Le 18 mars, l’insurrection a donc installé un nouveau pouvoir, celui du Comité central de la Garde nationale. Mais ce nouveau pouvoir est loin de s’assumer comme tel. Dès le lendemain, il manifeste sa volonté de remettre son pouvoir à une autorité qui soit plus légitime. Ce souci va se matérialiser dans deux directions, par l’organisation d’élections communales à Paris et, d’autre part, par la recherche d’un compromis avec les autorités existantes.
Sur le premier point, les déclarations du Comité central de la Garde nationale sont sans ambiguïté. Il considère que, à travers le mouvement de fédération des bataillons de la garde nationale, il avait de fait reçu un mandat de la part du peuple parisien : défendre la République et les libertés communales parisiennes. Le 19 mars, la situation est la suivante : Paris a conservé ses canons et le gouvernement Thiers s’est enfuit à Versailles. Le Comité central considère donc que le mandat est rempli. Il affirme : « notre mandat est expiré et nous vous le rapportons , car nous ne prétendons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire a chassé. Préparez-donc et faites de suite vos élections communales ! ».
Assez logiquement, le nouveau pouvoir de fait va chercher la conciliation. Pas directement avec le gouvernement, mais avec les maires (maire, maires-adjoints, maires d’arrondissements) et députés de Paris. En s’enfuyant de Paris, le gouvernement Thiers leur a confié l’administration des pouvoirs publics à Paris, avec la légitimité de l’exercice du pouvoir. Le 19 mars, il y a deux réunions en parallèle : d’une part, le Comité central de la Garde nationale siège à l’Hôtel de ville pendant que, autour de Clémenceau, certains députés parisiens et les maires-adjoints siègent à la mairie du III° arrondissement.
En pratique, même s’il refuse de se considérer comme un gouvernement, le Comité central commence quand même à prendre des décisions de nature politique et à légiférer. Il abolit les conseils de guerre ; il décrète l’amnistie totale pour les crimes et délits politiques. Il ordonne aux directeurs des prisons de libérer les prisonniers politiques. Simultanément, il envoie des délégués à la réunion des maires et députés. Et ces délégués, dont Eugène Varlin, leur demandent de servir en quelque sorte d’intermédiaires entre ce qui n’est pas encore la Commune et l’Assemblée nationale (et le gouvernement) pour obtenir la satisfaction de leurs revendications : de nouvelles élections municipales à Paris, la suppression de la Préfecture de police, le doit pour la Garde nationale d’élire ses officiers. Mais aussi la remise des loyers et le retrait de l’armée régulière loin de Paris.
La discussion fait rage au sein de ces réunions. Les députés indiquent finalement le prix de leur médiation : les Insurgés doivent rendre l’Hôtel de ville. Signe de la confusion qui règne dans le camp des Insurgés : Eugène Varlin, un authentique révolutionnaire, accepte le marché. Mais dès le 20 mars, sous l’impulsion des blanquistes et de membres du Comité républicain des vingt arrondissements, on assiste à un retournement de situation au sein du Comté central de la Garde nationale : « Citoyens, n’écoutez pas les promesses perfides ! Vous avez repris vos canons, gardez-les ! Vous avez l’Hôtel de ville, gardez-le ! »
A Versailles, le même jour, Clémenceau propose à l’Assemblée de discuter en toute urgence de l’organisation d’élections municipales à Paris et de réfléchir à des modalités différentes d’élection des officiers de la garde nationale. A Paris, sans attendre l’autorisation de l’Assemblée nationale, le Comité central de la Garde nationale fixe l’élection municipale au 22 mars. Le processus révolutionnaire est en train de se radicaliser. Si les acteurs du processus n’en sont pas forcément conscients, comme c’est souvent le cas en pareilles circonstances, la contre-révolution, elle, ne s’y trompe pas.
A Versailles, on commence à tenir des discours de combat. Ainsi, Jules Favre, pourtant républicain, déclare : « Est-ce que ce n’est pas la guerre civile, ouverte, lâche, accompagnée de meurtres et de pillages dans l’ombre ? Est-ce que nous ne savons pas que les réquisitions ont commencé, que les propriétés privées vont être violées ? » En appui à ces déclarations belliqueuses, une première manifestation de ceux qui s’appellent les « amis de l’ordre » est organisée dans le quartier de l’Opéra. Comme le climat est agité, les élections sont repoussées, d’abord au 23 mars, puis au 26 mars. Les révolutionnaires les plus déterminés commencent à craindre que, de report en report, on ne fasse le jeu du gouvernement de Versailles qui, lui, cherche à gagner du temps pour organiser la contre-offensive. Le 22 mars, a lieu une nouvelle manifestation des « amis de l’ordre ». Des bataillons fidèles au gouvernement reprennent à la Garde nationale la mairie du IX° arrondissement et la Gare Saint-Lazare. Les maires d’arrondissement hostiles au processus révolutionnaire commencent à s’y opposer, autour de la mairie du II° arrondissement. Il y a des affrontements entre les manifestants réactionnaire set la Garde nationale qui tire : on relèvera une dizaine de morts.
Nouvelle étape du processus de radicalisation : le Comité central de la Garde nationale, toujours sans se considérer comme un gouvernement, conteste néanmoins l’Assemblée nationale dont il considère qu’elle a été élue à la veille d’une capitulation, sous la pression de l’étranger et des baïonnettes prussiennes. Dans un appel, il indique quel est, pour lui, l’enjeu réel, révolutionnaire, des élections à Paris en ces termes : « vous vous convoquez vous-mêmes, par l’intermédiaire de votre comité pour donner aux hommes que vous aurez vous-mêmes élus un mandat que vous aurez vous-mêmes défini » Ou encore : « les membres de l’assemblée municipale sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables. C’est une telle assemblée, la ville libre dans u pays libre que vous allez fonder ».
Ville libre dans un pays libre : cette expression pose le problème des rapports entre Paris et la Province. On sait que la défaite ultérieure de la Commune doit beaucoup à l’isolement de Paris. Pourtant, en ces derniers jours de Mars 19871, des Communes sont également proclamées dans certaines villes de Province : Marseille, Lyon, Narbonne, Saint-Etienne ou Toulouse. Mais ces Communes ne durent que quelques jours. Finalement, par une affiche placardée dans Paris parallèlement à celle du Comité central de la Garde nationale, une partie des députés parisiens et des maires d’arrondissement apportent leur caution au processus électoral, bien que le gouvernement et l’assemblée nationale aient repoussé toutes les tentatives de conciliation menée par Clémenceau.
Certains membres de la Garde nationale sont candidats, mais le Comité central de la Garde nationale lui-même ne participe pas en tant que tel au processus électoral et ne parraine pas de candidats. Mais, dans un texte souvent cité, il définit le « profil » – comme on dirait aujourd’hui – souhaitable des futurs élus en ce termes : « défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ! Défiez-vous également des parleurs incapables de passer à l’action ! Évitez également ceux que la fortune a trop favorisé, car rarement celui qui possède la fortune est disposé à considérer le travailleur comme son frère ».
Et puis, surtout, il y a cette invitation qui n’a rien perdu de son actualité : « Cherchez des hommes aux convictions sincères, des hommes du peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue. Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront pas vos suffrages. Le véritable mérite est modeste et c’est aux électeurs à connaître leurs hommes et pas à ceux-ci à se présenter ».
La campagne électorale sera relativement courte, mais elle est animée avec la participation active de toutes les sensibilités du mouvement, les conciliateurs et les légalistes (autour des maires et des députés), les membres de la Garde nationale, les révolutionnaires blanquistes, des républicains soit de philosophie centraliste soit, au contraire, fédéralistes, les délégués du Comité des 20 arrondissements, des membres des clubs politiques qui viennent de se créer et, bien sûr, les militants de l’Association internationale des travailleurs.
Le 26 mars, à l’issue d’une semaine de pouvoir insurrectionnel, la parole est donnée au suffrage universel.
François Coustal