveraineté du droit privé garantie par un pouvoir fort. Cette souveraineté est scellée dans les traités européens ; le pouvoir fort chargé de veiller au respect de cette souveraineté prend la forme d’organes divers mais complémentaires, comme la Cour de justice, la Banque centrale européenne (BCE), les Conseils interétatiques (des chefs d’État et des ministres) et la Commission. »[4]
Il conviendrait d’ajouter à cette liste l’Eurogroupe qui a joué un rôle central dans la crise de la dette grecque. Nous avons affaire à des mécanismes de décision institutionnels échappant à tout contrôle démocratique à échelle supranationale, où le Parlement européen en reste réduit à un simple maquillage.
Quoi qu’il en soit, l’absence d’un projet politique européen qui aille au-delà de la maximisation des bénéfices pour les marchés, de la constitutionnalisation du néolibéralisme et de la consécration d’un modèle d’autoritarisme bureaucratique échappant à la volonté populaire, a érodé peu à peu le soutien social à l’UE. Ce phénomène s’est accéléré avec l’enchaînement de crises au sein de l’UE qui ont affecté sa légitimité et jusqu’à sa propre intégrité.
De ce point de vue, la radicalisation néolibérale des politiques austéritaires en réponse à la crise de 2008 a joué un rôle central, en particulier par ses effets induits : augmentation brutale des inégalités, accélération du démantèlement des restes de l’État-Providence, exclusion de millions de personnes actives des standards prédéfinis de la citoyenneté.
C’est néanmoins la crise du Brexit qui a, jusqu’ici, le plus traumatisé l’eurocratie bruxelloise. Pour la première fois le club ne s’élargissait pas et il perdait au contraire l’un de ses membres. Et pas n’importe lequel. C’est pourquoi la sortie du Royaume-Uni ne doit pas être vue comme une crise parmi d’autres, mais comme le symptôme morbide de la profonde crise qui affecte la mutation néolibérale du processus d’intégration européenne. Une rupture avec l’UE, sous la conduite hégémonique de la droite, qui marque un repli national et une possible accentuation du rapprochement avec les États-Unis.
L’Europe rompt avec son tabou militaire
La négociation dure, longue et non exempte de problèmes, permettant d’inscrire la rupture de Londres avec l’UE dans l’article 50 du Traité de Lisbonne, a accru la mélancolie de certaines institutions européennes qui semblaient assister impassibles à leur lente décrépitude. Mais la sortie du Royaume-Uni du club européen ouvrait dans le même temps une opportunité pour avancer vers ce à quoi ce pays s’opposait : l’intégration militaire.
Dans son discours sur l’« état de l’Union » de 2016, alors que le référendum pro-Brexit était encore frais, Jean-Claude Juncker, en tant que président de la Commission européenne, a brisé le traditionnel tabou européen sur les questions militaires en évoquant un fond de défense commun, un « quartier général européen » et une « force militaire commune » pour « compléter l’OTAN ».[5] C’est ainsi que s’est répandue dans les couloirs de Bruxelles un projet ancien auquel aspirait une grande partie des élites, projet ardemment soutenu par la France qui a besoin d’une armée européenne pour défendre ses intérêts néocoloniaux en Afrique.
À l’occasion du 60e anniversaire du Traité de Rome et avec le Brexit en toile de fond, la Commission européenne a présenté le « Livre blanc sur l’avenir de l’Europe » qui développe cinq scénarios différents proposés au choix de l’UE. Même s’il prétendait offrir une réflexion en termes stratégiques, cet exercice de politique-fiction à usage interne ignorait les principaux problèmes auxquels sont confrontées les sociétés, les économies et les institutions européennes. On n’y trouve pas la moindre allusion à l’aggravation des écarts productifs et sociaux au cours des décennies de « progrès et consolidation » du projet européen. Pas un mot sur l’aggravation des inégalités au cours de la dernière décennie. Tout au contraire, le document attire l’attention sur les dangers que ferait courir à l’Europe le fait d’être une « puissance molle » dans un contexte où « la force peut prévaloir sur le droit ». Que veut dire exactement une « puissance molle » et comment la durcir ? Il s’agit évidemment d’une invitation à peine dissimulée à augmenter le budget militaire.
En effet, ce fameux Livre blanc ne proposait pas seulement une « Europe à la carte » dont rêvaient depuis tant d’années l’Allemagne de Merkel et d’autres pays du centre et du nord de l’Union. Il n’était pas seulement question que certains États membres puissent progresser plus rapidement que d’autres dans l’intégration européenne en termes généraux – ce qui, à vrai dire, est déjà le cas avec la zone euro ou l’espace Schengen qui, d’une part, n’englobent pas la totalité des pays membres et qui de l’autre, en incluent qui ne le sont pas – mais de pouvoir appliquer maintenant ces rythmes différenciés à des domaines concrets au choix du client. La porte restait ouverte à « plus d’Europe » pour certaines questions, une Europe ralentie pour d’autres et même « moins d’Europe » sur certains sujets.
En outre l’Europe que préfigurait le Livre blanc était réduite à un menu aussi concret qu’étriqué : ceux qui le peuvent et le souhaitent sont invités à opter pour « plus d’Europe » dans les domaines de la défense et de la sécurité. Là, la porte était enfin ouverte.
Ainsi, en 2017, la grande – et à l’évidence la seule – visée stratégique des élites européennes était déjà là : la militarisation de l’UE. Ce projet qui n’avait rien de nouveau reposait sur la logique suivante :
« Si nous ne pouvons plus offrir bien-être et démocratie, offrons au moins la sécurité face aux menaces qui surgissent et se développent dans le monde entier. »
Pour ce faire, les États membres qui le souhaitent peuvent commencer à œuvrer pour une « coopération renforcée » avec pour objectif de créer un Fonds européen de défense, de promouvoir une industrie militaire et d’armement commune et une coordination policière et militaire plus étroite pour, tôt ou tard, qui sait, voir enfin devenir réalité cette armée européenne tant de fois annoncée.
Ainsi, depuis 2017, l’UE a mis en place diverses structures pour financer la recherche et le développement de technologies militaires à travers des entités et des organismes aux acronymes tels que PADR (Preparatory Action for Defence Research, un programme pionnier doté de 90 millions d’euros), qui a été suivi par EDIDP (Programme européen de développement industriel de la défense, doté de 480 millions d’euros) et l’actuel programme FED (Fonds européen de la défense) dont le financement s’élève désormais à 7 900 millions d’euros. Ces plans ont conduit à une augmentation considérable des budgets et des financements publics pour la recherche en matière de défense.
Les quatre grandes entreprises (Thales, Airbus, Indra Sistemas et Leonardo) qui reçoivent l’essentiel des fonds publics comptent parmi leurs actionnaires un petit nombre d’États européens : France, Allemagne, Espagne et Italie. En plus de leurs liens avec les gouvernements, ces grands fabricants d’armes ont dans leur capital des fonds d’investissement américains qui détiennent également des parts dans l’industrie américaine de l’armement. Dans l’ensemble, cela crée une concentration du marché entre les mains de quelques géants de l’industrie, ce qui, comme le soulignent les experts, n’est pas un problème de libre concurrence mais aussi un problème pour la démocratie européenne, compte tenu de l’impact de ces géants sur les institutions et les décisions.
En ce sens, un récent rapport du Réseau européen contre le commerce des armes (ENAAT), de Stop Wapenhandel et du Transnational Institute (TNI) indique que non seulement
« l’UE finance délibérément des entreprises d’armement impliquées dans des pratiques hautement douteuses qui sont loin de défendre les normes des droits de l’homme et l’État de droit », mais aussi qu’« en accordant des millions d’euros au développement de nouvelles technologies de défense, l’UE alimente une troisième et profondément inquiétante course aux armements ».[6]
Ce processus s’accélère frénétiquement depuis l’invasion russe de l’Ukraine, car, même s’il existe peu de machines de propagande mieux huilées que l’UE (et elle ne manque pas d’expertise et de moyens) et malgré le soutien inconditionnel des lobbyistes de l’armement, la vérité est que l’intégration militaire n’a jamais été assez largement acceptée au-delà des moquettes du Parlement à Bruxelles pour lui permettre d’avancer d’un pas déterminé. Du moins jusqu’à maintenant. Mais la guerre en Ukraine change tout.
Un article récent du journal français Le Monde a fourni un exemple instructif de l’effet de la guerre en Ukraine sur l’opinion publique et le financement de l’industrie de l’armement. Citant Armin Papperger, directeur de Rheinmetall, l’un des principaux fabricants d’armes allemands, qui s’est plaint en janvier du refus des fonds d’investissement de collaborer avec son entreprise, le journal souligne comment le changement radical d’atmosphère a permis à la Commerzbank, l’une des principales banques allemandes, de faire connaître sa décision de consacrer une partie de ses investissements à l’industrie de l’armement. Chose impensable il y a encore quelques mois en raison de l’impact que cela aurait pu avoir sur l’opinion publique. Chose pourtant parfaitement acceptable aujourd’hui dans le contexte de la guerre en Ukraine.
En France, où la pression citoyenne a poussé à un désinvestissement progressif dans l’industrie de l’armement pour des raisons de responsabilité éthique (avec la révélation de l’usage des armes occidentales dans la destruction odieuse du Yémen par l’armée saoudienne), Guillaume Muesser, directeur de la défense et de l’économie de l’Aerospace Industry Association, a expliqué au Monde que
« l’invasion de l’Ukraine a changé la donne. Cela montre que la guerre est toujours à l’ordre du jour à nos portes, et que l’industrie de la défense est très utile. »
La militarisation de l’UE comme projet d’intégration
Bien que la proposition de sauvetage du projet d’intégration de l’UE au moyen de la remilitarisation de l’Europe soit un processus en cours depuis des années, personne ne peut nier que l’invasion de l’Ukraine l’a dramatiquement accéléré et lui a donné une légitimité populaire dont personne n’aurait jamais rêvé il y a quelques mois.
Un bon exemple en est le récent référendum au Danemark par lequel ce pays scandinave a décidé d’abandonner la clause d’exclusion volontaire des politiques de défense de l’Union européenne qu’il avait adoptée depuis 30 ans. Cela implique, entre autres, que le Danemark deviendra membre de plein droit de la Politique de sécurité et de défense commune ; que les soldats danois pourront être envoyés dans des opérations militaires de l’UE si c’est ratifié par une majorité du parlement danois ; et que le gouvernement danois sera en mesure d’augmenter les dépenses de défense de 7 000 millions de couronnes (environ 940 millions d’euros) au cours des deux prochaines années.
Dans un pays traditionnellement eurosceptique, 66,9 % des électeurs ont soutenu l’intégration du Danemark dans les programmes militaires de l’UE, ce qui est le meilleur score d’une mesure liée à l’Union européenne lors d’un vote au Danemark. Le président du Conseil européen lui-même, Charles Michel, s’est exprimé sur son profil Twitter officiel :
« Le peuple du Danemark a pris une décision historique. Le monde a changé depuis que la Russie a envahi l’Ukraine. Cette décision profitera à l’Europe et fera qu’à la fois l’UE et les Danois seront davantage en sécurité et plus forts. »[7]
L’intégration militaire se dessine comme la véritable bouée de sauvetage d’une UE qui manquait de projet fédérateur face aux tendances désintégratives qui se sont manifestées avec le Brexit. Dans ce contexte marqué par la guerre en Ukraine, les États membres ont approuvé en mars le Strategic Compass, la Boussole Stratégique, un plan d’action visant à renforcer la politique de sécurité et de défense de l’UE d’ici à 2030. Bien que cette Boussole Stratégique soit en préparation depuis deux ans, son contenu a très vite été adapté au nouveau contexte ouvert par l’invasion russe de l’Ukraine.
« Ce contexte plus hostile pour notre sécurité nous oblige à faire un saut décisif et nous oblige à accroître notre capacité et notre volonté d’agir, à renforcer notre résilience et à garantir la solidarité et l’entraide mutuelle. »[8]
Cette nouvelle position contenue dans la Boussole Stratégique établit une vision de la défense européenne qui ne repose plus sur le maintien de la paix, mais bien sur la sécurité nationale-européenne et la protection des « routes commerciales clés ». Cela veut dire protéger les intérêts européens en garantissant « l’autonomie stratégique » de l’UE. La Boussole Stratégique répète à plusieurs reprises que « l’agression de la Russie contre l’Ukraine constitue un changement tectonique dans l’histoire européenne » auquel l’UE doit répondre. Et quelle est la principale recommandation de cette Boussole Stratégique ? L’augmentation des dépenses et de la coordination militaire. Et cela dans un contexte où les budgets militaires des pays membres de l’UE sont plus de quatre fois supérieurs à ceux de la Russie et où les dépenses militaires européennes ont triplé depuis 2007[9].
Sitôt dit, sitôt fait : cette augmentation des dépenses de défense s’est concrétisée au Conseil européen de Versailles[10] lors duquel les États membres se sont engagés à investir 2 % de leur PIB sur ce poste. Il s’agit du plus important investissement dans la défense en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi, lors de ce sommet, le président du Conseil, Charles Michel, a ouvertement déclaré que l’invasion russe de l’Ukraine et cette réaction budgétaire de l’UE avaient « consacré la naissance de l’Europe de la défense ». Assurément, porter les dépenses militaires à 2 % du PIB n’est pas un chiffre anodin : c’est une demande du gouvernement américain à tous ses alliés de l’OTAN depuis le sommet du Pays de Galles en 2014 et, surtout, après l’arrivée à la Maison Blanche de Trump, qui a fait des siennes jusqu’à menacer ses partenaires européens de réduire sa contribution à l’Alliance atlantique s’ils n’augmentaient pas leurs budgets militaires à cette échéance. Le changement le plus radical a été celui du gouvernement allemand, qui dépensera 100 milliards d’euros de plus pour la défense et augmentera ce budget au-delà de 2 % du PIB à partir de 2024. L’Allemagne dépassera alors le Royaume-Uni, qui était l’année dernière le deuxième pays de l’OTAN et le troisième au monde en termes de dépenses militaires. Une augmentation qui représente presque le double du budget de la défense russe, qui s’élevait en 2020 à 55,5 milliards d’euros.
Outre l’augmentation des dépenses militaires, une autre des initiatives vedettes du Strategic Compass est la création d’un corps de réaction rapide de l’UE pouvant compter jusqu’à 5 000 soldats et adapté à différents types de crises, qui serait pleinement opérationnel en 2025. Cette force militaire sera constituée par des unités que l’UE possède déjà, mais qui n’ont jamais été utilisées. Leur organisation sera modulaire et aura des composantes terrestres, aériennes et maritimes. Un authentique embryon d’armée européenne. Mais l’essor de la militarisation dont la Boussole Stratégique indique la direction ne doit pas être seulement lu en termes quantitatifs, qu’il s’agisse de l’augmentation des dépenses militaires ou de la création de ce corps de réaction rapide. Borrell lui-même l’a reconnu sur Twitter : « L’environnement hostile actuel nécessite un bond quantitatif vers l’avant […] La Boussole nous indique un plan d’action ambitieux pour renforcer la sécurité et la défense de l’UE pour la prochaine décennie. »
Nous sommes donc confrontés à une vision holistique de la défense européenne qui concerne non seulement tous les domaines opérationnels (« renforcer nos actions dans les domaines maritime, aérien et spatial »), mais aussi les migrations (considérées comme une « menace importante ») et le changement climatique (« un multiplicateur de menaces »). Tout en reconnaissant l’urgence climatique, elle rappelle l’importance d’une protection militaire de la « sécurité énergétique » de l’UE qui reste basée sur les énergies fossiles.
La résurgence de l’OTAN
Si la Boussole Stratégique définit les étapes vers une plus grande autonomie stratégique européenne, le document précise que « l’Alliance atlantique reste la base de la défense collective de ses membres ». Depuis la fin du Pacte de Varsovie et la chute du mur de Berlin, l’OTAN a tenté de se réinventer et de s’adapter à une nouvelle réalité géopolitique où la transcendance du lien transatlantique semblait dépassée. Le président français lui-même, Emmanuel Macron, a affirmé en 2019 que la carence de leadership étasunien provoquait la « mort cérébrale » de l’Alliance atlantique et que l’Europe devait commencer à agir comme une puissance stratégique mondiale. Aujourd’hui, alors que les soldats russes envahissent l’Ukraine et que Moscou menace tacitement d’utiliser des armes nucléaires, l’OTAN connaît une résurgence et retrouve un nouveau projet et une justification existentielle. Dans une interview au milieu des années 1990, Mikhaïl Gorbatchev affirmait que
« l’élargissement de l’OTAN est la réponse des États-Unis à l’unité européenne ; à Washington beaucoup craignent de perdre leur influence et veulent la consolider par le biais de l’OTAN »[11].
L’Alliance atlantique a traditionnellement été un instrument de soumission de la politique étrangère européenne aux intérêts étasuniens. Un bon exemple de cette subordination européenne à l’agenda de l’OTAN est la résolution approuvée par le Parlement européen quelques jours après le début de l’invasion de l’Ukraine. Entre autres choses, le texte disait mot pour mot :
« … réaffirme que l’OTAN est la base de la défense collective des États membres alliés au sein de l’OTAN ; se félicite de l’unité entre l’UE, l’OTAN et d’autres partenaires démocratiques proches face à l’agression russe, mais souligne la nécessité de renforcer ce positionnement pour une dissuasion collective, sa préparation et sa résilience ; encourage l’intensification de la Présence Avancée Renforcée de l’OTAN dans les États membres géographiquement les plus proches de l’agresseur russe et du conflit ; souligne les clauses d’assistance mutuelle et de solidarité de l’Union et demande le lancement d’exercices militaires conjoints ; réitère son appel aux États membres à augmenter les dépenses de défense et à garantir des moyens plus efficaces, et à utiliser pleinement les efforts de défense conjoints dans le cadre européen, en particulier la Coopération structurée permanente (CSP) et le Fonds européen de la défense, afin de renforcer le pilier européen au sein de l’OTAN, ce qui renforcera la sécurité des pays de l’OTAN ainsi que celle des États membres. »
Cela peut sembler anecdotique, mais dans la résolution des eurodéputés, le mot paix n’apparaît que quatre fois, alors que des termes tels que « OTAN » sont répétés 15 fois et sécurité 22 fois. Les mots peuvent en dire long sur les véritables motivations d’un texte.
Mais, évidemment, si quelque chose ne fait aucun doute c’est bien que l’Alliance atlantique s’est réaffirmée comme le garant de la sécurité européenne et que, dans une large mesure, l’UE a délégué et subordonné sa défense collective aux États-Unis. Aucun État membre ne remet actuellement en question les relations avec l’OTAN et personne ne prône la création d’une force européenne totalement autonome en dehors de l’Alliance atlantique. En ce sens, la politique militaire européenne a été conçue avant tout pour soutenir financièrement le développement de l’industrie militaire européenne dans le cadre des priorités fixées au sein de l’OTAN.
Moins de trois ans séparent la « mort cérébrale » de l’Alliance atlantique annoncée par Macron en 2019 et sa résurgence et son élargissement sans précédent avec la demande d’entrée dans l’OTAN de deux pays traditionnellement neutres comme la Suède et la Finlande. Une décision que le secrétaire général de l’OTAN en personne, Jens Stoltenberg, a qualifiée d’« étape historique ». Il est vrai que la Suède n’avait été engagée dans aucune guerre depuis l’époque de Napoléon et qu’elle avait construit sa politique de sécurité autour de la « non-participation aux alliances militaires ». Quant à la Finlande, elle affichait depuis des décennies envers la Russie un comportement neutre qu’elle avait adopté à la fin de la Seconde Guerre mondiale comme un moyen d’assurer sa paix face à un voisin beaucoup plus puissant et qui l’avait envahie en 1939 lors de la « guerre de l’hiver ».
La réalité est que depuis la chute de l’Union soviétique, la Suède comme la Finlande ont intensifié leur coopération militaire avec l’OTAN, en particulier depuis l’annexion russe de la péninsule de Crimée en 2014. Mais l’invasion de l’Ukraine a tout changé et a poussé l’opinion publique vers l’intégration des deux pays dans l’Alliance atlantique. Un sondage en mars dernier montrait que 57 % des Suédois approuvaient l’adhésion à l’OTAN. C’est la première fois dans l’histoire de ce pays que la majorité a choisi de se positionner clairement en faveur d’un bloc militaire.
En Finlande, où l’option de rejoindre l’OTAN n’avait jamais recueilli plus de 30 % d’approbation parmi la population, quelques semaines à peine après l’invasion de l’Ukraine par la Russie l’opinion publique a pris un tournant dramatique, l’approbation atteignant 76 %, le score le plus élevé de l’histoire des sondages dans ce pays.
Les dirigeants politiques des deux pays ont insisté à plusieurs reprises sur le fait que l’invasion russe de l’Ukraine les avait amenés à modifier leur position historique de neutralité.
« Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, la position de la Suède en matière de sécurité a fondamentalement changé »,
a déclaré en avril le parti dirigé par la Première ministre suédoise Magdalena Andersson. Dans le cas de la Finlande, la Première ministre a justifié son changement de position à l’égard de l’OTAN en déclarant que « la Russie n’est pas le voisin que nous pensions qu’elle était ». Si cet élargissement de l’OTAN se matérialisait, cela signifierait un changement important sur l’échiquier géopolitique international avec des implications futures. Nous ne pouvons pas oublier que la Finlande partage 1 300 kilomètres de frontière avec la Russie. Ainsi, avec les pays nordiques qui disposent d’un potentiel militaire notable, l’Alliance bloquerait définitivement la Baltique, en mettant fin à la neutralité qui était leur marque de fabrique.
De fait, nous assistons ces jours-ci à l’enterrement définitif de la finlandisation comme concept de neutralité qui était au cœur de la guerre froide alors que, paradoxalement, il en est à nouveau question comme stratégie de décompression et comme alternative pour l’Ukraine dans un hypothétique accord de paix avec la Russie. Par conséquent, l’entrée de la Finlande n’a pas seulement une importance matérielle et stratégique : elle représente également une victoire politique de grande envergure pour l’OTAN, en mettant fin à la neutralité vis-à-vis des blocs militaires des quelques pays européens qui en avaient fait une politique d’État.
La guerre comme doctrine de choc
L’invasion de l’Ukraine devient un traumatisme qui annonce une reconfiguration de l’avenir de l’Europe, un changement de paradigme dans la défense et dans sa relation avec la Russie, son voisin nucléaire. Le choc politique est similaire à celui subi par les États-Unis après l’attentat djihadiste du 11 septembre ou par l’Europe elle-même après la chute du mur de Berlin. Un événement authentique compris comme une faillite disruptive d’où émerge une nouvelle Europe, qui a malheureusement beaucoup à voir avec la réalisation des aspirations anciennes des élites européennes.
À la veille de la guerre actuelle, la pandémie avait déjà servi de catalyseur à un (nouveau) transfert gigantesque d’argent public vers le secteur privé, les Fonds de relance servant de support aux intérêts des grandes entreprises. Et tout cela en vendant l’illusion euro-réformiste qu’il est possible de mener une politique autre que la politique d’ajustement sans remettre définitivement en cause les traités européens et les règles de base sur lesquelles l’économie européenne a fonctionné ces trois dernières décennies. Une illusion d’optique présentée comme « une autre façon de sortir de la crise » alors que, en pratique, c’est la spécialisation productive de chaque pays au sein de l’UE et la consolidation des relations hiérarchiques entre capitalismes central et périphérique qui n’ont cessé de s’approfondir.
Si la gestion de la pandémie a servi de prétexte, la guerre en Ukraine, elle, est un parfait alibi pour appliquer une véritable doctrine du choc. Car l’UE ne se remilitarise pas seulement pour pouvoir parler le « langage dur du pouvoir » au sein d’un désordre mondial où les conflits concernant les ressources rares deviennent plus aigus. La politique commerciale agressive de l’Europe s’accélère également en invoquant la guerre, conformément au principe selon lequel tout est permis quand on est en guerre.
Un bon exemple en est la rapidité et la facilité avec lesquelles le masque vert dont s’était affublé l’UE a volé en éclats lorsque la Commission européenne a décrété que le gaz et le nucléaire devaient être considérés comme des énergies vertes au nom de l’indépendance énergétique par rapport à la Russie. Des stratégies telles que celle récemment approuvée « de la ferme à la table », l’un des piliers du Pacte vert européen qui promettait de tripler la superficie consacrée à l’agriculture biologique, de réduire de moitié les pesticides et de réduire de 20 % les engrais chimiques dans l’UE d’ici 2030, ont disparu en quelques semaines. Parce qu’en temps de guerre tout est permis.
De même, la Commission européenne a annoncé l’autorisation d’exploiter des zones dites « d’intérêt écologique » et des jachères pour augmenter la production agricole européenne, toujours sous le prétexte que la sécurité alimentaire doit primer sur le développement de l’agriculture biologique. À nouveau la guerre a servi de prétexte. Certains ne s’en cachent pas, comme l’eurodéputé allemand du Parti Populaire Européen (PPE – regroupement des principaux partis de la droite européenne) Norbert Lins, président de la Commission parlementaire européenne pour l’agriculture :
« Poutine utilise la faim comme une arme. Chaque tonne de céréales en Europe est une tonne que nous investissons dans la démocratie et la liberté. »[12]
Dans une résolution supposée traiter des sanctions contre la Russie, le Parlement européen a approuvé la facilitation de l’importation de céréales transgéniques des États-Unis pour faire face à la rupture des exportations ukrainiennes et russes. L’intention est claire : soutenir l’élevage intensif hautement polluant, quoi qu’il en coûte. C’est pourquoi la Commission européenne a approuvé une aide exceptionnelle de 500 millions d’euros pour ce secteur. Ainsi, les engagements climatiques et les Pactes verts européens s’évanouissent au rythme des tambours de guerre et de l’augmentation frénétique des dépenses militaires. Les fonds européens que les partis qui composent le gouvernement espagnol ont qualifiés d’historiques sont déjà complètement déphasés. Mais en outre, avec la guerre comme alibi, les restrictions environnementales et climatiques ont encore été diminuées afin d’assurer l’approvisionnement énergétique de l’UE. Ainsi, les investissements destinés à améliorer les infrastructures énergétiques et la sécurité de l’approvisionnement sont exemptés de l’obligation de respecter le principe d’exclusion de tout dommage significatif. À nouveau, l’exception redevient la règle.
Le regard fatigué de la gauche
Il convient de se demander pourquoi l’UE a décidé depuis le début de l’invasion russe de fournir des armes en violation de ses propres traités qui l’interdisent expressément. Pourquoi à l’Ukraine ? Pourquoi pas à l’un quelconque des nombreux autres conflits dans le monde où le droit international est également violé de manière flagrante ? La réponse semble claire à la lumière des déclarations de la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock :
« Notre objectif est que la Russie ne gagne pas cette guerre […] C’est [cet objectif] qui fonde nos livraisons d’armes, notre aide financière et humanitaire, les sanctions et l’accueil des réfugiés. »[13]
Depuis que la Russie s’est publiquement dégagée de la stratégie de guerre contre le terrorisme mise en œuvre au début du XXIe siècle par les États-Unis et l’OTAN avec les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, la concurrence stratégique avec l’Occident n’a cessé de s’amplifier. L’annexion de la Crimée en 2104 a été un point d’inflexion fondamental dans cette relation conflictuelle. Mais c’est peut-être tout autant la guerre en Syrie où, pour la première fois, la Russie a renoué avec un agenda militaire impérialiste l’opposant à l’Occident, en soutenant la dictature de Bachar al-Assad en dehors de ses zones d’influence traditionnelles. Cette relation conflictuelle s’est intensifiée au point que la Russie est redevenue une menace existentielle, une rivale pour le pouvoir en Europe, dans une sorte de réédition des tensions politiques de la guerre froide.
Il est indéniable que la brutale invasion russe a marqué le début d’une guerre injuste contre l’Ukraine, mais il ne faut pas oublier que ce pays est plongé dans une guerre civile entre les oligarchies pro-occidentale et pro-russe depuis au moins huit ans, avec en toile de fond un violent affrontement inter-impérialiste pour le contrôle géopolitique et géoéconomique du pays. Cet affrontement, alors qu’il se limitait fondamentalement à l’Est du pays, dans les régions de Donetsk et de Lougansk, avait déjà fait 14 000 morts avant 2022. Le fait que l’oligarchie pro-occidentale contrôle le pouvoir à Kiev est essentiel pour comprendre le soutien matériel, logistique, économique et politique décisifs que l’Alliance atlantique apporte résolument au gouvernement ukrainien. Comme l’a récemment expliqué la sous-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland :
« Les États-Unis ont dépensé plus de 5 milliards de dollars en Ukraine pour promouvoir le « changement de régime » via des organisations non gouvernementales, les médias et le financement de partenaires loyaux. »[14]
L’invasion criminelle de l’Ukraine a définitivement acté la fin de la mondialisation et de ses mécanismes de gouvernance, pour en revenir à une confrontation entre blocs et à des zones d’influence.
Une démondialisation, au moins partielle, qui dure depuis des années et qui s’est vivement accélérée à la suite de la pandémie du COVID19 avec l’accélération de l’affaiblissement des interconnexions et de l’interdépendance des relations mondiales, et qui marque le prélude d’un nouvel ordre mondial. L’économie mondiale globalisée semble se fragmenter peu à peu dans une sorte de régionalisation conflictuelle où s’affrontent deux zones d’influence principales, une zone sous le contrôle des États-Unis et une autre dans l’orbite de la Chine. Ces zones coexistent à leur tour avec des puissances régionales qui sont subordonnées aux deux leaders mondiaux, respectivement l’UE et la Russie. Le cas le plus paradigmatique de cette démondialisation est peut-être, en fin de compte, la désagrégation des mécanismes multilatéraux de gouvernance, avec l’effondrement particulièrement significatif de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
En ce sens, la guerre en Ukraine est un élément disruptif clé, une recomposition de la scène géopolitique aussi importante que ce qu’ont été à l’époque la chute du mur de Berlin et le début de l’ère de la mondialisation, mais qui se produit aujourd’hui en sens inverse. On pourrait dire que si la Corée a été le premier grand champ de bataille de la guerre froide, l’Ukraine pourrait être le premier champ de bataille d’un nouvel affrontement impérialiste entre blocs. Pendant ce temps, la gauche semble agir comme si rien n’avait changé ou, pire encore, elle choisit de prendre parti pour l’un des deux blocs.
Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une guerre de libération nationale s’est déclarée. Et il est logique que ceux qui sont actuellement en Ukraine en train de combattre Poutine décident de prendre les armes ou d’adopter d’autres formes de résistance civile et mettent tout en œuvre pour empêcher cette occupation et défendre leur souveraineté (ce qui devrait passer par le non-alignement, et en aucun cas devenir un satellite de l’OTAN ou de la Russie) et ils doivent être soutenus par la gauche européenne. Mais les velléités militaristes d’un nouvelle style qui semblent avoir gagné les moquettes et les bureaux de Bruxelles n’ont rien à voir avec un soutien désintéressé au droit légitime du peuple ukrainien à se défendre.
Au contraire, la fourniture d’armes à l’Ukraine n’est pas seulement un élément fondamental de l’affrontement militaire inter-impérialiste, où la participation directe de l’UE et de l’OTAN à ce que l’on pourrait qualifier de guerre par procuration devient de plus en plus évidente. Cette participation directe ne se limite pas exclusivement à l’envoi d’armes lesquelles, soit dit en passant, ne sont pas, et de loin, purement défensives. Elle passe aussi par l’assistance fournie à l’entraînement militaire de l’armée ukrainienne ou par les informations des services de renseignement communiquées à Kiev par Washington qui auraient permis à l’armée ukrainienne de localiser et de tuer 12 généraux russes depuis le début de l’invasion ou de couler le navire Amiral Makarov, le plus moderne de la flotte de Poutine. Sans parler de la façon dont le Centre de satellites de l’Union européenne fournit des renseignements géospatiaux à l’Ukraine pour surveiller les mouvements des troupes en guerre, de l’utilisation de systèmes expérimentaux d’intelligence artificielle pour prédire les mouvements et les stratégies de l’armée russe ou encore de l’expédition de centaines de mercenaires occidentaux payés par des entreprises étasuniennes[15].
Comme pendant la guerre froide, les puissances impérialistes s’affrontent par forces interposée sur la scène ukrainienne. Ce qui est nouveau et peut-être plus dangereux, c’est que, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, cet affrontement a lieu sur le territoire européen et le danger d’un affrontement entre puissances nucléaires n’a jamais été aussi proche depuis la crise des missiles à Cuba.
Le précédent européen le plus proche a été l’attaque aérienne de l’OTAN en 1999 contre la Serbie (y compris sa capitale Belgrade) sans autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU et sans déclaration de guerre préalable, prétendument pour mettre fin aux violations des droits de l’homme au Kosovo. Malgré les liens ethniques et historiques de fraternité entre les peuples russe et serbe, Moscou n’a pas répondu à cette agression et s’est contentée de condamnations formelles, ce qui a repoussé le risque d’une éventuelle guerre nucléaire. La grande différence est que, dans le cas de l’Ukraine, l’escalade dans le conflit entre puissances n’est en rien exclue. Bien au contraire, chaque jour que dure la guerre rend ce scénario plus plausible. En ce sens, la fourniture d’armes, au-delà de la participation du bloc de l’OTAN au conflit, est avant tout, sur le plan intérieur, dans le contexte européen, un élément performatif clé dans la remilitarisation de l’UE.
Mais, en plus, ne nous leurrons pas, la fourniture d’armes n’est pas seulement un puissant stimulant pour l’industrie et les secteurs européens de l’armement, c’est aussi que pour la première fois l’Europe parle ce qu’on appelle le « langage dur de la puissance ». Cette première expérience de coordination militaire européenne se veut l’élément fondateur d’une politique de défense plus agressive pouvant aboutir à la formation d’un corps opérationnel voire même d’une armée européenne pour intervenir sur la nouvelle scène internationale. Une armée européenne qui ne serait ni en dehors de l’OTAN ni conçue pour des affrontements militaires majeurs, mais plutôt comme un corps opérationnel de réaction rapide qui puisse contrôler des zones et des ressources dans le cadre de conflits néocoloniaux croissants. Autrement dit, une armée conçue pour intervenir plutôt au Niger qu’en Ukraine.
La ministre espagnole de la Défense, Margarita Robles, a récemment mis en garde contre le danger d’une « pénétration croissante de la Russie en Afrique » via la présence de forces armées régulières russes ou de groupes mercenaires comme Wagner. Déclarant que, face à cette situation, « l’OTAN ne peut rester indifférente »[16] et réclamant ainsi une plus grande présence de l’Alliance atlantique sur le continent africain.
Avec la présence de l’OTAN et d’une future armée européenne en Afrique, les USA et l’UE veulent s’assurer l’accès à l’énorme quantité de ressources énergétiques et de matières premières du continent, dans une concurrence directe avec les pays émergents et notamment avec la Chine et la Russie, qui ne passe pas seulement par des contrats commerciaux, mais aussi par la constitution de tout un réseau de relations politiques et militaires. L’appui à la création de la Force de réserve africaine (FSA), l’entraînement militaire des forces africaines dans les écoles de l’OTAN et la diffusion des doctrines et des idéologies militaires de l’Alliance atlantique permettent de créer des relations et des liens qui garantissent une influence politique réelle au sein des élites au pouvoir, tout en s’appropriant une bonne part du juteux marché africain des ventes d’armes, lui aussi enjeu de compétition. Comme l’affirme le Centre Delás d’études pour la Paix :
« Si l’OTAN a été un élément clé pour assurer l’hégémonie nord-américaine en Europe occidentale d’abord pendant la guerre froide et dans toute l’Europe ensuite, l’Alliance atlantique entend maintenant jouer le même rôle en Afrique. »[17]
Nul doute que l’invasion criminelle de Poutine a permis à l’opinion publique de l’UE de se rassembler sur la base d’un fort sentiment d’insécurité face aux menaces extérieures, et de légitimer sa remilitarisation (qui va bien au-delà de l’augmentation précitée des dépenses militaires). En même temps, cela permet à l’OTAN d’affaiblir toute velléité d’indépendance politique de la part de l’UE dans la mesure où elle retrouve une légitimité et une unité qu’elle avait perdues depuis longtemps, surtout après l’échec de l’occupation de l’Afghanistan. L’incorporation de la Suède et de la Finlande est un bon exemple de la résurgence et de l’impulsion que connaît l’OTAN, la plus grande alliance militaire jamais connue avec un élargissement considérable du cadre défini pendant la guerre froide. Car, au-delà des bilans en termes de tactiques militaires, ce qui ne fait aucun doute, c’est que les vrais bénéficiaires jusqu’à présent de l’invasion russe de l’Ukraine sont l’impérialisme américain, le militarisme européen et les fabricants d’armes qui portent la mort.
C’est pourquoi il est si curieux qu’une grande partie de la gauche et des Verts européens souffre d’une soudaine fatigue du regard qui les empêche de voir ce qu’ils ont devant les yeux. Grands connaisseurs de la situation tant en Ukraine qu’en Russie, mais incapables de voir que les élites européennes et l’impérialisme américain mettent à profit cette guerre pour procéder à une réorganisation capitaliste et impérialiste de grande ampleur dans le contexte d’un désordre géopolitique mondial et d’une crise écologique. Un nouvel ordre où la compétition pour les ressources rares sera de plus en plus intense et violente.
En ce sens, l’appel abstrait adressé à l’OTAN et l’UE pour qu’ils fournissent des armes à l’Ukraine, au nom de son droit à se défendre ne peut se permettre d’ignorer ni le contexte des intérêts inter-impérialistes en jeu ni la façon dont la question des fournitures d’armes joue un rôle central dans la légitimation de la remilitarisation de l’Europe. C’est pourquoi il est politiquement désastreux qu’une partie de la gauche se soit associée aux velléités militaristes de l’impérialisme nord-américain et européen.
Certains ont cherché à comparer, de façon infondée, le cas de la République espagnole et de la guerre civile espagnole, qui étaient dans l’impossibilité de s’armer convenablement, et celui de l’Ukraine à l’heure actuelle, pour justifier auprès de l’opinion publique espagnole la fourniture d’armes par l’OTAN. Il est non seulement absurde mais même de très mauvais goût que de comparer la révolution espagnole et ce qu’elle signifiait avec l’actuel gouvernement Zelensky et la situation en Ukraine. En outre, ce sont des contextes militaires complètement différents, à commencer par le fait qu’il s’agissait d’un soulèvement militaire d’une grande partie de l’armée espagnole contre le gouvernement légitime de la République.
Je pense néanmoins que c’est un bon sujet de réflexion que de se demander pourquoi le droit de s’armer des républicains espagnols s’est heurté au boycott des démocraties occidentales, lorsque la France et l’Angleterre ont mis en place la farce du Comité de non-intervention. À l’inverse, le gouvernement Zelensky reçoit un soutien matériel, militaire et économique, même si c’est en deçà de ce qu’il demande. Il est bon de rappeler qu’indépendamment du fait que l’Ukraine a pleinement le droit de résister à l’invasion de Poutine, l’OTAN et l’impérialisme n’armeront jamais aucun acteur qui ne défendrait pas ouvertement leurs intérêts impérialistes. La République espagnole en est un exemple patent, parmi tant d’autres tout au long de l’histoire.
Les aides impériales, c’est vrai, ne sont jamais gratuites. Les républicains espagnols pendant la guerre civile et les révolutionnaires vietnamiens ensuite ont payé très cher l’aide militaire soviétique : les premiers ont été contraints de freiner et de réprimer la révolution sociale et d’instaurer une sorte de démocratie populaire avant la lettre ; les autres ont subi les manœuvres diplomatiques capitulardes du Kremlin, à commencer par la partition de leur pays en 1953[18].
Aucun soutien financier ou militaire n’est neutre et exempt de subordination politique. Pas davantage aujourd’hui en Ukraine, où les prêts européens sont conditionnés à la subordination économique et à l’application de réformes structurelles dans le droit fil de la législation du travail en temps de guerre approuvée par le Parlement. Tout comme le soutien militaire est subordonné aux intérêts géostratégiques occidentaux.
De plus, l’insistance de la majorité de la gauche institutionnelle à exiger cette fourniture d’armes à l’Ukraine, alors que l’OTAN et l’UE n’ont besoin d’aucune pression pour le faire, est tout de même curieuse. Sérieusement, le rôle de la gauche dans ce contexte serait de jouer les coryphées des pulsions les plus militaristes ? Il serait peut-être plus utile de faire pression pour que l’UE ou le FMI annulent la dette extérieure de l’Ukraine, une décision qui soulagerait la charge qui pèse sur une économie dévastée et, accessoirement, sur sa population et ses ressources en vue d’une future reconstruction ; de lancer une campagne de mobilisation citoyenne pour dresser le registre des véritables propriétaires qui cachent leur argent dans les paradis fiscaux européens, ce qui permettrait la saisie des biens de l’oligarchie russe qui soutient le régime de Poutine, une action qui non seulement ferait pression pour mettre fin à la guerre, mais qui permettrait également d’obtenir des fonds essentiels pour la reconstruction de l’Ukraine ; et/ou de faire pression pour que l’UE accueille les déserteurs des deux armées, en encourageant à la désertion collective face à la guerre. Toutes ces propositions ont été présentées sous différentes formes et dans plusieurs occasions par des députés de gauche au Parlement européen et ont été systématiquement rejetées.
La presbytie de cette gauche est d’autant plus surprenante que sa condamnation de l’invasion russe et sa solidarité avec le peuple ukrainien ne s’accompagnent pas du rejet de la remilitarisation de l’UE et de la résurgence de l’Alliance atlantique. Parce que « ce n’est pas le moment » et qu’apparemment tout est bon pour gagner la guerre et mettre fin à la menace de l’impérialisme russe. « Tout est bon » parce que nous sommes en guerre.
À quoi tout cela me fait-il penser ? On assiste à une incompréhensible coïncidence d’intérêts avec son propre impérialisme, l’impérialisme européen en ce qui nous concerne, qui nous renvoie à la logique de l’Union sacrée à l’aube de la Première Guerre mondiale, qui exigeait le vote de nouveaux crédits de guerre.
On peut se demander pourquoi une certaine gauche est tombée dans le piège binaire qui la conduit à soutenir l’un des deux impérialismes en conflit, alors que le devoir des anticapitalistes est justement de briser cette dichotomie et d’adopter une position indépendante, active et claire en faveur des peuples ukrainien et russe, pour une paix sans annexions, pour le retrait inconditionnel des troupes russes d’Ukraine et pour garantir le droit des peuples sans exception à décider librement de leur avenir.
La pandémie mondiale que nous avons subie a accru nos peurs et nos insécurités. La nécessité de réimaginer ce que nous entendons par sécurité et de définir ce qui nous fait nous sentir en sécurité n’a jamais été aussi évidente. L’invasion de l’Ukraine par Poutine est devenue pour l’UE l’alibi parfait pour exploiter toutes ces insécurités, en augmentant de manière exponentielle les budgets de défense et en favorisant une intégration européenne basée sur la remilitarisation. Une décision politique qui privilégie les bénéfices des entreprises d’armement ce qui, loin de les diminuer, ne fait qu’alimenter aussi bien l’instabilité que le risque de guerre.
La gauche doit remettre en question le concept de sécurité qui se fonde sur les dépenses d’armement, de défense et d’infrastructures militaires. Proposer, alternativement, un modèle de sécurité antimilitariste passant par la garantie d’accès à un système public de santé efficient, à l’éducation, à l’emploi, au logement, à l’énergie, en améliorant l’accès aux services sociaux qui assurent une vie digne et en répondant au changement climatique dans une perspective écosocialiste.
Comme l’affirme le manifeste de ReCommons Europe :
« Les forces de la gauche politique et sociale qui souhaitent incarner une force de changement en Europe dans le but de jeter les bases d’une société égalitaire et solidaire, doivent impérativement adopter des politiques antimilitaristes. Cela signifie lutter non seulement contre les guerres des forces impérialistes européennes, mais aussi contre la vente d’armes et le soutien aux régimes répressifs et belligérants. »
L’avenir de notre siècle s’écrit aujourd’hui dans les plaines ukrainiennes. Face à la dérive militariste et belliciste qui frappe l’Europe, et malgré le climat maccarthyste d’intimidation intellectuelle et de démagogie belliciste, en tant que forces transformatrices européennes nous devons adopter une position active avec notre propre agenda antimilitariste qui rejette sans ambiguïté aussi bien le projet politique impérial de l’oligarchie russe que l’agenda militariste de l’OTAN et la remilitarisation de l’UE. Nous sommes face au grand défi de trouver comment faire pour que l’impérialisme poutiniste soit vaincu sans que cela passe par une victoire du militarisme impérial occidental.
Miguel Urbán Crespo, député européen, membre d’Anticapitalistas. Traduit par Robert March. Publié sur le site de Contretemps.
Notes
[1]Quelques semaines avant le débat de l’Union, Kaboul avait fini par tomber aux mains des talibans après 20 ans d’occupation par les forces de l’OTAN.
[2]Pour en savoir plus sur la sécurisation des frontières de l’UE on peut se reporter aux excellentes études du Transnational Institute.
[3]Les Romains désignaient ainsi les peuples qui vivaient au-delà des frontières de l’Empire.
[4]https://aoc.media/analyse/2021/03/03/neoliberalisme-et-autoritarisme/
[5]https://ec.europa.eu/info/priorities/state-union-speeches/state-union-2016_fr
[6]https://www.tni.org/files/publication-downloads/avivando-las-llamas-execsum-es.pdf
[7]https://www.europapress.es/internacional/noticia-ciudadania-danesa-vota-favor-participar-programas-militares-ue-20220601225021.html
[8]https://www.infolibre.es/politica/once-claves-creciente-militarizacion-ue_1_1224340.html
[9]http://centredelas.org/wp-content/uploads/2021/07/A-militarised-Union-2.pdf
[10]https://www.consilium.europa.eu/media/54773/20220311-versailles-declaration-en.pdf
[11]Rafael Poch de Feliu, La Invasión de Ucrania, Escritos Contextatarios, mars 2022, Madrid. p. 60.
[12] https://www.infolibre.es/mediapart/parlamento-europeo-dice-no-ambiciones-verdes-politica-agricola-comun_1_1223488.html
[13]https://ctxt.es/es/20220401/Firmas/39377/Rafael-Poch-Estados-Unidos-rusia-invasion-Ucrania-guerra-Finlandia-Guerra-de-Invierno.htm
[14]Rafael Poch de Feliu, La Invasión de Ucrania, op. cit., p. 46.
[15]https://theobjective.com/internacional/2022-03-10/mercenarios-ucrania-dolares-guerra-putin/
[16]https://elpais.com/internacional/2022-05-25/espana-y-el-reino-unido-advierten-a-la-otan-del-riesgo-de-desatender-el-avance-ruso-en-africa.html
[17]http://centredelas.org/actualitat/la-expansion-de-la-otan-en-africa/?lang=es
[18]https://vientosur.info/el-drama-ucraniano-y-la-ruleta-rusa/#_edn28