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La gauche radicale grecque à la recherche d’une alternative unitaire à Syriza

La trajectoire politique suivie par la Grèce depuis 2010 a été très particulière, peut-être même unique, au niveau mondial. Dans les divers gouvernements qui ont vu le jour au cours de cette période ont siégé des partis issus de la quasi-totalité du spectre politique, allant de l’extrême droite du LAOS à la « gauche radicale » de Syriza. Pourtant, malgré cette diversité, les gouvernements successifs ont rigoureusement appliqué les mêmes politiques, dictées par les trois mémorandums signés avec les prêteurs du pays, et conçus par la tristement célèbre Troïka (Commission européenne, FMI, Banque centrale européenne).

La seule rupture politique qui s’est produite était exactement l’inverse de celle réclamée par les impétueuses mobilisations populaires de 2010-2015. Le OXI (Non) aux plans d’austérité du peuple grec lors du référendum de juillet 2015, a été transformé en « Oui » par le gouvernement Syriza de l’époque, qui, suite à cette volte-face, a consolidé le régime néolibéral qu’il s’était auparavant engagé à liquider.

Les conséquences de cette capitulation ont donné raison aux prédictions de ceux qui avaient résisté aux diktats de la Troïka et à la dégringolade politique de Syriza.

Malgré la reprise limitée de ces deux dernières années, le PIB de la Grèce est désormais inférieur d’au moins 20 % à son niveau d’avant la crise, une perte qui ne sera pas couverte avant de nombreuses années. La dette publique est énorme (près de 180 % du PIB en 2022), plus importante que celle qui a justifié le recours aux programmes austéritaires, et elle continue d’augmenter en valeur monétaire. Selon Eurostat, les salaires grecs sont les quatrièmes plus bas de l’UE. La pauvreté est désormais bien ancrée dans de larges couches sociales, avec 26% de la population exposée au « risque de pauvreté » en 2022, soit le 3e taux le plus élevé de l’UE. Les jeunes sont confrontés à la perspective du chômage de masse, des emplois précaires et de l’émigration. Selon les données récemment publiées du recensement de 2021, la population a diminué de 3,5 % en dix ans et des régions entières se dépeuplent (Macédoine occidentale -10 %, Péloponnèse -7 %).

À la suite des privatisations massives de la dernière décennie et de la création de plusieurs « autorités indépendantes » – en réalité, des institutions directement contrôlées par l’UE – l’État grec a perdu des outils essentiels de sa capacité politique. Les objectifs du troisième mémorandum, signé par le gouvernement d’Alexis Tsipras en 2015, maintiennent le pays sous le joug de ses prêteurs jusqu’en 2060. Même si la Grèce est formellement arrivée au terme de la période de « surveillance stricte » prévue par les mémorandums, elle demeure la parfaite illustration de la condition « post-démocratique » du néolibéralisme avancé, qui vide de toute signification les notions de souveraineté nationale et populaire.

L’impasse politique

L’état actuel du système politique grec est la meilleure garantie de la poursuite du déclin du pays. La droite de la Nouvelle Démocratie, dirigée par Kyriakos Mitsotakis, au pouvoir depuis 2019, met en œuvre une politique néolibérale et autoritaire à l’état pur, qui approfondit la thérapie de choc de la décennie précédente. Le principal parti d’opposition est Syriza, qui tente de revenir au pouvoir avec de vagues promesses qui laissent intact l’essentiel du régime néolibéral en place. Et comment pourrait-il en être autrement, compte tenu du bilan de quatre années de ce même Syriza au gouvernement ?

Le Parti communiste grec (KKE), une force militante toujours importante, s’obstine dans la même ligne sectaire qu’il suit depuis de longues années, malgré quelques timides ouvertures sur le terrain des luttes sociales. Cette voie est une impasse qui le conduit à la stagnation électorale et à une forme particulière de passivité politique, dissimulée sous une rhétorique radicale.

MeRA25, le mouvement créé par Yanis Varoufakis, a fait preuve, au cours des dernières années, d’une radicalisation idéologique considérable et d’un changement d’orientation politique, mais rien n’indique qu’il puisse apporter à lui seul les réponses politiques nécessaires.

Enfin, la gauche extra-parlementaire est profondément affaiblie et semble incapable de surmonter sa fragmentation chronique. Jusqu’à présent, elle s’est révélée incapable d’articuler une proposition susceptible de convaincre des secteurs sociaux plus larges.

Les perspectives politiques sont donc loin d’être inspirantes à l’heure actuelle. Le traumatisme de la défaite historique de 2015 n’a pas été surmonté et l’accomplissement d’une telle tâche exige encore beaucoup d’efforts.

Le renouveau de la résistance sociale au cours des deux dernières années, marqué par quelques grèves remarquables et des mobilisations contre l’autoritarisme et la répression policière, est certes encourageant. Mais ces mouvements sont restés fragmentées et défensifs. De plus, l’expérience historique montre que les mouvements sociaux, bien que vitaux pour tout projet de changement social, ne suffisent pas à offrir une alternative globale, a fortiori dans les conditions créées par une défaite de l’ampleur de celle de la Grèce.

Une intervention politique est nécessaire pour sortir de l’impasse.

Un nouveau départ est nécessaire

Pour être crédible, toute alternative de gauche doit s’adresser à l’ensemble des forces qui résistent au cours adopté par les élites du pays au cours de la dernière décennie. Elle doit formuler des propositions qui répondent aux problèmes brûlants de la société grecque. Le marasme dans lequel s’est enfoncé le pays est si profond que seules de larges alliances sociales et politiques peuvent ouvrir une issue.

Pour qu’une telle proposition politique ait un quelconque espoir de succès, elle doit avoir en son cœur la convergence des forces de la gauche radicale.

Certes, la « gauche radicale » est un terme qui, après la capitulation humiliante de Syriza en 2015, a perdu, à juste titre, le pouvoir d’attraction qu’il avait naguère. Néanmoins, la « gauche radicale » désigne toujours le large éventail d’acteurs qui ne reporte pas le renversement du capitalisme grec à un avenir lointain, mais cherche à le réaliser dans les conditions actuelles. C’est précisément à partir de cet espace qu’ont émergé les forces qui ont remis en cause la domination de la bourgeoisie grecque et la participation du pays à l’Union économique et monétaire européenne au cours des années 2010. Par sa nature même, la gauche radicale comprend des formations et des mouvements parlementaires et extra-parlementaires. Il est puéril de considérer l’objectif d’obtenir une représentation parlementaire comme un manque de radicalisme politique, comme certains semblent le penser en Grèce.

La première étape consiste donc à rassembler ces forces dans une perspective stratégique et pas seulement électorale. Une telle démarche pourrait rapidement donner un nouvel élan aux luttes sociales et ouvrir la voie à un changement politique plus large. L’objectif à plus long terme serait de permettre à la gauche radicale de devenir le catalyseur d’alliances plus larges dont le pays a désespérément besoin pour sortir du marasme actuel.

Pour qu’un tel effort puisse porter ses fruits, surtout dans la perspective des batailles électorales prolongées qui auront lieu dans les mois à venir, il est nécessaire de débattre des difficultés, des désaccords et des questions qui restent à clarifier. Et les questions les plus fondamentales ont trait à la position et au rôle de MeRA25.

L’évolution de MeRA25 

Pour celles et ceux qui rejettent tant le réalisme à courte vue du « moindre mal » que le confort du sectarisme, le parcours suivi par MeRA25 ces derniers mois et le débat lancé par les récentes interventions de Yanis Varoufakis méritent une attention particulière.

MeRA25 a réussi de justesse son entrée au parlement en 2019 (avec 3,4% des voix), mais depuis lors, il s’est progressivement tourné vers une orientation plus radicale et clarifié des aspects cruciaux de sa ligne politique. Son leader reconnaît désormais que l’UE ne peut être réformée, d’où la nécessité d’une rupture avec son cadre institutionnel, y compris l’Union économique et monétaire. Varoufakis soutient désormais le retrait de la Grèce de l’OTAN et s’oppose à toute implication dans la guerre en Ukraine. En outre, il a adopté comme un objectif stratégique la libération de l’humanité des rapports capitalistes et de toutes les formes d’oppression.

MeRA25 combine ces positions avec un agenda porté par certains mouvements parmi les plus significatifs à l’échelle mondiale au cours de ces dernières années : féminisme, revendications LGBTQ+, écologie et mouvement climat, antiracisme et antifascisme, défense des droits démocratiques et des libertés civiles.

Cette combinaison a acquis une certaine cohérence, conduisant à un remodelage progressif du profil d’ensemble et même de la composition interne de MeRA25, qui le rapproche de la gauche radicale. C’est une indication significative que nous avons bien affaire à un processus de « transformation et de radicalisation » de cette formation, pour reprendre les formulations de son leader.

Les questions à clarifier restent toutefois importantes. Elles ne concernent pas tant les origines du mouvement, à savoir s’il a surgi du noyau historique de la gauche, comme semble le penser Varoufakis. Le problème principal semble plutôt être la conception de la politique mise en avant par MeRA25, avec la structure organisationnelle particulière et la pratique qui en découle.

Cette conception, pour faire court, tend à réduire la politique à un exercice de communication, centré sur l’activité du leader, complétée par l’énergie indiscutable de son groupe parlementaire. Ainsi, ce qui distingue MeRA25 de la gauche radicale réside précisément dans l’absence d’un ancrage social structuré et d’une intervention systématique dans des secteurs stratégiques pour les classes travailleuses et les groupes opprimés. L’activité du mouvement ne cible pas stratégiquement les actions syndicales, les mobilisations populaires, les luttes dans les universités et les quartiers, c’est-à-dire les lieux où se constituent sont menées les batailles sociales de plus ou moins grande ampleur.

Cette absence inhibe la convergence nécessaire de MeRA25 avec la gauche radicale. Mais elle pourrait aussi potentiellement fonctionner de manière inverse. S’il existe une volonté politique de réaliser l’unité, l’union de ces forces pourrait être le déclencheur de la création d’un nouveau pôle politique dynamique et ancré dans les luttes sociales. Un tel pôle pourrait subvertir l’ensemble du paysage politique en Grèce.

Un modèle NUPES pour la Grèce ?

Une telle convergence de la gauche radicale nécessite à l’évidence une base programmatique sérieuse, un « programme commun de rupture », comme le dit Varoufakis. Toutefois, il refuse paradoxalement toute référence positive à l’expérience française d’alliance de gauche initiée par Mélenchon. Varoufakis la réduit à une habile manœuvre tactique du leader de la France insoumise visant à priver Macron de sa majorité parlementaire. Mais les choses sont beaucoup plus complexes.

Le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 a montré que la France Insoumise était, de loin, la première force de la gauche au sens large. Les autres partis de gauche n’ont eu d’autre choix pour les législatives qui ont suivi que de participer à une plateforme commune sur la base du programme de Mélenchon, un programme par ailleurs largement loué pour le sérieux de son élaboration.

Après des négociations laborieuses, un accord global a été conclu, dont l’objectif principal est de liquider l’ensemble du cadre néolibéral imposé sous les présidences de Hollande et de Macron. Le programme de la NUPES mentionne explicitement la « désobéissance » à l’égard de l’UE lorsque cela est nécessaire à la mise en œuvre des engagements pris.

Il y a bien sûr eu d’importants points de désaccord soulevés par les socialistes et les Verts, mais, au final, le puissant désir d’unité de la base populaire de la gauche a prévalu. Le sentiment est largement répandu que la gestion néolibérale de la société française est irrémédiablement en faillite, y compris dans ses variantes social-libérales, et qu’une nouvelle forme d’intervention de la gauche est nécessaire.

Le NUPES n’a sans doute pas formé un groupe parlementaire unique, comme le proposait Mélenchon, mais elle dispose d’un intergroupe qui se réunit chaque semaine et formule des propositions communes sur les questions clés (à l’exception de la politique étrangère). C’est l’un des rares succès de la gauche en Europe ces dernières années.

L’expérience française montre qu’une proposition d’unité de la gauche visant à gagner une majorité dans la société ne peut devenir crédible que si elle repose sur la position hégémonique de son aile radicale, combinée à une élaboration programmatique adéquate. Reste à la consolider par l’action commune dans les mouvements sociaux et dans les institutions « intermédiaires », comme les collectivités locales. Si ces conditions étaient remplies, l’exigence d’agir à la fois « d’en bas » et « d’en haut » serait tenue, créant ainsi les médiations nécessaires à la victoire de l’alternative.

La gauche radicale grecque est encore loin de cette étape. Mais l’objectif immédiat est plus limité. Ce qui est actuellement en jeu, c’est une convergence entre des forces qui couvrent un spectre plus étroit, et dont le poids électoral est bien plus faible qu’en France, mais qui vise néanmoins à former un pôle radical hégémonique. Cette étape est essentielle pour éviter que l’électorat de gauche ne soit piégé par le dilemme du « moindre mal », qui, comme l’expérience récente l’a montré, est la voie la plus sûre vers des maux encore plus grands.

De plus, la proximité des positions entre les forces de la gauche radicale grecque est clairement plus affirmée que celle de la gauche française. Un accord autour d’un cadre programmatique partagé est possible, surtout s’il s’agit d’un programme électoral. Les 7+1 mesures de MeRA25 sur les questions brûlantes de l’heure, centrées sur la satisfaction des revendications populaires immédiates (coût de la vie, système de santé et d’éducation, mesures éco-sociales en faveur de la transition climatique, prise de contrôle public des ressources privatisées et des « autorités indépendantes ») constituent un point de départ pertinent. Une convergence programmatique plus stratégique autour d’un programme de transition dans un sens anticapitaliste serait l’étape suivante.

Les différences de pratique politique et l’absence d’interventions communes dans les luttes sociales créent de réelles difficultés pour les organisations susceptibles d’être impliquées dans un tel pôle unitaires. Mais celles-ci ne sont pas insurmontables. Les temps à venir s’annoncent sombres pour les travailleu.se.r.s grec.que.s et les jeunes générations.

Le moins que la gauche de gauche puisse faire dans un tel contexte est de créer les conditions d’un nouveau départ en tirant les leçons des expériences passées mais, surtout, en regardant vers l’avenir.

Stathis Kouvélakis et Costas Lapavitsas. Publié sur le site de Contretemps.