Chacune, chacun réalise-t-il la difficulté immense de se trouver confrontée, dans sa propre famille, à des accusations d’agressions sexuelles ? J’ai personnellement, et nous avons collectivement avec La France insoumise, traversé une épreuve à la fois intime et politique, à l’image de ce qu’est le féminisme. Taha Bouhafs s’apprêtait à représenter nos couleurs aux élections législatives à Vénissieux [dans la 14e circonscription du Rhône, NDLR] quand nous avons reçu le signalement de graves violences sexuelles. Ce jeune journaliste, connu pour son engagement en faveur des quartiers populaires et pour sa vidéo qui a lancé l’affaire Benalla, subissait une campagne de mensonges et dénigrements, mêlant racisme et mépris de classe. C’est dans ce contexte que notre mouvement a pris ses responsabilités.
Quelle organisation politique a réagi de manière aussi claire et rapide après avoir eu connaissance de témoignages d’agressions sexuelles ? Il est peu de dire que ce n’est pas une pratique courante. Je rappelle que Gérald Darmanin ou Nicolas Hulot sont restés ministres alors que nous pouvions lire dans la presse des mises en cause, que le bureau de l’Assemblée nationale a refusé de lever l’immunité parlementaire d’un député, Benoît Simian, dont l’ex-femme possédait un téléphone grave danger ou que LREM, devenu « Renaissance » (!), vient de valider la candidature aux législatives de Jérôme Peyrat, conseiller à l’Elysée et condamné pour violences conjugales. Depuis la vague #MeToo pourtant, l’espace politique s’honorerait à appliquer un principe de précaution : ne pas accueillir parmi ses militants, élus ou porte-parole des hommes mis en cause pour violences sexuelles.
La France insoumise s’est dotée d’une cellule chargée de recueillir, de façon anonyme, des témoignages – et non des rumeurs – ainsi que d’une procédure pour nous protéger de ces violences et pour empêcher que nous soyons représentés par des agresseurs sexuels. C’est parce que l’impunité reste la norme dans notre société et que la parole n’est toujours pas libérée, ou plus exactement que l’écoute n’est pas prête en dépit des progrès immenses depuis #MeToo, que nous sommes contraints de recourir à de telles règles internes. Comment oser prétendre qu’il s’agirait de police parallèle, de justice improvisée, quand nous veillons à la simple mise en cohérence entre nos principes et nos pratiques ?
Une fois posé ce cadre, je vous assure que la pratique est hautement difficile. Et je défie tous les donneurs de leçons de faire mieux que nous. Or, dans bien des commentaires critiques que j’ai lus et entendus, il est de nombreux facteurs de complexité qui semblent passer à la trappe. Je veux commencer ici par celui dont je n’entends pas parler : le respect de la volonté et du rythme personnel, psychologique, des plaignantes.
En règle générale, si les femmes victimes de violence n’arrivent pas à déposer plainte, c’est par peur de ne pas être crue, de perdre un procès faute de preuves (en France, seules 2 % des affaires de viol aboutissent à une condamnation), d’être mal perçue dans le regard des autres. On le sait, la honte est un sentiment très courant chez les victimes de violences sexuelles. C’est même, avec le harcèlement, les seuls crimes et délits dans lesquels la victime se sent coupable. En l’occurrence, dans les témoignages que j’ai pu recueillir mettant en cause Taha Bouhafs, deux dimensions se sont ajoutées à ces angoisses classiques : d’abord, la volonté clairement exprimée de ne pas participer du concert orchestré par l’extrême droite contre Taha Bouhafs ; et ensuite, la peur d’être confrontée, par la révélation des faits, à une pression médiatique mentalement voire physiquement intenable.
Mettre en cause un homme public, c’est soi-même entrer sur la scène publique, dans un rôle que l’on n’a pas choisi. C’est la raison pour laquelle des victimes de violences sexuelles se retrouvent tiraillées entre la volonté de justice et la peur de s’exposer. Le rythme médiatique n’est pas forcément celui de ces femmes – il arrive également qu’il s’agisse d’hommes, même si ces cas sont très minoritaires. Notre responsabilité est de les protéger et de les accompagner dans l’évolution de leur ressenti et de leurs aspirations, qui peuvent parfois varier d’une heure à l’autre. Pour les avoir moi-même vécus, je sais combien la peur et le traumatisme ne rendent pas toutes les actions, les réactions, stables et rationnelles.
Si nous n’avons pas nous-mêmes rendu publics ces témoignages, c’est parce que nous nous sommes fixé un cadre général de confidentialité pour ne pas déposséder les femmes de leur parole, de leur démarche. De plus, dans le cas dont nous parlons ici, les plaignantes ne souhaitaient pas une telle exposition. C’est aussi parce que nous ne sommes pas la justice, nous n’organisons pas de confrontation entre les plaignantes et l’accusé, nous ne sommes pas habilités à dire la vérité. Si nous accordons notre crédit aux paroles des femmes qui se disent victimes de violences sexuelles, nous ne nous substituons pas à l’Etat de droit, fut-il défaillant à bien des égards. Si enquête il y a, ce qui est toujours souhaitable mais ne dépend pas de ceux qui commentent, elle doit être menée par les personnes dont c’est le métier, condition de son sérieux, et aussi de son caractère contradictoire, car Taha Bouhafs, comme toute personne se trouvant accusée, doit pouvoir se défendre. J’ajoute que les médias, les responsables politiques, les réseaux sociaux ne sont pas plus habilités que nous à rendre justice.
Mais alors, pourquoi ne pas appliquer l’article 40 du Code de Procédure pénale qui oblige les dépositaires de l’autorité publique, dont les députés comme moi, à révéler au procureur de la République les faits de crimes et délits dont j’ai eu témoignages ? Parce que jamais je ne parlerai à la place de femmes qui nous ont clairement indiqué ne pas souhaiter, pour l’instant, déposer plainte. Je souhaite qu’elles puissent le faire, mais je respecte leur décision, elles doivent être sujets de leur vie.
Mais alors, pourquoi avoir tweeté après le communiqué de retrait de Taha Bouhafs : « Il est plus que temps de regarder en face l’injustice, la violence des attaques venues de l’extrême droite, relayées ad nauseam dans les médias, par la macronie et jusque dans certains rangs à gauche, contre un jeune homme sans diplôme, issu des quartiers populaires et de l’immigration » ? Parce qu’à ce moment-là, il n’était pas question de révéler les accusations sans le consentement des plaignantes. Désormais, nous en parlons, puisque les médias ont révélé les raisons du retrait de Taha Bouhafs. Je ne retirerai pas un mot de ce tweet : ce contexte des attaques racistes est précisément l’une des raisons pour lesquelles les femmes n’ont pas voulu mettre leurs témoignages sur la place publique.
J’en ai entendu plus d’un me faire la leçon sur mon prétendu choix en faveur des quartiers populaires et du combat antiraciste au détriment des droits des femmes. Aujourd’hui, les faits sont là : je choisis et choisirai toujours les deux combats. Nous avons pris nos responsabilités vis-à-vis de Taha Bouhafs en enclenchant la procédure interne, suite aux signalements reçus pour violences sexuelles ET en continuant à dénoncer la campagne ignoble dont il a été l’objet.
Pour lutter contre les violences faites aux femmes dans notre monde politique, nous sommes aujourd’hui dans un entre-deux. C’est parce que la société et la justice n’arrivent pas à traiter et à endiguer les violences faites aux femmes que nous nous retrouvons à agir par nos propres moyens, par mesure de précaution. J’invite sincèrement ceux qui nous donnent des leçons à balayer devant leur porte : que font-ils, qu’ont-ils fait quand, de près ou de loin, ils se sont trouvés confrontés à une telle situation ? Et plus encore à réfléchir : comment nous sortir collectivement de cette répétition sans fin de violences sexistes et sexuelles ?
Clémentine Autain. Députée LFI de Seine-Saint-Denis. Tribune dans le Nouvel Obs.