Entretien avec Yuliya Yurchenko, conduit par Ashley Smith
Ashley Smith: Quelles sont les conditions de vie des Ukrainiens dans cette guerre ? Quel est l’état de la résistance militaire et civile à l’invasion de la Russie ?
Yuliya Yurchenko: Tout d’abord, c’est vraiment bien de m’entretenir avec vous et de raconter l’histoire de cette guerre et de cette résistance d’un point de vue ukrainien et de gauche. Je pense que tout le monde sait que les bombardements russes ont gravement endommagé des villes entières, notamment Marioupol, et tué un nombre innombrable de personnes. Ses troupes et ses attaques de missiles ont chassé un grand nombre de réfugié·e·s du pays et déplacé encore plus de personnes à l’intérieur de celui-ci. Personne ne connaît les chiffres exacts.
Des millions de réfugié·e·s ont fui vers les pays voisins, où ils ont été accueillis, hébergés et aidés. Dans le même temps, il est arrivé que des migrants et des réfugiés non blancs soient bloqués ou envoyés à l’arrière de la file d’attente. Cela a donné lieu à de tristes affrontements à la frontière.
Je me trouve actuellement à Vinnytsia, à peu près à mi-chemin entre Kiev et Lviv. Elle est considérée comme l’une des villes les plus calmes d’Ukraine. Nous avons été frappés par des missiles russes, mais pas aussi fréquemment que d’autres endroits. Beaucoup de personnes déplacées à l’intérieur du pays se sont réfugiées ici et ont trouvé un logement dans des écoles, des hôtels, des appartements loués et chez des particuliers. Des réseaux de bénévoles leur fournissent de la nourriture, des vêtements et des médicaments.
Depuis que la loi martiale a été déclarée et que les fournitures médicales ont été réquisitionnées pour les troupes, l’accès aux médicaments est un problème aigu. Il est très difficile d’obtenir des ordonnances pour de l’insuline et des médicaments pour la régulation du sang lorsque les gens ne peuvent pas voir leur médecin de famille et que les stocks sont faibles.
Les personnes déplacées à l’intérieur du pays s’affrontent donc à des problèmes de santé aigus, même si des volontaires leur viennent en aide. Nous ne connaîtrons l’étendue des dégâts causés par la guerre qu’une fois celle-ci terminée. Mais, massivement, les gens paient un prix énorme en termes de vie, de santé et surtout de santé mentale.
Néanmoins, la résistance est très forte. Les gens se sont portés volontaires pour servir dans l’armée en très grand nombre, en fait plus que l’armée ne pouvait en accueillir. Ceux qui n’avaient pas de formation militaire préalable ont été refusés, pour l’instant.
Il existe donc d’importantes réserves de personnes prêtes à rejoindre la résistance militaire, qui ont été formées au combat sous l’ancien système soviétique. La Russie ne peut certainement pas s’en vanter. Elle n’a même pas la confiance politique nécessaire pour appeler les réserves, car les Russes n’ont aucune raison convaincante de se battre, hormis quelques mythes impériaux à peine crédibles.
Pour les Ukrainiens, c’est un combat existentiel. L’identité de notre pays, ses frontières territoriales et notre existence même sont attaquées en ce moment même. C’est pourquoi la solidarité et la mobilisation à l’échelle nationale pour défendre le pays ont été grandes malgré l’avantage militaire écrasant de la Russie.
Les gens n’abandonnent pas, malgré les effets inévitablement déshumanisants de la guerre, la violence sexuelle et les images, vidéos et histoires démoralisantes de la destruction de pans entiers du pays. Nous faisons reculer l’invasion russe. C’est une résistance populaire totale qui rend très fier.
Peu de gens s’attendaient à ce niveau de résistance militaire et civile, y compris ceux qui sont les plus optimistes et les plus patriotes en Ukraine. Cela a également surpris les puissances occidentales qui, je pense, ont minimisé la menace de l’invasion russe et ont ensuite pensé que l’Ukraine capitulerait rapidement. Elles pensaient que ce serait affreux, mais que ce serait terminé en quelques semaines.
Poutine pensait la même chose. La résistance a donc surpris le monde entier. Mais elle n’aurait vraiment pas dû surprendre tout le monde. La Russie a déclenché une résistance qui est profondément enracinée dans la lutte séculaire des Ukrainiens contre l’impérialisme russe.
Une chose qui a été remarquée est la résistance parmi les régions russophones de l’Ukraine. Comme nous le savons, la Russie a essayé d’exploiter les divisions entre Ukrainiens et russophones dans le pays depuis le soulèvement de l’Euromaïdan fin 2013. Elle s’est emparée de la Crimée et a soutenu les prétendues républiques populaires de Lougansk et de Donetsk. A quoi ressemble, dans les zones majoritairement russophones, la résistance ?
La résistance dans les zones russophones comme Marioupol a été inspirante. Elle a fait exploser le mythe propagé par Poutine selon lequel il libérait les russophones de l’oppression fasciste. Plus personne ne peut y croire.
Dans le même temps, nous devons comprendre d’où vient la division entre Ukrainiens et russophones. Elle a été fabriquée dans l’esprit public depuis la campagne présidentielle de 2004 et s’est solidifiée après le soulèvement de Maïdan en 2013-4. Maïdan était un soulèvement populaire qui ne portait pas tant sur l’adhésion à l’Union européenne que sur l’opposition aux oligarques qui contrôlent le pays, à la brutalité du gouvernement contre les manifestant·e·s et au mécontentement suscité par des décennies d’anarchie et de corruption.
Lors de ce soulèvement, l’extrême droite, qui ne représentait qu’une petite partie de la contestation, a joué un rôle organisationnel démesuré. Les commentateurs médiatiques des oligarques pro-russes, sans parler de l’Etat russe, les ont mis en avant sur les chaînes de télévision, dépeignant l’Ukraine comme envahie par les fascistes. Il ne s’agit pas de nier l’existence de l’extrême droite en Ukraine ou sa menace intrinsèque, mais simplement de dire qu’elle a été exagérée pour des raisons politiques par la Russie et ses alliés – des raisons qu’ils ont utilisées pour justifier leur prise de contrôle de la Crimée et leur soutien aux séparatistes russes à Lougansk et Donetsk, dont beaucoup de dirigeants ont été placés là par la Russie.
Les réactions populaires en Crimée et dans les prétendues républiques populaires ont été complexes. Nous n’avons pas une idée précise et objective de ce que les gens pensaient. Mais il est clair que beaucoup avaient peur d’une atteinte à leurs droits linguistiques, mais en même temps, beaucoup voulaient continuer à faire partie de l’Ukraine.
C’était un tableau très complexe qui divisait même les familles. Beaucoup craignaient également de ne pas avoir d’avenir dans le pays en raison des privations socio-économiques que l’un ou l’autre des régimes pouvait entraîner. Les données sociologiques révèlent un tableau complexe, au-delà des erreurs marginales ou des biais.
Le conflit militaire entre le gouvernement ukrainien et ses paramilitaires de droite dans le Donbass a exacerbé ces divisions. Il a provoqué toutes sortes d’atrocités des deux côtés. Les gens ont fui la région, beaucoup vers l’Ukraine et certains vers la Russie.
En conséquence, la composition démographique de la Crimée et des prétendues républiques a radicalement changé. Mais cela ne signifie pas que tous les habitants de ces territoires souhaitent désespérément faire partie de la Russie. Nous savons qu’il existe dans ces régions une forte résistance à l’invasion russe.
En Crimée, la population tatare, qui a été opprimée sous le tsar puis par Staline, a résisté à la répression de l’Etat russe. Les prétendues républiques connaissent également de graves problèmes qui ont entraîné une profonde désaffection à l’égard des séparatistes qui les contrôlent. Il y a eu une désindustrialisation et la fermeture de certaines mines. En conséquence, les syndicats ont porté plainte contre les min-Etats séparatistes. Ils ont été victimes de violations des droits de l’homme et de répression.
En réalité, ces prétendues républiques populaires ne sont ni populaires ni des républiques. Elles sont désormais sous un contrôle semi-dictatorial et assujettis à l’Etat russe. Et Poutine ne fait même pas confiance à leur loyauté et à leur fiabilité! Donc, dans la préparation de l’invasion, la Russie a commencé à donner des ordres aux fonctionnaires séparatistes de ces républiques pour qu’ils se préparent à se mobiliser pour l’assaut à venir. Cela n’a pas enchanté tout le monde, pas même les fonctionnaires. Pour imposer leur loyauté, Moscou a emmené leurs familles en Russie, essentiellement comme otages, pour les faire chanter et les obliger à obéir.
Bien que la Russie ait des supporters dans les républiques séparatistes, il y a une désapprobation et une franche opposition à la guerre. C’est vrai même en Crimée, où malgré un soutien plus large à la Russie, il y a aussi de la dissidence et de l’opposition.
Prenons du recul par rapport à cette dynamique pour explorer les causes sous-jacentes de la guerre. Pourquoi est-il inexact de réduire la guerre à un simple conflit inter-impérialiste entre les Etats-Unis/OTAN et la Russie ? En quoi cela ignore-t-il la lutte pour la libération nationale ?
En réduisant cette guerre à un conflit entre l’Occident et la Russie, on oublie l’Ukraine et on la traite comme un simple pion entre les puissances. Cette analyse nie la subjectivité des Ukrainiens et leur rôle dans le conflit. Elle supprime également la discussion sur notre droit à l’autodétermination et notre lutte pour la libération nationale.
Bien sûr, il y a une dimension inter-impérialiste dans tout cela. C’est évident. Mais il y a aussi une dimension nationale qui doit être reconnue. Et pour la reconnaître, vous devez mettre vos lunettes de lecture décoloniale.
Vous devez tirer toutes les leçons des luttes de libération nationale en Afrique et ailleurs. Même dans les cas où des puissances concurrentes étaient impliquées, il y avait aussi la lutte pour la libération nationale des peuples opprimés. Et les penseurs et les dirigeants anticolonialistes nous ont appris à donner une voix à ces personnes et à leur lutte.
L’Ukraine mène un combat similaire. On oublie souvent que nous avons subi des siècles d’impérialisme russe, notamment sous Staline pendant la période soviétique. Cela s’est un peu calmé sous Khrouchtchev.
Oui, l’ukrainien était enseigné dans les écoles, mais principalement en tant que deuxième langue. Oui, la culture ukrainienne était autorisée, mais elle était souvent réduite à des stéréotypes exotiques. Au-delà de cette reconnaissance superficielle de l’Ukraine, la Russie – sa langue et sa culture – régnait toujours en maître. Si vous vouliez vraiment réussir, vous deviez écrire en russe, adopter la culture russe et suivre les normes artistiques russes.
Ce chauvinisme culturel n’a fait que s’intensifier dans la Russie de Poutine. Alors que sur le plan international elle était rétrogradée par les Etats-Unis, l’élite russe rêvait de rétablir sa domination sur ses anciennes colonies comme l’Ukraine pour restaurer sa sphère d’influence. Bien entendu, cela a mis la Russie en conflit avec les Etats-Unis, qui restent l’hégémon mondial.
Dans ce conflit, la Russie ne peut en aucun cas être considérée comme avoir un projet différent de celui des Etats-Unis et du reste des puissances capitalistes. Tout comme eux, la Russie est un Etat capitaliste néolibéral qui se bat pour obtenir plus de terres, de ressources et de profits. Ses dirigeants ne se soucient pas d’améliorer la vie des Russes ordinaires qui sont exploités et opprimés.
Dans certaines villes comme Saint-Pétersbourg, les conditions sont meilleures. Elles disposent de meilleures infrastructures, de meilleurs salaires et de meilleures pensions. Mais en dehors d’elles, le pays est délabré. Ici, en Ukraine, c’est ce que nous disent les soldats russes capturés, généralement enrôlés dans des villes plus petites et plus pauvres. Ils sont absolument choqués de voir des choses simples comme des routes pavées dans les villages et les campagnes d’Ukraine.
Le régime russe, la bureaucratie d’Etat et les oligarques ont dépouillé leur propre pays et gouvernent désormais par la répression. Ils détournent l’attention de la population en invoquant des menaces extérieures impliquant un changement de régime et en cultivant des fantasmes impériaux de reconstruction de leur empire perdu. Cela les a conduits à défier les Etats-Unis et à obtenir le soutien, au moins tacite, de la Chine.
Cette dimension inter-impériale ne doit pas nous empêcher de reconnaître la centralité de la lutte de l’Ukraine pour son indépendance vis-à-vis de la domination impériale russe et occidentale. Et la concurrence impériale ne doit pas nous empêcher de voir les intérêts de classe internationaux communs qui traversent le conflit.
Il y a des oligarques russes qui exploitent la force de travail en Russie. Il y a des oligarques étatsuniens qui exploitent la force de travail aux Etats-Unis. Il y a des oligarques ukrainiens qui exploitent la force de travail en Ukraine. Et il y a des oligarques chinois qui exploitent la force de travail en Chine. Et les oligarques transnationaux nous exploitent tous. Cette analyse de classe met en évidence nos intérêts communs face à cette fratrie capitaliste en guerre.
Passons maintenant à une discussion sur le développement du capitalisme oligarchique en Ukraine, que vous analysez dans votre livre, Ukraine and the Empire of Capital. Quelles sont ses caractéristiques économiques et politiques? Comment le président actuel, Volodymyr Zelensky, s’inscrit-il dans ces modèles ou s’en écarte-t-il ?
Ces dernières décennies ont été marquées par une expansion massive de l’empire du capital. Il a balayé le Sud mondial après que ses projets développementalistes ont été sapés, affaiblis et ont échoué. L’empire du capital a fait de même en Europe de l’Est et en Russie après la chute de l’Union soviétique.
La Russie a hérité de toutes les responsabilités légales de l’URSS, de ses obligations en vertu des traités internationaux, de sa monnaie et de son accès au capital. Sous la pression du système et de ses conseillers néolibéraux, la Russie a subi une privatisation massive, les oligarques ont profité des politiques de libre marché pour concentrer le capital entre leurs mains. Poutine a construit un nouvel Etat capitaliste répressif et néolibéral pour superviser le pays.
Après la chute de l’Union soviétique, les autres anciennes républiques se sont retrouvées soudainement indépendantes, sans monnaie propre et sans capitaux. Dans cette situation, elles n’ont eu d’autre choix que de se tourner vers les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale.
L’Ukraine a établi sa relation avec le FMI en 1992. Sous sa tutelle, le nouveau gouvernement ukrainien a privatisé les biens de l’Etat, c’est-à-dire presque tout ce qui se trouvait dans le pays. Bien sûr, les gens avaient leurs biens personnels comme les voitures. Mais presque tout le reste, de la terre au logement, était la propriété de l’Etat.
Les logements, par exemple, étaient construits par l’Etat et donnés aux travailleurs attachés à certaines entreprises. Tout à coup, tout cela a été vendu. Les travailleurs et travailleuses ont pu privatiser – ou «acheter» – leurs maisons à bas prix, ce qui explique pourquoi le taux d’accession à la propriété est si élevé en Ukraine.
Le même programme de privatisation a été mis en œuvre dans l’industrie d’Etat. Des actions ont été créées pour les entreprises et distribuées aux travailleurs sous forme de bons d’achat. Mais les travailleurs, appauvris par l’inflation galopante, avaient besoin d’argent pour vivre, et ont donc vendu les bons aux managers. Des choses similaires ont été faites avec la terre, l’eau et les services – avec un certain degré de variation à l’échelle régionale et sectorielle. Les gestionnaires ont tout simplement englouti le pays.
Essentiellement, nous avons assisté à ce que Marx appelle l’accumulation primitive ou originelle du capital. Et il y avait beaucoup à accumuler pour les nouveaux oligarques capitalistes. Dans la région du Donbass, par exemple, il y a une industrie lourde et beaucoup de ressources naturelles comme le gaz naturel, le minerai de fer, les minéraux et le charbon. Les oligarques en devenir se sont emparés de la plupart de ces ressources.
En s’emparant de ces biens, les oligarques et leurs réseaux politiques et criminels ont construit des groupes industriels financiers prospères. Ils sont constitués à la fois d’entreprises et de banques. Ces conglomérats sont hautement concentrés et diversifiés.
Ils exercent ce pouvoir capitaliste pour contrôler directement et indirectement la politique. Certains oligarques sont devenus des politiciens. D’autres ont utilisé des mandataires au plan politique. Ils ont fait appel à des consultants, à des agences de relations publiques et à des technologies politiques développées en Occident pour créer des circonscriptions électorales afin d’être élus ou représentés.
Leur contrôle de l’Etat leur a permis à leur tour d’accélérer encore l’accumulation dans les années 1990. Ils avaient les coudées franches car le capital européen était préoccupé par l’Europe centrale, la Russie était faible et le capital transnational n’était pas encore dans le jeu. Ils ont donc pillé les biens de l’Etat pour leur propre enrichissement.
Ces oligarques étaient également en concurrence les uns avec les autres. Cette concurrence se superpose aux divisions territoriales et linguistiques entre Ukrainiens et russophones. Les oligarques ont alimenté ces divisions pour leur propre avantage politique lors des campagnes électorales. Ce faisant, ils ont transformé des différences préexistantes et largement non conflictuelles en nouvelles animosités et préjugés.
Il s’agissait d’une stratégie efficace pour diviser et gouverner la population qui n’a cessé de résister au pillage par des vagues de résistance venues d’en bas, depuis la «révolution orange» de 2004 au soulèvement de Maïdan en 2013. Ces divisions ont été amplifiées par les relations des différents oligarques avec l’UE et la Russie. Ceux-ci jouaient sur les divisions pour établir des relations avec l’une ou l’autre de ces puissances.
Tout cela a atteint son paroxysme lors du Maïdan. Les gens se sont soulevés contre les oligarques et le gouvernement, les nationalistes de droite l’ont exploité et leurs partis ont essayé d’en tirer profit. Les séparatistes russes ont alors mis en place leurs prétendues républiques. La Russie s’est emparée de la Crimée et le conflit armé est apparu dans le Donbass. Le bataillon fasciste d’Azov s’est développé dans ce processus.
Mais soyons clairs: l’Ukraine n’est pas le foyer fasciste que présente la propagande russe. Par exemple, les partis d’extrême droite ont été battus lors des élections de 2014. Leur vote a baissé de façon spectaculaire et ils ont perdu des sièges.
L’élection de Volodymyr Zelensky était un rejet populaire des divisions chauvines et l’expression d’un espoir de paix. Il est une figure intéressante. Derrière lui se trouve un ensemble de forces oligarchiques et il a fait campagne sur la base d’une promesse, bien que naïve, de paix et de lutte contre la corruption.
En définitive, il a gouverné comme tous les autres politiciens néolibéraux, n’a pas réussi à garantir la paix et a supervisé la corruption et le pillage oligarchique. En plus de cela, il a été considéré comme étant incompétent pour gouverner. Sa cote de popularité a baissé en même temps que le niveau de vie s’est effondré.
Avant la guerre, il est très peu probable qu’il aurait été réélu. Mais aujourd’hui, c’est un héros de guerre et il est assuré de remporter un second mandat si, à la fin de cette guerre, l’Ukraine existe en tant qu’Etat-nation doté d’un processus électoral démocratique.
Jusqu’à présent, nous avons surtout parlé du rôle de l’impérialisme russe en Ukraine. Qu’en est-il de l’impérialisme occidental, en particulier de ses politiques économiques ?
Nous avons enduré le régime dictatorial des Etats occidentaux et de leurs institutions financières internationales (IFI). Ils ont appliqué les prescriptions énoncées par Francis Fukuyama au début des années 1990, selon lesquelles le marché libre et sa logique de concurrence capitaliste devaient être libérés.
Les IFI ont accordé des prêts à condition que l’Etat se retire de la propriété de l’industrie et des services, déréglemente l’économie, affaiblisse les droits du travail et accorde un traitement préférentiel et une protection aux investisseurs, tout cela pour améliorer soi-disant la compétitivité de l’économie. Le nouveau rôle de l’Etat a été réduit au maintien de l’ordre social. Autrement dit, protéger les riches des pauvres. Ainsi, loin de démocratiser la société, la prescription du libre marché permet le tournant autoritaire auquel nous avons assisté en Europe de l’Est, en Russie et en Ukraine.
La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), le FMI et la Banque mondiale n’ont autorisé que certains types de d’orientations économiques et de politiques. Les décrets néolibéraux étaient prétendument conçus pour améliorer la compétitivité et l’efficacité, des affirmations qui sont bien sûr discutables. En réalité, ils ont permis la montée en puissance des oligarques et leur bataille concurrentielle, semi-criminelle et, dans certains cas, ouvertement criminelle, pour le contrôle et la privatisation de la propriété de l’industrie, des services et des terres.
Ce qu’ils n’ont certainement pas accompli, c’est l’efficacité des services publics. Pourquoi? Parce que si les services sont soumis à la concurrence, ils excluent inévitablement des personnes en leur imposant des prix fixés par le marché. Cela mine l’offre de base de services universels dans tous les domaines, de l’éducation aux soins de santé, ce qui à son tour affaiblit la reproduction sociale de la force de travail. L’austérité découle du néolibéralisme. Loin de développer l’économie des pays, elle entrave leur croissance et engendre le sous-développement.
L’Ukraine est un exemple paradigmatique. Il s’agissait d’une économie industrialisée, dotée d’infrastructures, de soins de santé et de services publics développés, ainsi que d’une main-d’œuvre très instruite et qualifiée. L’imposition occidentale du néolibéralisme l’a détruite. En 1991, son économie était de la taille de la France; aujourd’hui, c’est le pays le plus pauvre d’Europe. Ce n’est pas un accident. C’est le résultat d’un projet.
Chaque série de prêts de la BERD et du FMI ne fait qu’aggraver ce dé-développement. Nous croulons littéralement sous les dettes, comme les pays d’Afrique, d’Amérique latine et le reste de la région post-soviétique. L’Ukraine doit 129 milliards de dollars à diverses institutions financières internationales et à des Etats, ce qui représente près de 80% de notre PIB.
Comment les interactions entre les impérialismes occidental et russe et les dirigeants ukrainiens ont-elles conduit à des divisions au sein du pays, notamment entre les ukrainophones et les russophones ?
Elles ont amplifié ces divisions. Un exemple clé de la dynamique qui a conduit au soulèvement de Maïdan en 2013-14 et à ses suites. Le président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, avait prévu de signer un accord d’association avec l’Union européenne, mais il a fait marche arrière à la dernière minute.
Bien qu’il soit un oligarque criminel, il avait raison. Dans certains cas, il a même mis le doigt sur le problème. L’accord n’étant pas favorable à l’Ukraine, il a officiellement refusé de le signer, à la grande surprise de tous. Cela a déclenché des protestations, que le gouvernement a brutalement réprimées, déclenchant le soulèvement de masse et toute la séquence d’événements que je viens de décrire.
Les gens furent tellement surpris parce que Viktor Ianoukovitch connaissait les termes de l’accord depuis le début. Il ne s’est donc pas retiré de l’accord par souci pour l’Ukraine. La véritable raison pour laquelle il ne l’a pas signé est que la Russie et les oligarques associés à la Russie ont fait pression sur lui pour qu’il fasse marche arrière.
Bon nombre des actifs économiques de ces oligarques sont basés dans le Donbass dans des industries à forte intensité énergétique qui dépendent du gaz et du pétrole russes abordables vu le prix pour leur appareil de production. Ces oligarques ont commencé à faire courir le bruit que si l’accord était signé, les prix de l’énergie augmenteraient – comme la Russie le menaçait effectivement –, que les industries fermeraient et que les gens perdraient leur emploi. Cette situation contraste avec la partie occidentale du pays, qui a été historiquement liée à l’Europe occidentale. Et les entreprises ont tendance à s’orienter davantage vers ce marché que vers la Russie.
Bien sûr, la situation est plus complexe sur le terrain. Les intérêts économiques ne s’alignent pas simplement sur ces divisions territoriales. Néanmoins, le conflit impérial a creusé les divisions entre les oligarques qui ont ensuite forgé des circonscriptions électorales basées sur les allégeances à l’Occident ou à la Russie, ce qui a mis en évidence les nouvelles divisions territoriales.
Une fois cette situation installée, les différents blocs oligarchiques et leurs politiciens ont utilisé des menaces de limitation des droits linguistiques pour masquer leurs mesures d’austérité en cours, détournant la colère des classes populaires en conflits linguistiques et culturels. Cela a conduit à une consolidation de l’extrême droite ukrainienne et des séparatistes russes, chaque camp déshumanisant de plus en plus l’autre.
C’est une politique vraiment dégoûtante. Les factions politiques oligarchiques ont présenté les choses comme un choix de civilisation entre l’Occident et la Russie. Les partisans de l’Ouest ont présenté l’UE – qui, rappelons-le, est à l’origine de tant d’austérité – comme un espoir de liberté et de démocratie au-delà du passé soviétique.
Les partisans de la Russie ont dépeint les Ukrainiens occidentaux comme des russophobes et des fascistes menaçant les droits linguistiques des russophones. Ils ont dépeint la Russie comme le dernier espoir pour les défendre contre ce raz-de-marée de réactions.
Jusqu’à présent, nous avons surtout parlé des puissances impérialistes et de la classe dirigeante ukrainienne. Qu’en est-il de la lutte des travailleurs et travailleuses et des opprimé·e·s contre les oligarques et les politiciens et les puissances impérialistes ? Quels sont les obstacles politiques et organisationnels qu’ils ont rencontrés ?
Dans les conditions du capitalisme oligarchique que je viens de décrire, nous avons assisté à une résistance civile croissante. Celle-ci s’est exprimée dans le soulèvement d’Euromaïdan, surtout après que la police a brutalisé les manifestants. Les gens en avaient finalement assez. La brutalité policière a fait ressortir des années de douleur et de frustration face à la corruption, la colère face à la collusion de la police avec les réseaux criminels des oligarques et face à sa capacité répétée à échapper à toute responsabilité pour ses abus.
Toute cette résistance était réactive; elle n’était pas guidée par un sens clair d’un programme alternatif et d’un ensemble de revendications. Cela a permis à la droite de détourner la révolte. Elle était organisée et avait des forces à injecter dans la lutte. Le conflit qui a suivi entre le gouvernement ukrainien et les séparatistes a partiellement atténué la mobilisation civile.
Mais au cours des dernières années, le mécontentement à l’égard des oligarques et des politiciens corrompus s’est accentuée. Les Ukrainiens ont écarté à plusieurs reprises un groupe d’entre eux pour voir un autre groupe tout aussi répugnant les remplacer. Il s’agit donc d’une véritable crise de la représentation. Il n’y a pas encore d’alternative claire capable de mettre en place un défi politique aux oligarques et à leurs politiciens. Et la gauche est malheureusement encore assez petite.
Dans le même temps, il existe une lutte populaire en dehors de la politique électorale, notamment parmi les syndicalistes. Elle a émergé en dehors des syndicats de l’ancienne URSS, qui étaient essentiellement des syndicats d’entreprise. De nouveaux syndicats indépendants se sont développés dans les principales industries (et même dans certaines petites et moyennes entreprises!). L’un de ces syndicats importants se trouve dans l’industrie ferroviaire, qui est le plus gros employeur du pays.
Ils ont été un élément clé de la résistance à l’invasion de la Russie. Ils ont apporté des provisions aux personnes âgées sous les tirs de l’artillerie. Les syndicats des mineurs ont été particulièrement importants, luttant contre la fermeture des mines et défendant les salaires et les avantages sociaux. Les travailleurs et travailleuses de la santé ont également commencé à s’organiser.
Les gens ont appris que si les politiciens ne réalisent pas des changements, ils doivent le faire eux-mêmes par la lutte collective sur leur lieu de travail. Ils ont même consulté les grands syndicats et les confédérations internationales sur la manière de s’organiser.
La résistance s’est vraiment développée, les gens se tournant les uns vers les autres en quête de solidarité et de soutien. Au cours des dernières semaines, les travailleurs et travailleuses de diverses entreprises ont pris l’initiative de distribuer des biens pour répondre aux besoins des gens au milieu de la guerre, beaucoup d’exemples anecdotiques de cela existent dans différentes villes. Par exemple, les travailleurs d’un entrepôt d’aliments local ont appris qu’il y avait des réfugiés qui avaient besoin de nourriture et la leur ont fournie ou les responsables d’un entrepôt de matériaux de construction ont donné des biens utiles pour les fortifications de la ville. Une sorte d’expropriation des expropriateurs!
Au milieu de cette guerre, la résistance affirme la capacité des gens à provoquer le changement. Cela sera important après la guerre, car la bataille sur la façon de reconstruire et dans l’intérêt de qui deviendra la question centrale. J’espère vraiment que cet esprit de solidarité collective pourra forger une nouvelle voie pour l’Ukraine, une fois cet enfer terminé.
Cela ouvrirait de nouvelles possibilités pour la gauche ukrainienne. Nous devrons adapter un peu notre langage pour que notre programme ait un sens pour les personnes qui ont de très mauvaises expériences marquées par le passé stalinien. Néanmoins, les gens cherchent des solutions sociales collectives aux problèmes profonds du capitalisme ukrainien.
Les socialistes doivent se fondre dans ces luttes pour des améliorations immédiates au sein des populations et démontrer que nous avons des idées cruciales sur la manière de reconstruire notre société. Si nous y parvenons, nous pourrons contribuer à surmonter la crise de représentation qui a frappé les vagues de résistance et offrir une véritable alternative aux oligarques et à la droite.
Un développement que Poutine et la gauche campiste ont exagéré à leurs propres fins politiques est la présence de l’extrême droite dans le pays. Quelle est la vérité sur l’extrême droite en Ukraine ? Comment s’est-elle développée, quelles sont ses différentes forces, et quelle est leur influence sur le système politique et l’armée ?
C’est une question très importante et, franchement, effrayante. Car la vérité est que la politique en Ukraine est sur le fil du rasoir, et qu’elle pourrait aller à droite, et évidemment pas seulement à gauche. Je suis d’accord avec vous pour dire que le rôle et l’importance de la droite ont été exagérés, mais c’est un facteur et une menace réels.
Son importance a, bien sûr, été exagérée par les séparatistes, Poutine et leurs étranges partisans en Occident. Ils ont montré du doigt des personnes portant des symboles nazis et dépeignent l’Ukraine comme un gouvernement et une nation de fascistes, ou du moins dirigée par eux. C’est totalement faux. Le soutien aux formations de l’éventail de la droite a diminué de façon spectaculaire.
Et la vérité est que la majorité des gens, même à l’intérieur du bataillon Azov, ne réalisent pas la signification nazie des symboles qu’ils portent. Ils ne connaissent pas l’histoire de Stepan Bandera [1909-1959]; ils le voient comme quelqu’un qui a combattu pour la liberté de l’Ukraine. Mais certains sont très conscients de ce passé nazi et sont des fascistes, notamment à la tête de certains partis de droite et du bataillon Azov. C’est pourquoi je suis très préoccupée par la menace qu’ils représentent.
Ce serait donc une erreur d’écarter la menace de la droite. Les partis de droite extrême sont une force petite mais significative, tout comme le bataillon Azov, même s’il ne représente qu’une petite partie de l’ensemble de l’armée. Azov est assez fort. Il organise des camps d’été pour recruter des gens dans ses rangs. Et il peut obtenir du soutien car ses forces sont saluées comme des héros de la guerre pour la défense de Marioupol.
Ces forces de droite représentent une menace pour l’avenir d’une Ukraine multiethnique. Elles ont poussé à l’adoption de lois linguistiques terribles qui discriminent les russophones. Non seulement ces lois sont mauvaises, mais elles alimenteront le discours des séparatistes russes.
Bien sûr, l’Ukraine doit se décoloniser et se dé-russifier. Le russe reste la langue principale dans la plupart des cas. Et, pour être clair, les russophones ne sont pas en général opprimés. Mais les Ukrainiens le sont.
Par exemple, quand j’allais à l’école, j’étais malmenée parce que je parlais ukrainien. Mais la solution n’est pas d’imiter le colonisateur dans le processus de décolonisation et de réprimer le russe et les russophones. Il doit y avoir des droits linguistiques égaux, et non de nouvelles formes de discrimination. Ce sera une question urgente dans le processus de reconstruction du pays.
Je suis pour la victoire de l’Ukraine qui rétablira ses frontières et mettra fin à l’occupation russe. Mais cela ne peut déboucher que sur un processus de réconciliation du conflit culturel que les oligarques et leurs politiciens ont fabriqué et armé. Ce sera un défi, car l’invasion de la Russie a suscité un degré sain de nationalisme ukrainien, surtout lorsque le prétexte de Poutine pour la guerre était que votre pays n’était même pas un pays. Nous devons éviter que cela ne se transforme en xénophobie et en ethno-nationalisme.
Nous devons surmonter le désir de fouiller dans l’histoire et de remettre à neuf des symboles anciens et problématiques dans le but de prouver que nous sommes une nation. Au lieu de cela, nous devons saisir l’opportunité historique de reconstruire l’Ukraine en tant que pays multiethnique et multireligieux dans lequel toutes les minorités ont des droits égaux en termes de langue, d’éducation et de culture.
C’est la tâche de la gauche et des organisations de la classe ouvrière. Cela implique de contester le pouvoir des oligarques, de leurs politiciens et de la droite. La politique de solidarité doit triompher, sinon nous risquons de confirmer le mensonge obscène de Poutine selon lequel nous sommes une nation de bigots et de fascistes.
Cela soulève la question de savoir quelle sera l’issue de la guerre. Il semble que Poutine ait été contraint de renoncer à son objectif de changement de régime. Et qu’il tente désormais de dévaster la partie occidentale de l’Ukraine et de diviser le pays, en s’assurant le contrôle du Donbass comme un pont terrestre vers la Crimée. Quel impact cela aura-t-il sur l’Ukraine, la résistance et l’économie politique du pays ?
Si vous m’aviez posé cette question il y a seulement trois semaines, j’aurais dit que si Poutine acceptait de se retirer et de s’accrocher à ces soi-disant républiques, les Ukrainiens pourraient l’accepter. Mais maintenant, après les horreurs de cette guerre, la destruction de Kharkiv et de Marioupol, les horreurs des faubourgs de Kiev, et le nombre énorme de vies perdues, de personnes brutalisées et déplacées, les Ukrainiens ne feront pas de compromis.
Le peuple ukrainien a tout essayé pour mettre fin à ce cauchemar. Nous avons essayé les pourparlers de paix dans le cadre du processus de Minsk. Nous nous sommes tenus à un cessez-le-feu, même sous le feu de l’ennemi, afin de priver Poutine de l’excuse pour lancer une guerre. Rien de tout cela n’a fonctionné. Le soi-disant processus de paix a fini par ouvrir la voie à Poutine pour envahir le pays dans une attaque totalement non provoquée. Ils ont planifié cela pendant des années, en utilisant le chantage, en mentant sur les événements et en envoyant des milliers d’agents dormants pour infiltrer le pays, identifier les cibles et leur envoyer des signaux radio.
Maintenant, nous avons des milliers de morts, des millions de personnes déplacées, et des centaines de millions de dollars d’infrastructures détruites. Après tout cela, rares sont ceux qui acceptent de céder des parties entières du pays aux envahisseurs. Les Ukrainiens réalisent que si nous ne gagnons pas cette guerre, il n’y aura pas d’Ukraine. Si des parties du pays sont occupées, il y aura une insurrection contre les forces russes qui prépareront une autre guerre. Il n’y aura pas de paix.
Poutine ne reconnaît pas le droit de l’Ukraine à exister indépendamment et nous devons donc riposter. Nous n’accepterons pas la partition du pays en quelque chose comme la Corée du Nord et la Corée du Sud. Cela signifie un long combat, mais les gens le mèneront à bien.
Il y a beaucoup de choses en suspens en ce moment. L’issue dépend de notre capacité à obtenir des armes pour nous défendre et reconquérir notre pays, de notre capacité à nous en tenir à nos exigences dans ces soi-disant négociations, et du possible effondrement du régime russe. Mais nous ne nous contenterons de rien de moins que la réunification et l’indépendance de l’Ukraine.
Il y a un débat important au sein de la gauche internationale sur la position à adopter face à la guerre et sur les revendications à formuler. Que pensez-vous que nous devrions faire ?
Encore une fois, la gauche internationale doit mettre chausser ses lunettes décoloniales pour penser à l’Ukraine. Nous combattons la Russie, notre oppresseur impérial historique. Nous avons été dominés et colonisés politiquement, économiquement, culturellement et linguistiquement pendant très longtemps.
Je pense que certaines personnes ont encore la vision obscurcie par une opposition unidimensionnelle au seul impérialisme américain. Mais les Etats-Unis ne sont pas l’agresseur dans cette situation. C’est la Russie. Bien sûr, l’OTAN est un facteur, mais pas le facteur déterminant. L’OTAN devrait-elle exister? Bien sûr que non. Elle aurait dû être dissoute il y a longtemps. Nous sommes tous d’accord sur ce point.
Concentrons-nous sur la question centrale: l’impérialisme russe et la lutte pour la libération de l’Ukraine. Depuis des années, Poutine a clairement indiqué qu’il ne reconnaissait pas l’Ukraine comme une entité distincte, affirmant dans sa récente déclaration que le pays avait été créé par les bolcheviks. Il veut reconquérir l’Ukraine, la soumettre à la domination russe, et poursuit cet objectif militairement depuis 2014, en procédant à une partition violente, fabriquée et totalement illégale du pays.
La gauche internationale doit être solidaire de l’Ukraine en tant que nation opprimée et de notre lutte pour l’autodétermination. Cela inclut notre droit d’assurer des armes pour nos combattants et volontaires afin de gagner notre liberté.
Mais la gauche ne doit pas soutenir les appels à la fermeture du ciel, essentiellement une revendication de zone d’exclusion aérienne imposée par l’OTAN. Cela signifierait une guerre aérienne entre les chasseurs étatsuniens et européens et les chasseurs russes, avec le risque d’une guerre plus large entre les puissances nucléaires. Il suffit de voir les conséquences des interventions américaines dans d’autres régions du monde, comme l’Irak et l’Afghanistan.
Les chasseurs étatsuniens et de l’OTAN ne se soucieraient pas des dégâts que leur guerre aérienne causerait en Ukraine. Ils nous ordonneraient d’évacuer les villes afin qu’ils puissent conduire un assaut militaire de grande envergure contre les forces russes, en poursuivant le démantèlement de notre pays et en tuant inévitablement davantage d’Ukrainiens dans le processus.
Par la suite, nous aurons besoin d’une sorte de force de maintien de la paix, peut-être des Casques bleus de l’ONU. Mais c’est difficile, car l’ONU est une organisation fondamentalement antidémocratique dont les puissances dominantes, y compris la Russie au Conseil de sécurité, peuvent opposer leur veto à une telle force. Mais nous aurons besoin de forces internationales soumises à une certaine forme de contrôle pour éviter de nouveaux conflits. Une nouvelle architecture de sécurité internationale devrait être mise en place, avec une suspension automatique des agresseurs, sans droite de veto, sans membres permanents du Conseil de sécurité, avec de véritables garanties mutuelles afin d’éviter toute souffrance future dans un monde démilitarisé. (
Entretien publié sur le site Spectre Journal, le 11 avril 2022. Traduction rédaction A l’Encontre.
Yuliya Yurchenko, auteure de Ukraine and the Empire of Capital: From Marketization to Armed Conflict (Pluto, 2018), est maître de conférences en économie politique à l’Institut d’économie politique, de gouvernance, de finance et de responsabilité de l’Université de Greenwich, au Royaume-Uni. Elle est également vice-présidente du réseau de recherche en économie politique critique. Elle est actuellement en Ukraine.