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La déposition d’Hélène Adam au procès de France Télécom

Hélène Adam était élue salariée au Conseil d’Administration de France Télécom Orange pendant la période du plan Next où 22 000 départs sont programmés par la direction. Elle témoigne à la fois de la violence de cette période et de la volonté permanente de la direction de cacher les enjeux de son plan.

« J’ai été membre du conseil d’administration de France Télécom à partir de septembre 2005 et jusqu’en décembre 2009. J’étais administrateure représentante du personnel, en l’occurrence la fédération SUD PTT. La CGT avait également un siège de même que la CFDT suite aux élections de 2004.

France Télécom avait alors changé récemment de statut du fait de la privatisation totale opérée sous Thierry Breton, les parts de l’état étaient passées sous les 50% suite à la mise en œuvre du « sauvetage » de l’entreprise mise à mal par la spéculation financière autour de la bulle internet des années 2000.

J’ai suivi toutes les évolutions de France Télécom depuis les PTT, la séparation entre La Poste et France Télécom, la mise en place des reclassifications du personnel, des nouvelles règles de gestion, l’ouverture à la concurrence et surtout, finalement, le changement des valeurs de référence de l’entreprise, ce qui a provoqué dès la fin des années 90, une « rupture » avec le personnel.

J’ai été auparavant membre du CHSCT national de France Télécom, de l’Instance de groupe mise en place par Michel Bon, du Comité de groupe européen et de son instance de négociation, déléguée syndicale centrale pour SUD PTT sous la présidence de Thierry Breton lors des négociations pour la mise en place des IRP. J’ai travaillé aux Lignes dans le centre d’Arcueil, puis j’ai été détachée à la fédération SUD avant d’intégrer  le centre de commutation internationale rue des Archives 

Je voudrais m’inscrire en faux contre une certaine vision du personnel qui, parce qu’il était majoritairement fonctionnaire, aurait été « ringard » en quelque sorte et incapable de faire face aux nouveaux défis technologiques et donc, finalement, aurait représenté un obstacle à éliminer.

Les agents de France Télécom, c’était exactement l’inverse de cette image : techniciens dans l’âme, même ceux qui travaillaient dans la gestion ou le commercial, attachés avant tout au progrès technique au service de tous, c’est-à-dire au service public, nous étions au contraire de toutes les aventures des évolutions majeures des télécommunications, depuis le « boom » du téléphone jusqu’à l’informatisation de la commutation et des transmissions, en passant par les numérotations à 8 puis à 10 chiffres qui ont représenté un travail considérable qu’on n’imagine pas vu de l’extérieur ou la généralisation du Minitel, ancêtre d’internet, des premiers mobiles et j’en oublie…

Les agents se portaient très facilement volontaires pour les nouveaux métiers, avaient un grand sens du dévouement et de la solidarité entre collègues pour la résolution des problèmes et singulièrement des dérangements qui devenaient de plus en plus complexes et nous conduisaient à travailler nuit et jour. 

Or, la première ouverture du capital (1997), la cotation en bourse, la dictature de la valeur de l’action (qui s’affichait soudain en permanence dans tous les centres et sur nos écrans), a représenté une agression brutale contre les valeurs du personnel, la croyance dans la valeur du travail bien fait, du service au public et de la plus-value basée sur les nouvelles technologies. Le « chef » c’était l’action. Quand les premières actions ont été émises, elles cotaient à 27 euros de mémoire. Moins d’un an plus tard, l’action cotait à 100 euros et il y a eu une journée de grand n’importe quoi, où les salariés ont vu le cours de l’action doubler en une seule journée, de 100 à 200 euros, sans que rien ne soit passé de spécial sur le plan du travail ou des grandes découvertes technologiques, les « valeurs » du personnel. 

Au CHSCT national, nous avons commencé à traiter sérieusement ces questions de montées du stress et la synthèse des avis des médecins de prévention, faisait apparaitre un malaise grandissant au sein du personnel, avec montée des dépressions et prise d’anxiolytiques, directement liées au stress professionnel, à la peur de l’avenir (menaces sur le statut de fonctionnaire, sur l’emploi), à la non adhésion aux nouvelles valeurs mercantiles et spéculatives de l’entreprise.

Et oui il ne s’agissait que de spéculation financière. Et si l’action peut monter aussi rapidement, elle a pu aussi descendre tout aussi vite quand la « bulle » s’est dégonflée. Ce sont les marchés financiers qui ont provoqué la « presque » faillite de France Télécom, dont parlait M. de la Rosière, administrateur représentant l’Etat au Conseil d’Administration   Mais cette quasi faillite était liée à un endettement très important suite à des achats externes très onéreux, de la part d’une direction (Michel Bon) qui avait elle aussi fait des paris risqués et spéculatifs sur le mobile.

Avec la bénédiction de l’Etat alors majoritaire au capital.

Avec la chute du cours de l’action, les fonds propres étaient brutalement réduits, et France Télécom ne pouvait plus faire face à ses échéances de remboursement de la dette.

Contrairement à ce qu’a déclaré M. de la Rosière, cette situation avait été redressée par Thierry Breton entre 2002 et 2005 et lorsque Didier Lombard arrive à la tête de France Télécom, la situation est assainie depuis longtemps, des dividendes ont à nouveau été versés aux actionnaires sur la base d’un cash flow généré confortable et de profits importants, la dette a été réduite de moitié, les échéances renégociées, et la profitabilité de l’entreprise rétablie (le fameux EBITDA). La situation n’a donc rien à voir avec les qualificatifs employés par M. de la Rosière, il suffit de considérer les résultats (publics) de France Télécom sur l’exercice 2005.

Je voudrais venir justement à ce propos aux deux Conseils d’administration qui se sont succédés début 2006 : un premier CA le 26 janvier sur le budget 2006 et un deuxième CA le 13 février, le soir celui-ci pour être après les fermetures de bourse, sur le résultat 2005.

Lors du CA du 26 janvier, je signale à M. Lombard les fortes inquiétudes du personnel sur l’impact du plan NeXt sur l’emploi et je lui demande à deux reprises d’éclaircir les intentions de la direction à ce sujet. M. Lombard répond que des informations seront données au CA du 13 février et qu’il n’a pas l’intention d’opérer un plan social comme Deutsche Telekom.

Lors du CA du 13 février, aucune information n’était donné sur l’emploi d’aucune manière que ce soit, je pose à nouveau explicitement la question en insistant sur les conséquence négatives sur le personnel des restructurations incessantes. Les réponses sont d’ordre général et n’abordent absolument pas ce qui figurera en bonne place dans un slide à la presse, le 14 février lors de la communication externe du groupe, à savoir les fameux 22 000 suppressions d’emploi.

J’ai envoyé un mail immédiat à M. Lombard pour protester contre le fait que cette information capitale n’ait pas été donnée au CA de la veille, nous empêchant par là même d’en contester le bien-fondé et de demander quelles étaient les intentions de la direction pour rendre effectifs ces 22 000 départs en trois ans alors que le Congé de Fin de Carrière touchait à sa fin et ne pouvait pas être renouvelé, alors même que la Loi Fillon (2003) sur les retraites avaient passé le nombre d’annuités de 37,5 à 40 pour les fonctionnaires et supprimé tous les dispositifs de pré-retraites. A mes yeux, le principe même de la poursuite de suppressions massives d’emploi, était injustifié. Rien d’autre que l’effet d’annonce auprès des marchés financiers pour faire remonter le cours de l’action, ne semblait présider à une telle décision qui fut pourtant très, très lourde de conséquences. Ces 22 000, chiffre magique pour rassurer les marchés financiers, s’apparentait à ce qu’on nommait alors les « licenciements boursier ». Ils reposaient en plus sur la croyance fausse mais largement médiatisée que le personnel ne saurait pas s’adapter. Il a montré plus tard qu’il en était au contraire parfaitement capable.

Au lieu de s’appuyer sur le personnel autour des nouveaux défis de l’heure, qui n’étaient pas le cours de la Bourse, mais le développement de la numérisation des transmissions, l’offre de plus en plus efficace techniquement de services complexes sur Internet via la paire téléphonique et le mobile GSM et ce qu’on a appelé « la voix sur IP », la direction a alors adopté ce management anxiogène, cette forme de terrorisme auprès du personnel Un management fait de fermetures brutales de sites, de suppressions de postes au nom du fait qu’il fallait réaliser moins « tant » par service pour des raisons purement financières, même si le boulot augmentait, stressant tout autant ceux qui restaient et voyaient leur charge de travail augmenter, que ceux qui se faisaient pousser dehors au nom de leur faible « employabilité » supposée. Ceux qui ne voulaient pas sortir, devaient de toute façon se retrouver eux même du travail à l’intérieur de l’entreprise, sur les métiers supposés « prioritaires », parfois très loin de leur emploi précédent. France Télécom devenait une sorte de grande ANPE interne ces méthodes créant un immense désarroi chez les agents.

Je me rappelle d’une réunion de mon service (18 agents environ à l’époque) où le N+2 déclare : d’ici la fin de l’année, il faudrait avoir « fait » moins deux. Moins deux quoi ? Moins deux « MU* » soit deux départs. Pourquoi ? Nous avons au contraire de plus en plus de boulots avec la généralisation de la voix sur IP à l’international… Réponse : Vous coûtez trop cher ! Peu importait quels emplois étaient supprimés ni pourquoi, tout se résumait à une question de coût (alors que les salariés rapportent à l’entreprise !).

C’était une politique délibérée pour convaincre par tous les moyens le personnel de quitter l’entreprise alors que les mesures d’accompagnement étaient peu incitatives et les offres externes complexes à satisfaire : la fonction publique n’accueillait pas les agents de France Télécom à bras ouverts tant leurs grades avaient évolué sans plus vraiment correspondre à ceux des administrations. L’essaimage en période de crise est risqué et il faut avoir envie de « construire sa petite entreprise ». Il fallait donc créer une situation invivable pour ceux qui devaient absolument partir.

J’ai eu de nombreux « chocs » entre 2006 et 2009, aux moments les plus forts du déploiement de cette entreprise destructrice. J’ai croisé rue des Archives à mon boulot, des agents des Lignes que j’avais connu à Arcueil, et qui étaient méconnaissables, tristes et résignés, sous anxiolytique, réduits à de menus travaux de maintenance interne faut de pouvoir reprendre un emploi au niveau de leurs qualifications. Certains avaient été mutés sur les plate-forme Wanadoo (dans les années 2005-2008) où les conditions de travail se dégradaient fortement surtout avec l’arrivée de ce fameux « script » à lire obligatoirement avec formelle interdiction de répondre de manière personnelle aux demandes de dépannage sur Internet des clients. Tout le savoir-faire de ces agents rompus aux explications techniques auprès des usagers depuis des années, était brutalement nié. Ils se sont sentis méprisés, humiliés, certains ont pété les plombs, et l’engrenage infernal s’est installé.

Les alertes de toute sorte ont été très nombreuses dans cette période : interventions des représentants du personnel au Conseil d’Administration, déclaration unitaire des organisations syndicales au CHSCT en 2007, refus de signer l’accord GPEC** proposé par la direction à la même époque, préavis de grève, etc.

Le sommet est atteint en 2009, juillet, quand nous apprenons le suicide de Michel Deparis, technicien à Marseille. Dans cette entreprise, les techniciens se connaissent, ils travaillent ensemble par téléphone en permanence et s’appellent facilement pour telle ou telle réalisation technique. Ils s’envoient aussi facilement des informations par mail et celle-ci tombe sur nos mails à la mi-juillet alors que je suis sur mon plateau de technicien rue des Archives. Le premier qui la voit alerte les autres et une discussion s’engage aussitôt. Il y a indignation, colère et ras-le bol.

Lors du CA de fin juillet, nous décidons de lire une déclaration préalable demandant à la direction de prendre toute la mesure de ce qui se joue, des très nombreux suicides et de sa responsabilité à l’égard de ce drame en cours.

La direction élude sans nous répondre et passe à l’ordre du jour. Elle est à nouveau alertée par une lettre commune des toutes les organisations syndicales de même teneur, début août.

C’est lors du CA de septembre 2009 que les représentants de l’Etat, sur ordre du ministère du travail, enfin alerté par la campagne de presse qui se développe alors, demande que ce point soit l’unique ordre du jour « de crise » du CA.

S’en suivra d’ailleurs une conférence de presse de Lombard, accompagné de Stéphane Richard dépêché d’urgence pour prendre la direction, reconnaissant de fait la responsabilité des mesures prises (notamment les mobilités) dans la crise grave.

A présent je suis conseillère au CESE pour mon organisation l’Union syndicale solidaires et à ce titre je voudrais encore signaler deux faits : un avis sur la prévention des risques psycho-sociaux, a été rendu en 2013 par cette assemblée : M. Stéphane Richard avait été auditionné pour faire part de son analyse concernant la « Crise » de France Télécom. Plus tard, j’ai été associée à un projet d’étude concernant « l’investissement dans les conditions de travail », étude pour laquelle nous avions, à ma demande, auditionné M. Bruno Mettling, alors DRH d’Orange qui parlait lui aussi longuement de ses analyses concernant « la crise » de France Télécom. »

Hélène Adam. Publié sur le blog de Patrick Ackermann sur Médiapart.


* MU : Moyen utilisé, c’est le terme élégant utilisé par la direction pour désigné les salariés.

** Négociation GPEC : négociation sur la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences.